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Circulaires, manuels, livres : les ministères censurent le mot « genre » - Lucie Delaporte, Mediapart, 6 février 2014
samedi 8 février 2014, par
Cédant à la pression des lobbies les plus conservateurs, le gouvernement a déjà, et depuis plusieurs mois, choisi de faire disparaître partout le mot « genre », désormais jugé trop sulfureux. Au prix d’absurdes acrobaties. Enquête sur une censure discrète qui signe aussi une incroyable défaite idéologique.
Lire aussi "Et pourtant, elle tourne !" (Eric Fassin, Blog Mediapart, 7 février 2014)
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C’est par un coup de fil un peu gêné que Sylvie Ayral a appris que ses quatre conférences programmées en avril dans des collèges de Seine-Saint-Denis étaient, « compte tenu du climat », purement et simplement annulées. L’auteure de La Fabrique des garçons, un livre très remarqué paru en 2011 et qui analyse comment, au collège, les garçons recherchent la sanction disciplinaire comme preuve de leur identité virile, a pourtant déjà fait des dizaines d’interventions en milieu scolaire, avec la bénédiction du ministère de l’éducation nationale. À chaque fois, le thème passionne les collégiens comme les enseignants.
Aujourd’hui, le sujet serait devenu trop sulfureux. Plus encore que le thème de son intervention, c’est manifestement le sous-titre de son livre, « Sanctions et genre au collège », et cette mention du mot « genre », qui a mis en alerte les radars du rectorat.
Depuis le succès l’an dernier des mobilisations contre le mariage gay, aux slogans ouvertement homophobes, le terme « genre » est en effet l’objet d’une invraisemblable chasse aux sorcières. Pour désamorcer la fronde réactionnaire qui s’affole de l’introduction d’une prétendue « théorie du genre » à l’école, le gouvernement aurait pu choisir de faire de la pédagogie sur un concept encore assez neuf dans le débat public. Il aurait pu sereinement expliquer que la théorie du genre n’existe pas mais que le genre est un concept précieux pour penser tout ce que les rôles de sexe ont de socialement construit.
Le mouvement de boycott de l’école primaire la semaine dernière l’a encore prouvé, le terme charrie effectivement bien des fantasmes. Mais l’exécutif a préféré faire simple, en mettant, tout simplement, le mot « genre » à l’index. Lois, circulaires, rapports... Afin de ne pas trop froisser les lobbies intégristes, le gouvernement a discrètement choisi de se passer d’un des concepts les plus importants du champ intellectuel de ces dernières décennies.
Le cas de Hugues Demoulin, chargé de mission égalité garçons-filles dans l’académie de Rouen, et déjà rapporté par ce blog, est à cet égard saisissant. La parution de son livre Déjouer le genre – Pratiques éducatives au collège et au lycée, destiné à être un outil de formation pour les enseignants, est bloquée depuis le mois de septembre. Son ouvrage a pourtant été validé à plusieurs reprises par l’éditeur, le Centre national de ressources pédagogiques, qui dépend du ministère de l’éducation nationale. Puis plus rien. Problème de titre. Preuve d’un climat de tension extrême, le chargé de mission ne veut pas répondre à la presse. Aux dernières nouvelles, son livre devrait paraître prochainement… sous un autre titre !
Avec le rapport sur les stéréotypes de genre chez les enfants et les adolescents, commandé par Najat Vallaud-Belkacem au commissariat général à la stratégie et à l’action prospective, et présenté le 15 janvier dernier, la censure a sans doute atteint le sommet du ridicule. « Vu le climat explosif, on nous a fait comprendre que si on pouvait se passer de ce terme, ce serait mieux », confirme à Mediapart Vanessa Wisnia-Weill, l’une des co-auteures du rapport. Comme dans les cas précédents, pas de consignes écrites, mais de fermes recommandations venues « d’en-haut ».« Après nous être interrogées nous avons finalement décidé de peser précisément nos mots », raconte-t-elle, estimant néanmoins n’avoir « rien renié sur le fond de ce que nous voulions dire ».
Le titre du rapport « Luttez contre les stéréotypes de genre » est donc devenu « Luttez contre les stéréotypes garçons-filles » et les occurrences du mot genre sont presque toutes supprimées. Un travail d’orfèvre qui nécessite parfois le recours à de longues et pénibles périphrases. Et laisse, sur deux cents pages, la même étrange impression que la lecture de La Disparition de Georges Perec, son roman rédigé sans la lettre « e ».
La censure dans ce cas précis est d’autant plus absurde que le commissariat général à la stratégie et la prospective a été créé pour éclairer les pouvoirs publics sur le long terme, et donc sans se soucier du « climat », mais aussi pour créer des ponts avec la recherche, où le terme genre est banalement utilisé depuis plus de quarante ans.
Le ministère du droit des femmes, très actif depuis un an et demi dans la lutte contre le sexisme ou l’homophobie – soit des politiques publiques où il est particulièrement difficile de faire l’économie des recherches sur le genre –, a lui-même été prié de faire le ménage dans sa terminologie. Le mot « genre » a ainsi été effacé tant des circulaires que des campagnes de sensibilisation. Le programme ABCD de l’égalité, expérimenté dans certaines écoles (lire notre article) et qui a cristallisé les inquiétudes de certains parents, n’y fait ainsi jamais référence.
Dans l’entourage de la ministre on reconnaît avoir proscrit un terme difficile à comprendre y compris par les adultes de l’ABCD de l’égalité, mais on nie que le genre soit devenu tabou, citant quelques occurrences çà et là dans les programmes de lutte contre l’homophobie. Cette traque dans les documents à destination des écoles prouve bien que cette stratégie est non seulement choquante mais totalement inefficace. Depuis un an, elle est pourtant suivie avec constance.
« C’est normal que ça résiste, on est en train de changer la société ! »
L’examen du projet de loi sur l’école, en février 2013, où le terme « genre » ne figurait pas, avait donné lieu à une curieuse bataille rangée autour du concept. La députée socialiste des Hauts-de-Seine, Julie Sommaruga, avait ainsi défendu un amendement qui précisait que l’école élémentaire devait promouvoir « l’égalité de genre ». Un amendement alors adopté sans provoquer d’émoi. Au Sénat, l’amendement, jugé trop subversif, est rejeté. Et on lui préfère la formule : « une éducation à l’égalité entre hommes et femmes ». En seconde lecture, Barbara Pompili, députée EELV, revient à la charge et tente de réintroduire l’expression. C’est alors Vincent Peillon en personne qui lui demande de retirer son amendement, au motif que le terme suscite trop de crispations.
« Quand on vous attend à tous les coins de rue avec un bazooka, je comprends la prudence du ministre sur le sujet », avance un expert du ministère, qui défend l’idée qu’employer le mot « genre » revient effectivement à « mettre de l’huile sur le feu ».
Pour autant, effacer le « genre » est tout sauf indifférent. Abandonner un concept qui irrigue des disciplines aussi différentes que l’histoire, la philosophie, la sociologie ou même la biologie relève bien d’une très grave défaite idéologique et donc d’une défaite politique.
« J’entends la volonté d’apaiser. L’école publique et laïque est si violemment attaquée aujourd’hui sur ces sujets… Mais on se trompe complètement de cible ! Les études de genre ont apporté tellement à la compréhension des phénomènes de discrimination, de domination », regrette Sylvie Ayral, qui ne peut imaginer qu’un repli de circonstance. Sur le terrain, ces nouvelles consignes ont évidemment plongé dans la perplexité les responsables des politiques de lutte contre les discriminations dans les académies. « On peut faire sans (le genre) mais si vous voulez aborder certaines problématiques comme la manière dont les garçons sont eux aussi à leur manière victime des stéréotypes, la lutte contre l’homophobie, la lutte contre le masculinisme, on a besoin du concept de genre ! » explique un chargé de mission égalité au sein de l’éducation nationale.
Pour le sociologue Éric Fassin, qui se dit abasourdi de découvrir un tel recul, « s’attaquer aux inégalités filles-garçons nécessite de s’attaquer aux mécanismes qui les fabriquent et pour cela il faut passer par le genre ». Ce n’est pas simplement défendre l’égal accès à toutes les professions – une fille peut devenir garagiste et un garçon « sage-femme » – mais aussi s’interroger sur les représentations du masculin et du féminin : pourquoi se moquer d’une fille « garçon manqué » ou d’un garçon « efféminé », par exemple. « En ce sens, les manifestants qui arborent les slogans "Touche pas à mes stéréotypes de genre" ont très bien compris de quoi il s’agissait. En remplaçant égalité de genre par égalité filles-garçons, on veut signifier qu’on ne s’attaquera surtout pas à l’ordre des choses. Or l’idée d’assurer l’égalité sans toucher aux normes est totalement absurde », affirme le chercheur.
Face aux fortes résistances qui se sont exprimées dans la rue depuis un an sur ces sujets, le gouvernement avait-il d’autre choix que de calmer le jeu ? « Je sais qu’au gouvernement certains sont persuadés qu’il s’agit d’un repli stratégique pour avancer sur l’essentiel, mais c’est ne rien comprendre à la situation, s’énerve Caroline de Haas, la fondatrice d’Osez le féminisme qui a récemment quitté le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem. Ceux qui ont encore manifesté dimanche sont contre l’égalité hommes-femmes, ils pensent que les rôles sociaux, c’est très bien ! Et on voudrait négocier, trouver un juste milieu. »
Pour elle, « il y a une bataille culturelle, idéologique, philosophique à mener sur l’égalité de genre. C’est normal que ça résiste, on est en train de changer la société ! Je crois que tout cela révèle une absence de culture politique féministe et un vrai problème de colonne vertébrale sur ces sujets alors qu’en face, ils sont très bien formés, très bien organisés ».
La communication gouvernementale sur ces sujets, à commencer par celle du ministère de l’éducation, a été des plus hasardeuses. Fin mai, au lendemain des grandes manifestation, alors que Le Figaro croit bon de surfer sur la vague en titrant « la théorie du genre s’immisce à l’école », Vincent Peillon, interrogé sur France 2, se prend une première fois les pieds dans le tapis en déclarant de but en blanc : « Je suis contre la théorie du genre. » « Si l’idée, c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde », croit bon d’ajouter le ministre dans un saisissant raccourci, qui avait évidemment provoqué la consternation des chercheurs. Trois mois plus tard, après un petit recadrage de son cabinet, Vincent Peillon admet sur France Inter que « la théorie du genre n’existe pas », puis récemment que « la théorie du genre n’est pas enseignée à l’école »… Ce qui suppose qu’elle existe. Au-delà de ces maladresses, le ministre a effectivement décidé de bannir le concept même de genre de tous ses discours pour s’en tenir à la stricte défense de l’égalité filles-garçons.
En supprimant le mot, le gouvernement espère sans doute fermer la porte à des questions sur la transidentité, la procréation, la filiation que le concept de « genre » permet effectivement d’aborder de manière nouvelle et critique. À voir l’importante production théorique sur ces sujets, censurer le mot genre dans les textes et les discours officiel est évidemment dérisoire. En attendant, les militants de la Manif pour tous peuvent savourer une indéniable victoire.
Et pourtant, elle tourne !
Eric Fassin, Blog Mediapart, 7 février 2014
Depuis des années, nous nous évertuons à répondre aux attaques à répétition contre la supposée « théorie du genre ». Nous tâchons d’éclairer les journalistes, les politiques, et plus largement celles et ceux qui, de bonne foi, veulent comprendre les études de genre : à défaut d’empêcher les caricatures, nous nous efforçons de dissiper les malentendus. Inlassablement, nous expliquons que le genre est un concept dont l’utilité a été démontrée de longue date, dans des disciplines multiples, par quantité de recherches menées dans de nombreux pays. Nous précisons que des paradigmes différents, parfois concurrents, définissent ce champ d’études : parler de « la-théorie-du-genre », au singulier, revient à nier cette richesse inséparablement théorique et empirique.
Nous ajoutons qu’analyser la construction sociale de la différence des sexes n’implique nul déni de la réalité biologique : savoir comment un mur est bâti n’a jamais empêché de s’y cogner. Enfin, loin d’affirmer qu’on pourrait devenir homme ou femme au gré de ses fantaisies, nos travaux soulignent la force d’inertie des normes qui assignent des places différentes selon un ordre sexuel hiérarchisé. Il a certes changé depuis une ou deux générations ; les inégalités entre les sexes n’en perdurent pas moins, malgré l’égalité que revendiquent nos sociétés. S’il faut étudier les normes de genre qui continuent de reproduire cet écart entre les principes proclamés et la pratique constatée, c’est dans l’espoir de le réduire.
Mais l’heure n’est plus à nous justifier. Désormais, c’est aux adversaires des études de genre de répondre : de quel droit peuvent-ils disqualifier tout un champ d’études dont ils ne semblent rien connaître ? Bien sûr, il était légitime que l’ouverture du mariage et de la filiation aux couples de même sexe fît l’objet d’un débat démocratique. En revanche, la validité scientifique ne saurait se décider sous la pression de la rue ou des sondages. La légitimité de la science tient à son autonomie, soit à l’évaluation par les pairs. Or tout se passe aujourd’hui comme si le savoir était sommé de se conformer aux exigences de telle ou telle chapelle, religieuse ou pas, comme si la science avait pour vocation de conforter les préjugés et non de les remettre en cause.
Il est vain de répondre à la désinformation par l’information. Mieux vaut soumettre les adversaires du genre à la question. Une fois admis qu’elle est sans rapport avec les études de genre, qu’est-ce que « la-théorie-du-genre » ? Une fabrication du Vatican importée en France. En 2004, dans sa « Lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde » Le Cardinal Ratzinger dénonçait « l’occultation de la différence ou de la dualité des sexes » : s’il « entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, [le genre] a inspiré des idéologies qui promeuvent la mise en question de la famille, de par nature […] composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité […]. Selon cette perspective anthropologique, […] chaque personne pourrait ou devrait se déterminer selon son bon vouloir ».
Tout l’argumentaire actuel était déjà là. Manquait seulement la formule magique : « la-théorie-du-genre », en écho aux offensives de la droite religieuse étatsunienne contre l’enseignement de la théorie de l’évolution. N’est-ce pas sur le terrain scolaire que s’est portée la bataille en 2011, contre l’introduction du « genre » dans les manuels de Sciences de la vie et de la terre ? Surtout, si l’expression s’est imposée, c’est qu’en France la droite religieuse a trouvé des relais dans une droite réputée laïque : l’ignorance et l’anti-intellectualisme dénoncent la science au nom du bon sens… Ce n’est plus une frange marginale, mais un large spectre qui s’engage à droite contre « la-théorie-du-genre », de Christine Boutin à Nathalie Kosciusko-Morizet, en passant par Hervé Mariton, Henri Guaino et Jean-François Copé.
Aujourd’hui, l’extrême droite a rejoint le combat – non plus seulement sa composante religieuse, avec les intégristes de Civitas, mais aussi les nationalistes identitaires. C’est sur le site d’Alain Soral, qui se dit « national-socialiste », que Farida Belghoul a annoncé sa « Journée de retrait de l’école ». Et c’est au lendemain des manifestations de « Jour de colère » qu’elle a bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle. Bref, l’unité de toutes les droites, modérées et extrêmes, se fait aux dépens des études de genre.
Face à ces mobilisations politiques déterminées, dans la majorité gouvernementale, certains ont d’abord hésité : le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, entend certes « lutter contre les stéréotypes de genre », mais il se déclare « contre la théorie du genre »... Cet embarras vient de se transformer en reculade sous la pression de manifestants nostalgiques de la famille à l’ancienne. Sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, le gouvernement avait déjà cédé ; aujourd’hui, en renonçant à la loi sur la famille, il capitule avant même d’avoir combattu. On entend monter un refrain populiste bien connu : et si le genre était seulement l’affaire des « bobos » ? Le peuple n’est-il pas réfractaire à ces préoccupations élitistes ? Dès qu’on traite des femmes, des gays ou des lesbiennes, on nous explique que les classes populaires ne sont pas concernées, comme si elles étaient uniquement constituées d’hommes hétérosexuels, et comme si le genre et la sexualité n’étaient pas l’affaire de toutes et tous.
À ceux qui craignent que le genre ne trouble la quiétude du peuple, il faut expliquer que le trouble vient de l’évolution sociale elle-même : dès lors qu’est ébranlé l’ordre ancien des hiérarchies sexuelles, les rôles des femmes et des hommes ne vont plus de soi. Faut-il regretter l’âge d’or du patriarcat, ou bien se réjouir que l’incertitude provoquée par sa remise en cause n’ouvre une marge de liberté, ou en tout cas de négociation ? Non, notre place dans le monde n’est pas fixée pour l’éternité ; aussi les études de genre travaillent-elles à rendre intelligible l’histoire qui nous traverse jusque dans notre intimité.
Lucie Bargel, politiste, université de Nice
Laure Bereni, sociologue, CNRS
Michel Bozon, sociologue, INED
Delphine Dulong, politiste, université Paris-I
Éric Fassin, sociologue, université Paris-VIII
Rose-Marie Lagrave, sociologue, EHESS
Sandrine Lévêque, politiste, université Paris-I
Frédérique Matonti, politiste, université Paris-I
Florence Rochefort, historienne, présidente de l’Institut Émilie du Châtelet