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Formation des enseignants : le cauchemar de Jules Ferry, par André Ouzoulias, formateur, IUFM de Versailles, département PEPSSE, université de Cergy-Pontoise (29 mars 2010)
mardi 30 mars 2010, par
Après avoir déterminé un « cahier des charges des masters » dans les disciplines
d’enseignement, après avoir redéfini les épreuves des concours, le ministère de l’éducation nationale a fait connaître le 25 février, par une « note de cadrage » adressée aux recteurs et inspecteurs d’académie, de quelle manière il entend organiser durant l’année 2010-2011 la formation des nouveaux fonctionnaires stagiaires, lauréats des concours de juin prochain1. Tout récemment, un projet d’arrêté définissant le « cahier des charges de la formation » vient de confirmer l’ensemble de ses choix pour les années suivantes. Le ministère a mis ainsi la dernière touche à son tableau de la réforme de la formation des enseignants.
Reconnaissons d’abord que la note du 25 février atténue les défauts les plus ahurissants du dispositif envisagé initialement. On nous annonçait que les stagiaires devraient prendre en responsabilité la classe à plein temps dès le début de l’année, sans autre aménagement, et que, lors des périodes de formation, au printemps 2011, ils seraient remplacés par des étudiants de deuxième année de master (M2). En quelque sorte, le débutant était mis en situation normale d’enseignement sans autre préparation et remplacé à différents moments par plus inexpérimentés que lui ! En fait, d’après cette note, il sera dans une situation de double commande durant un temps conséquent (septembre et octobre dans le primaire). Et, s’il doit s’absenter de la classe pour des moments de formation, « dans toute la mesure du possible » (sic), l’administration évitera son remplacement par un étudiant néophyte : elle recourra à « des contractuels ou des étudiants de master 2 ayant déjà effectué des stages et des remplacements ».
Malgré ces concessions faites aux parents d’élèves de la FCPE et aux syndicats d’enseignants, tout particulièrement au SNUIPP-FSU 2, il reste qu’après la période de pratique accompagnée, qui aurait pu être une excellente entrée en matière dans une formation en alternance, le stagiaire PE devra, jusqu’en juin, un service complet qui sera utilisé pour des remplacements de congés longs. Il les fera dans des classes diverses dont, le plus souvent, il n’aura pas eu l’expérience en début d’année.
Son tuteur ne sera plus à ses côtés et sera moins disponible pour le conseiller car lui-même aura sa classe à plein temps. Il le rencontrera « en priorité hors du temps de service ». De novembre à juin, le dispositif initial demeure donc. Seuls les deux premiers mois méritent le qualificatif de « stage ».
La formation en alternance disparait
Rappelons que, jusqu’à aujourd’hui, dans le premier degré, les débutants alternaient un court stage de pratique accompagnée en début d’année, une journée par semaine de stage « filé » tout au long de l’année et deux stages de trois semaines en pleine responsabilité aidés par des visites de formateurs, avec des périodes de préparation et d’analyse et des séances de réflexion et de formation didactiques et pédagogiques à l’IUFM. Les débutants du second degré disposaient d’un horaire allégé (8 heures de cours par semaine au lieu de 18) leur donnant le temps de préparer assez sérieusement leurs séquences d’enseignement, de rencontrer leurs tuteurs et de participer à des formations à l’IUFM.
Cette formation en alternance devait être améliorée. La plupart des acteurs considéraient qu’elle demandait notamment à être prolongée d’une année pour se rapprocher de la formation des ingénieurs ou des écoles de soins infirmiers (les infirmiers-ières sont formés en alternance en trois ans). Au lieu de cela, elle est rayée d’un trait de plume : pour le primaire, la présence d’un tuteur auprès du stagiaire pendant 20 % du temps du « stage » en début d’année, et appelée formation « continue » ou « continuée », est utilisée par le ministère pour justifier la suppression quasi totale de la formation en dehors de la classe. En effet, le temps consacré à ces formations, de 60 % du service aujourd’hui, sera réduit à presque rien dès l’an prochain. De plus, d’après le projet de « cahier des charges » du 16 mars, ces formations « pourront être organisées sur le temps de service ». Traduisons : elles seront le plus souvent organisées en dehors du temps de service, vraisemblablement le mercredi pour les PE, en plus de leur semaine de 27 h.
Pour le second degré, c’est un retour pur et simple aux Centres pédagogiques régionaux (CPR) d’avant 1991 où les débutants participaient à quelques regroupements animés par les Inspecteurs pédagogiques régionaux (IPR) et souvent centrés sur l’approfondissement de contenus disciplinaires. Mais pour le premier degré, on ne revient pas aux Écoles normales de cette époque. Surtout pas… Le MEN reprend plutôt le modèle de l’accompagnement des néo-recrutés sur liste complémentaire, affectés d’emblée sur un poste à plein temps.
Simultanément, les inspecteurs (IEN pour le premier degré et IPR pour le second degré) voient leur rôle renforcé. Comme ils auront à choisir les tuteurs, à piloter le dispositif et qu’ils seront très présents dans la validation de l’année de stage (un arrêté ministériel sur ce point est en préparation), ce sont eux qui donneront sa coloration à la formation des débutants.
Tuteurs : « Débrouillez-vous ! »
Il n’y a pas assez de conseillers pédagogiques en titre, autrement dit formés, pour accompagner les débutants. Dans le primaire, le nombre de professeurs des écoles maitres-formateurs (PEMF) est le plus souvent très inférieur à celui des nouveaux stagiaires (1 maitre-formateur pour 4 stagiaires en Seine-St-Denis, par exemple). On recourra donc à des « maitres d’accueil temporaires » désignés par les IEN et à des tuteurs choisis par les IPR. Mais rien n’est prévu pour la formation de ces tuteurs alors qu’ils apparaissent comme la cheville ouvrière du dispositif Chatel.
Si ces bricolages se pérennisaient, les formateurs attitrés s’en trouveraient disqualifiés. Ainsi, dans le primaire, les enseignants tentés par l’exercice de missions de formation s’interrogeraient : à quoi bon s’échiner à se former, à préparer et à passer un examen exigeant (le CAFIPEMF) si l’inspecteur confie directement des responsabilités similaires (et attribue les primes associées) ? Il faut bien voir que cette fragilisation du statut de formateur retentirait durablement sur la qualification de l’ensemble de la profession. Or, pour le MEN, il est clair que la généralisation de ce tutorat permettrait de récupérer les décharges de service des PEMF, soit environ 2 500 postes…
Des impasses inquiétantes
Dans le premier degré, soumise aux aléas des congés maladie des titulaires qu’il remplacera au cours de l’année, la formation de chaque débutant à la prise en charge des élèves dans les divers niveaux d’enseignement ne sera même plus garantie. Au terme de leur année de « stage », certains stagiaires n’auront pas enseigné en maternelle, d’autres n’auront pas découvert les classes de fin d’élémentaire, etc., ce qui est en principe proscrit dans le système actuel.
Suppression des « instances réflexives »
Malgré la disparition de la formation en alternance, les débutants pourront trouver des réponses à des questions qu’ils se poseront durant leur première année d’expérience. Ils les chercheront auprès de leur tuteur, de leurs collègues en poste, à travers des lectures, au sein de forums pédagogiques du web ou dans les rares formations organisées par l’employeur qui subsisteront. Mais assurément, ils n’auront aucune réponse aux questions qu’ils ne se poseront pas, celles qu’on est conduit à formuler quand on peut « lever le nez du guidon » et interroger des pratiques qui semblent pourtant aller de soi mais peuvent se révéler inefficaces ou nuisibles à moyen ou long termes (voir par exemple, ici même, l’analyse par Rémi Brissiaud des évaluations ministérielles en mathématiques pour la maternelle : http://www.snuipp.fr/spip.php ?article7021
Les enseignants débutants ne disposeront d’aucun lieu institutionnel pour échanger avec leurs pairs et entreprendre, avec eux et d’autres formateurs que leur tuteur, une réflexion sur les pratiques (les supports d’enseignement, les procédés, les progressions et les exercices dans tel ou tel domaine, les stratégies pour prévenir les difficultés des élèves à partir de l’analyse de leurs erreurs, etc.).
Ces instances de réflexion et d’échanges aidaient les jeunes enseignants à se former leur identité professionnelle et sociale et à s’insérer dans des réseaux horizontaux. Désormais, l’entrée dans le métier se jouera dans une relation atomisée avec le seul tuteur.
Il n’y aura pas non plus de lieu où éprouver des outils théoriques d’analyse des situations d’enseignement construits à la lumière de savoirs scientifiques comme la linguistique, la psychologie des apprentissages dans les divers champs disciplinaires, l’épistémologie, l’histoire des pratiques scolaires, la sociologie de l’éducation, l’éducation comparée, l’anthropologie, etc. Ne parlons pas du questionnement philosophique des discours sur l’École et sur l’éducation…
Qu’on ne dise pas que c’est l’objet du master. Les masters, y compris les « masters enseignement » pour les PE, ne laisseront que peu de place à cette culture professionnelle opérante, les stages ne seront pas obligatoires, les étudiants seront obnubilés par la réussite au concours… Et vraisemblablement la moitié des lauréats exhibera un master non orienté spécifiquement vers l’enseignement, voire sans rapport direct avec les disciplines enseignées à l’école (on pourra par exemple s’inscrire au concours de PE avec un master de sciences économiques).
Les oripeaux du compagnonnage
Pour parler de cette année de stage, la note du 25 février emprunte plusieurs fois le beau terme de compagnonnage. Nouvel exemple de la novlangue du ministère : s’il envisageait sincèrement le compagnonnage comme système de formation, il s’emploierait à développer des réseaux de maitres d’apprentissage et créerait des formations pour ces praticiens-formateurs en lien avec les recherches sur la transmission des savoirs à l’école et sur les formations d’adultes et d’enseignants, auxquels il aurait à cœur d’adjoindre des spécialistes des didactiques des disciplines. Il s’installerait dans la perspective d’une formation professionnelle de longue durée, qu’il organiserait dans l’alternance entre périodes d’observation, de pratique accompagnée, de prise en responsabilité totale, de regroupement pour des réflexions, des échanges, des études théoriques et des moments d’information, comme c’est le cas dans le cadre d’un authentique compagnonnage. En cohérence avec la pédagogie du projet qui caractérise la formation des compagnons, il valoriserait aussi une formation par la recherche-action, débouchant sur un mémoire professionnel.
En fait, le gouvernement renonce tout à la fois à l’idéal républicain des maitres-pédagogues longtemps incarné par les Écoles normales et au modèle européen des « praticiens réflexifs ». Mais ce n’est pas pour adopter un modèle alternatif. En vérité, il n’a en tête aucun modèle de formation, pas mêmc celui des « néo-républicains » qui se sont laissés instrumentalisés (sinon il rétablirait les Écoles normales). Avec ce dispositif sans équivalent dans l’UE et dans les pays de l’OCDE, le pouvoir actuel a tout bêtement tiré un trait sur les dépenses de formation des maitres. Tout simplement parce qu’il désengage l’État autant qu’il le peut de l’investissement éducatif. Claude Lelièvre a raison de faire le parallèle avec « le texte de la Commission Beugnot qui, dans le cadre de la préparation de la fameuse loi réactionnaire du comte de Falloux votée en 1850, préconisait la suppression des Écoles normales et une formation des maîtres entièrement assurée par des stages effectués “sous la direction de maîtres vieillis dans la carrière” »
(http://blog.educpros.fr/claudelelievre/2010/03/02/les-concours-agregation-capes-etc-et-apres/)
Disons-le clairement, sous les oripeaux du compagnonnage à la mode Chatel, il n’y a qu’un lâche abandon, sans précédent historique depuis 1945. Un gouvernement courageux décréterait au contraire la sanctuarisation de la dépense pour la formation des maitres, la plus précieuse entre toutes pour l’avenir de l’École, de notre société et de sa jeunesse : un jeune PE, entrant dans le métier en septembre prochain pourra avoir en charge, dans toute sa carrière, jusqu’à 40 promotions d’élèves, soit 1000 e`nfants. 7 000 PE recrutés chaque année, ce sont 7 millions d’élèves touchés par cette « réforme » les années suivantes… 7 000 professeurs des collèges et lycées recrutés chaque année, ce sont 35 millions d’élèves concernés dans les années suivantes…
Que dirait-on si, pour équilibrer le budget de la santé publique, le gouvernement décidait de supprimer les CHU et décrétait que la formation des jeunes médecins doit désormais se dérouler exclusivement « sur le tas » auprès de leurs ainés ? La santé de tous serait mise en péril. Eh bien, c’est toute l’école qui est affectée par l’abandon de la formation des enseignants.
La formation continue évaporée
La formation continue dans le primaire était en majeure partie tributaire des stages des lauréats : jusqu’à présent, pour leurs stages groupés de trois semaines, les PE2 remplaçaient des titulaires ainsi rendus disponibles pour autant de formation continue. C’est fini. Entre la moitié et les deux tiers des journées de stages seront supprimées. La formation continue des maitres du secondaire, chantier urgent s’il en est, n’aura pas les moyens d’exister plus sérieusement qu’aujourd’hui…
Tout cela semble en accord avec les orientations défendues par certains responsables de la majorité actuelle, qui préconisent d’utiliser les congés scolaires pour des formations sans remplacement et appellent de leurs vœux l’essor d’un marché de la formation permanente des enseignants. Et alors que l’année post-concours devrait être le couronnement de la formation initiale, le ministère en parle comme d’une année de formation « continue » ou « continuée ». Il embrouille ainsi les trois étapes classiques de la formation professionnelle des enseignants, mélangeant formation initiale (qui est maintenant réduite aux masters disciplinaires), accompagnement au premier emploi (qui subsistera en fait avec l’année de « stage », quand celui des néotitulaires, T1 et T2, n’est plus évoqué) et formation continue (qui sera considérablement amoindrie). Improvisation grotesque ou ruse de langage pour donner à l’employeur le pouvoir en matière de formation professionnelle et la soustraire ainsi aux IUFM, alors que la loi Fillon de 2005 commande que « la formation initiale des enseignants se déroule au sein des IUFM » (voir : http://education.blog.lemonde.fr/2010/03/04/formation-des-enseignants-les-mysteres-de-la-masterisation-1-dune-pierre-trois-coups )
Les IUFM exclus de leur « métier »
Redisons-le : il était nécessaire d’améliorer la formation des enseignants. Mais tel n’est pas le but de cette « réforme ». Les équipes de formateurs des IUFM, qui ont acquis une expérience et des compétences précieuses, seront pratiquement mises hors jeu de la « formation continuée » des stagiaires. En effet, sur le tiers temps que le MEN a concédé aux luttes de l’an dernier, la majeure partie (2 mois sur 3 pour le primaire) est affectée à la période de pratique accompagnée, en septembre et octobre. Mais rien n’assure que les IUFM soient appelés à participer à ce qui restera de ce tiers temps au-delà de ces deux mois et après que toutes les interventions du tuteur en auront été décomptées, comme le demande explicitement la note de cadrage. Certains IUFM seront peut-être impliqués dans ces formations résiduelles par le truchement des universités qui les intègrent. Mais ces modules seront conçus sous la responsabilité de l’employeur. Comme l’appel d’offres deviendra progressivement la procédure courante, les universités pourront se retrouver en concurrence entre elles ou avec des sociétés privées. Jean-Louis Auduc y insiste à juste titre http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/03/Formation1textequitourneledos.aspx , il faut s’attendre à une grande disparité des pratiques d’une académie à l’autre et d’un département à l’autre, disparité qui reflétera celle des opinions des IA et des recteurs sur les IUFM : telle formation à Lille, telle autre à Bordeaux… et celle des moyens de remplacement à leur disposition : convenables en quelques endroits, misérables dans beaucoup d’autres.
Une sclérose difficilement réversible
Les formateurs des IUFM et des universités, écartés de la formation des stagiaires et d’une grande part de la formation continue, seront rarement conduits à observer des classes et à travailler avec les enseignants en poste. Les liens entre les IUFM et les équipes de formateurs du « terrain », déjà distendus par le dispositif actuel, seront pratiquement coupés. La liaison entre formation initiale et formation continue, essentielle à l’ajustement permanent des pratiques de formation, sera également rompue. Ainsi isolés de leur milieu social de référence, dans quelques années, les savoirs didactiques et pédagogiques et les compétences dans la formation professionnelle des enseignants se dessécheront dans les IUFM et dans les universités. Exclus de la formation après le concours, la formation continue sur stages groupés ayant pratiquement disparu, les IUFM n’auront plus guère de motif à maintenir et entretenir les sites de proximité dans les préfectures petites et moyennes. Avant même que cette note de cadrage ne soit connue, on redoutait la fermeture de plusieurs sites départementaux, le plus souvent installés dans les locaux des anciennes Écoles normales d’instituteurs, tels Privas en Ardèche, Bourg-en-Bresse dans l’Ain, Chaumont en Haute-Marne, dont le maire s’appelle Luc Chatel, etc. Sauf miracle laïque, on imagine mal comment ils pourraient résister aux effets de souffle de la note du 25 février. De nombreux départements ruraux seront bientôt privés d’un centre de ressources intimement lié à leur histoire scolaire, pièce maitresse dans l’animation pédagogique de leurs écoles, indispensable à l’attractivité de leur région.
Quand l’école se réveillera de ce cauchemar, toute une culture professionnelle aura été irrémédiablement saccagée. Il faut bien mesurer qu’à cet instant, même une réforme de cette « réforme » — par exemple au lendemain d’une alternance politique — ne pourra pas remettre les compteurs à zéro. On repartira en dessous de zéro : les cultures pédagogiques ne s’improvisent pas, les gestes professionnels ne peuvent guère s’archiver, quand des savoir-faire sont congédiés, leur mémoire disparait dans les sables.
Pour les IUFM : la traversée du désert ?
Si l’on considère que, pour l’essentiel, les IUFM sont écartés de la formation des stagiaires du premier et du second degré, leur reste-t-il des raisons d’exister ? Si la réforme est maintenue, leur seule chance de survie réside dans les masters « enseignement » pour les PE dont ils s’apprêtent à déposer les maquettes. Mais ce sera une survie essentiellement administrative : il s’agira de préparer en M1 à des épreuves d’admissibilité qui n’ont rien de pédagogique et, en M2, à des épreuves d’admission hybrides. Au total, ces formations auront peu à voir avec ce que les formateurs faisaient jusqu’ici dans la préparation du concours de PE, avec une efficacité reconnue. Leurs compétences, le plus souvent charpentées autour de la didactique des disciplines et des savoirs connexes, seront stérilisées.
Ces formateurs ont-ils d’autres issues que d’espérer une refondation après la traversée du désert ? L’idée d’instituer des écoles professionnelles académiques interuniversitaires est bien sûr excellente. Ces structures nous épargneraient la concurrence absurde entre les universités qui sont dotées d’IUFM et celles qui n’en ont pas, elles engageraient un processus de coopération entre des équipes, des compétences et des cultures complémentaires. Elles permettraient de mieux garantir l’égalité de traitement dans une même académie… Mais, avec la réforme de la formation, ces écoles tourneraient à vide. En effet, l’année de M1 est centrée sur la formation disciplinaire (les épreuves écrites du concours PE étant sans relation avec les problèmes d’enseignement) et, avec la note du 25 février, l’année de « stage » échappe à ces écoles. Il ne reste plus guère que l’année de M2, principalement dédiée à la préparation des épreuves orales pour les admissibles du premier trimestre, où réapparaissent, sur un mode mineur, quelques enjeux didactiques.
Pour être complet, il faut parler des étudiants collés aux écrits, pour qui le master change brusquement de sens en novembre (dans le nouveau système, les épreuves écrites ont lieu en début d’année universitaire). Ils restent inscrits dans un master « enseignement » mais c’est pour aller vers d’autres métiers que PE : responsable de l’accompagnement scolaire, animateur culturel, relai école-musée, cadre territorial aux affaires scolaires, médiateur social, chef de projet partenarial, etc. En M2, ces étudiants seront beaucoup plus nombreux que leurs camarades admissibles, seuls encouragés à poursuivre vers le métier de PE. Les IUFM devront improviser ces formations alternatives et du même coup … les compétences des formateurs. Ce sera le baiser de la mort : le centre de gravité des IUFM se déportera alors de la formation à la transmission des savoirs vers la formation à des emplois périscolaires, à l’animation, à l’administration scolaire … pour des débouchés largement illusoires.
Mais si la formation au métier disparaît pratiquement après le concours, n’est-elle pas renforcée auparavant ? Tant du côté des masters que de celui des concours, c’est tout le contraire.
Second degré : des « masters-concours » au lieu des masters « enseignement »
Depuis novembre dernier, l’ouverture de masters professionnels « enseignement » n’est plus une obligation pour les universités. Cette concession faite aux universitaires soucieux de défendre l’excellence des masters recherche est en fait doublement contreproductive http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2010/01/ouzoulias05012010.aspx .
Primo, elle oblige les universités désireuses de protéger la pérennité de leurs équipes à centrer leurs masters disciplinaires sur les concours et à favoriser les stratégies de bachotage. De ce fait, l’excellence de leurs masters est encore plus directement sapée qu’avec des masters professionnels « enseignement » existant à côté des masters recherche.
Secundo, pour les étudiants qui visent le métier de professeur de lycée et collège, cette concession substitue des masters purement disciplinaires aux masters professionnels « enseignement ». Par leur conception hybride (culture disciplinaire + culture professionnelle + stages + préparation au concours + recherche), les masters professionnels « enseignement » avaient été considérés comme une formule ingérable et inefficace pour la formation des maitres. Mais nous voici tombés de Charybde en Scylla : désormais, les masters disciplinaires sont quasiment vidés de leurs enjeux professionnels. En fait, sous l’angle des nécessités de la formation des professeurs à leur métier, la version 2010 des masters se révèle plus mauvaise que celle de 2008.
Le métier réel absent des concours
Contrairement à ce que certains avaient pu espérer, les épreuves des concours PE ne pourront pas compenser les effets déplorables de ces dispositions. Les épreuves écrites d’admissibilité ne portent que sur des éléments de savoirs disciplinaires « purs ». Tout aspect didactique a disparu. Les sujets zéro mis en ligne pour le concours PE http://www.education.gouv.fr/cid50557/session-2011-exemples-de-sujets.html ) font ainsi dire à Sylvie Plane, professeur des Universités en Sciences du Langage à l’IUFM de Paris : « Il est évident que cette épreuve n’est en mesure ni d’opérer une sélection pertinente parmi les candidats, ni de piloter la formation en amont. […] Ce qui pointe, c’est l’idée que les savoirs dont l’école primaire a besoin ne sont pas dignes d’intérêt. Et que l’école primaire est un lieu où les étudiants qui auront échoué au CAPES pourront toujours faire l’affaire » (message à la liste « Coordination Nationale Formation Des Enseignants »).
Quant aux épreuves d’admission, elles portent certes sur la mise au point d’une séquence pour l’apprentissage d’une notion, à un niveau d’enseignement donné. Mais ce type d’exercice, au demeurant plutôt virtuel, est tributaire des attendus supposés du jury, auxquels les candidats cherchent à se conformer.
Enfin, on attend toujours des précisions sur la partie des oraux consacrée au thème : « Agir en fonctionnaire de l’État, de façon éthique et responsable ». On peut la regarder comme une interrogation sur des éléments de législation et de réglementation, ce qui est certes jouable mais peu pertinent à ce stade. S’il s’agit en revanche de sonder les vertus civiques du futur enseignant et de mesurer sa proximité avec les valeurs de référence de l’école, à supposer qu’une telle « évaluation » soit légitime, qui peut penser que cela soit possible en toute sincérité dans un concours ?
Quant à l’articulation master-concours, le scénario est kafkaïen : même avec les masters professionnels PE, les étudiants désireux de réussir avant tout le concours seront tentés de négliger les formations à visée professionnelle. Seuls ceux — les plus nombreux — qui auront échoué à l’admissibilité seront disponibles pour se former à des métiers … autres que celui de PE.
La démocratisation en panne
Au total, le tableau de la formation des maitres version Chatel apparait donc bien sombre. Si cette réforme se met en place, pour les étudiants qui voudront devenir enseignants et dont les familles pourront soutenir la prolongation des études et l’augmentation de leur cout, il leur faudra entrer dans des masters qui ne seront ni des masters professionnels ni des masters recherche, mais des « masters-concours ». Ils devront préparer et passer des épreuves qui ne seront guère liées aux enjeux réels et actuels de l’enseignement (ce qui serait défendable si le concours donnait accès ensuite à une formation professionnelle digne de ce nom). Les lauréats seront enfin mis en responsabilité devant les élèves, sans véritable formation initiale, avec un accompagnement minimal. La formation continue des maitres du primaire sera mise à mal.
Avec une école meurtrie par tant de saignées (moins 80 000 postes en quelques années), une formation des maitres très dégradée, des IUFM vidés de leur substance, des universités déboussolées…, comment relever le défi de la démocratisation de l’enseignement ? Y a-t-il un seul responsable au ministère pour croire au réalisme de l’objectif, toujours énoncé par le gouvernement, de diviser par trois le taux d’élèves en grande difficulté à l’entrée au collège ?
Il faut se rendre à l’évidence : le gouvernement ruine les chances d’évolution de l’école publique. S’il s’agit de faire des économies, c’est un calcul à courte vue : la nation paiera bientôt ces facilités au prix fort d’une école en déshérence. S’il s’agit « d’éradiquer le cancer des IUFM » (l’expression est de JP Brighelli, l’un des inspirateurs de cette politique) et de « tuer » la pédagogie, le coup est mortel, mais ce sont les étudiants, les enfants et les familles des milieux populaires qui seront les premières victimes de cet acharnement phobique.
Une opposition unanime mais qui n’a pas réussi à se faire entendre Devant un tel tableau, quelque chose semble incompréhensible. Pour l’instant, cette réforme se met en œuvre malgré une grève des universités sans précédent l’an dernier et en dépit de l’opposition de la plupart des acteurs et usagers : syndicats d’enseignants, d’étudiants et de lycéens, parents d’élèves, formateurs, universitaires, inspecteurs, CPE, principaux et proviseurs… comme en témoigne la pétition « 100 000 voix pour la formation » ( http://www.100000voixpourlaformation.org/ ) aujourd’hui soutenue par plus de 70 000 signataires. Des dizaines de CA d’université, les présidents d’université et leur Conférence, les directeurs d’IUFM et leur Conférence, des jurys de CAPES entiers, l’ensemble des sociétés savantes, les mouvements pédagogiques, le CNESER dans un vote à une écrasante majorité (moins les deux voix du MEDEF et celle de l’UNI, petit satellite de l’UMP), etc., tous réclament l’arrêt de cette réforme et sa remise à plat. Même les responsables de l’enseignement privé s’alarment (certes, à voix basse…) pour la qualification de leurs nouvelles recrues et la qualité de la prestation de leurs établissements. Or, l’opinion publique ne s’est pas émue de cette réforme d’évidence si nocive.
Il y a à cela trois raisons. D’abord, le gouvernement a fait entendre un raisonnement simple : la hausse du niveau de recrutement, au niveau master à bac + 5 au lieu du niveau licence à bac + 3, entrainera une amélioration de la qualification professionnelle des enseignants (« ils seront mieux formés ») et engendrera une revalorisation des carrières. Or, dans ce dossier très technique, il faut être bien informé pour mesurer toutes les conséquences des choix du gouvernement et comprendre que cette réforme équivaut grosso modo à prolonger de deux ans les études universitaires après la licence et à supprimer la formation professionnelle après le concours et sa rémunération.
Ensuite, le système de formation mis en place en 1991 avec la création des IUFM n’est pas vraiment satisfaisant. Dans ces conditions, il est difficile de mobiliser les enseignants des écoles, des collèges et des lycées sur un objectif « ni-ni » : ni la réforme du gouvernement, ni le statu quo. Enfin, les principaux syndicats d’enseignants n’ont pas pu surmonter leurs divergences anciennes sur le recrutement et la formation des maitres.
Le printemps 2010 va être décisif
Pourtant, rien n’est joué. Les parents d’élèves et les enseignants commencent à percevoir précisément les conséquences de cette réforme gouvernementale. C’était l’un des motifs importants des grèves et des manifestations dans l’académie de Créteil en février. Ce thème aura aussi été très présent dans les mouvements et les grèves de mars. Les conditions d’enseignement se dégradent et les annonces de nouvelles réductions des moyens, qui ne peuvent plus être enrobées dans le discours « qualité plutôt que quantité », exaspèrent ici et là enseignants et parents. En effet, comment soutenir qu’en supprimant 16 000 postes de stagiaires et en liquidant la formation professionnelle des enseignants, on cherche à améliorer « la qualité de notre école » ?
La « revalorisation » des traitements des enseignants, financée par la suppression d’une année de formation rémunérée, se révèle plutôt mince ; dans ces conditions, la mastérisation apparaît à beaucoup de profs des écoles, des collèges et des lycées comme une des pièces d’un jeu de dupes. Les universitaires, maints jurys de CAPES, de nombreux formateurs et des étudiants s’alarment aussi des conditions extravagantes dans lesquelles ils devraient préparer les épreuves écrites des nouveaux concours qui commenceront dès le mois de septembre prochain (au lieu du printemps habituellement). Avec un calendrier bouleversé, à six mois de ces écrits, les épreuves ne sont pas encore complètement définies pour certains concours. De plus, les candidats, qui commencent à passer les écrits de la session 2009-2010, vont se sentir totalement accaparés par la préparation des oraux de cette même session (en mai et juin prochain). Chaque étudiant, espérant être reçu à cette session, aucun n’envisagera sérieusement de préparer la suivante dès après les congés de printemps, si tant est que les universités soient alors en mesure d’ouvrir des préparations. C’est seulement quand les résultats seront proclamés que les étudiants envisageront de s’inscrire à la session suivante. Mais alors, il sera trop tard pour se préparer à ces épreuves (très nouvelles pour le concours PE), sauf à y consacrer les mois d’été, en passant par des boites privées et à condition de pouvoir se dispenser d’un job salarié en juillet et aout.
D’où la demande qui monte : le report des épreuves d’admissibilité au printemps 2011, en conservant le calendrier traditionnel. Il n’est pas déraisonnable de penser que ces mouvements puissent converger au printemps vers une réelle remise en cause de la réforme gouvernementale de la formation des enseignants.
(Texte écrit selon les normes de l’orthographe recommandée)
Cf. : la lettre de Luc Chatel à Gilles Moindrot, le 22 janvier
http://www.education.gouv.fr/cid50557/session-2011-exemples-de-sujets.html