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Tentative de passage en force sur l’évaluation des profs, Lucie Delaporte, Mediapart, le 14 décembre 2011

mercredi 14 décembre 2011

Les principaux syndicats enseignants, à l’exception du Sgen CFDT, appellent à une journée de grève, jeudi 15 décembre, contre le projet de réforme sur l’évaluation des profs. Il y a un mois, le 15 novembre dernier, une fuite sur le site spécialisé “le Café pédagogique” révélait que le ministère préparait un projet sur ce sujet très sensible, en tentant visiblement d’éviter la consultation. Les textes présentés –un projet de décret et d’arrêté– ne demandant plus qu’à être approuvés. « Il ne manquait que la signature », soupire Frédérique Rollet, secrétaire nationale du Snes, majoritaire dans le secondaire.

A cinq mois de la présidentielle, le ministère a manifestement voulu faire vite pour faire passer cette ultime réforme, hautement symbolique. Pourtant, à peine rendu public, le projet a provoqué la fureur dans le monde enseignant. Il faut dire que les textes proposés vont très loin. Ils stipulent que les enseignants seront désormais évalués directement, et presque exclusivement, par leur chef d’établissement, et non plus par le corps d’inspection. Ce dernier se retrouverait, de fait, en situation de figuration pour épauler une très hypothétique “auto-évaluation” des profs. Une provocation pour la majorité des enseignants qui y voient un début de remise en cause de leur statut de fonctionnaire.

Chargé de réaliser un entretien professionnel tous les trois ans, le chef d’établissement devra juger un prof sur « sa capacité à faire progresser chaque élève », mais aussi ses « compétences dans sa discipline ou ses domaines d’apprentissage ; sa pratique professionnelle dans l’action collective de l’école ou de l’établissement, en lien avec les parents d’élève et les partenaires ». En fonction des résultats sur tous ces points, l’enseignant verra sa carrière avancer… ou pas.

« L’esprit de la réforme, c’est que l’établissement fonctionne comme une entreprise », analyse Frédérique Rollet pour qui « c’est un vieux rêve des chefs d’établissement du SNPDEN (syndicat majoritaire), d’avoir plus de contrôle sur les enseignants, notamment sur les promotions où leur poids est modéré ». Même son de cloche à l’Unsa éducation pour qui « le dispositif risque de tourner rapidement à une application caricaturale de la gestion managériale », explique aussi Patrick Gonthier au nom de la fédération Unsa éducation dans un courrier au ministre.

Des cadres clairs

Pour l’intersyndicale, le corps d’inspection est le seul à pouvoir légitimement évaluer les enseignants sur le respect des programmes nationaux ou les approches didactiques. « Le chef d’établissement sait lorsqu’il y a le calme dans une classe. Mais juger de l’efficacité de l’enseignant… », affirme dubitative la secrétaire générale du Snes. Le manque de compétence disciplinaire du chef d’établissement, contrairement aux inspecteurs, qui évaluent leurs pairs sur une discipline qu’ils ont en commun, cristallise les inquiétudes. « Notre principal est un ancien prof d’éducation physique, comment voulez-vous qu’il m’évalue sur mon cours de lettres ? », s’interroge par exemple une jeune enseignante de Seine-Saint-Denis.

Au-delà, beaucoup craignent que cette réforme pose les bases d’une redéfinition du métier de prof où la partie enseignement serait presque accessoire puisque les enseignants seraient davantage évalués sur leur participation à des projets, leur écoute vis-à-vis des parents voire leur présence dans l’établissement que sur leurs cours proprement dits. Les témoignages d’enseignants dans les établissements du dispositif Eclair (Ecoles, collèges, lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite), où les principaux ont pratiquement déjà ce rôle, laissent craindre des dérives… « On fait de la gesticulation », racontait récemment un prof, « Il faut à tout prix faire sa com’ », « clairement, on est encouragé à faire des papiers avec des jolis camemberts, à faire de la visibilité à tout prix ».

S’attaquer à la manière dont sont évalués les profs consiste bien, en ce sens, à revenir sur le statut de l’enseignant. Les syndicats ne s’y sont pas trompés. Se targuant d’avoir obtenu un recul du ministère sur un texte qu’il juge désormais « parfaitement amendable, parfaitement modifiable », le Sgen CFDT a renoncé à appeler à la grève et a entamé des négociations car « le statu quo est impossible ». Pour Thierry Cadart, secrétaire national du Sgen CFDT : « Il faut en finir avec ces inspections individuelles infantilisantes et traumatisantes tous les cinq, voire dix ans. » Qu’un chef d’établissement participe à l’évaluation (actuellement, il ne peut délivrer qu’une note administrative) ne le choque pas. « Je ne suis pas convaincu par le procès en incompétence, les chefs d’établissement savent parfaitement qui sont les profs impliqués, ceux qui fonctionnent bien devant leurs élèves. En classe, la maîtrise de ma discipline ne représente pas plus de 10% des compétences à mobiliser. »

A condition que les cadres soient clairs – « Nous demandons la transparence sur les rapports d’évaluation, que cela soit fait de façon collective afin que cela ne se traite de façon interpersonnelle »– et que la question de l’évaluation – « un moment qui les aide à s’interroger sur leurs pratiques »– soit déconnectée de l’avancement de la carrière, le Sgen CFDT estime important d’avancer sur le sujet. « L’entretien professionnel tous les trois ans, cela n’a rien de scandaleux, cela pourrait même se faire plus souvent », affirme Thierry Cadart.

Evaluer l’implication

Un discours pas très éloigné de celui de bon nombre de chefs d’établissement dont le principal syndicat, le SNPDEN, s’est dit prêt à relever le défi. « Cela va avantager beaucoup de professeurs. Ceux qui font réussir leurs élèves, qui les intéressent, qui font des projets », veut croire Pascal Charpentier, proviseur au lycée européen de Dijon et membre du SNPDEN. « Prenons un prof de mathématiques, aujourd’hui se cantonner à l’enseignement de sa discipline, c’est un peu décalé. Il faut aussi faire son métier de façon moderne : participer aux Olympiades (un concours académique organisé par le ministère), aux Kangourous (jeux concours qui récompense les meilleurs élèves de maths). » En exemple, il cite le cas d’un professeur qui emmène en voiture ses élèves dans la ville voisine pour passer ces concours…

Evaluer l’implication… Jusqu’où ? « On risque de voir s’installer des phénomènes de cour autour du chef d’établissement ou à l’inverse un regain de tension et plus de confrontation », craint Frédérique Rollet. Quid, aussi, du bon prof qui ne ferait pas de mousse autour de ses moindres faits et gestes ? « Je connais ce discours. Le prof excellent dans sa classe, c’est surtout celui qui n’est jamais contrôlé, jamais évalué. Drapé dans sa discipline, il a raison envers et contre tout quand il reçoit des parents d’élèves », nous glisse, agacé, un principal qui préfère rester anonyme car « ce n’est pas politiquement correct de le reconnaître ».

Réformer l’évaluation des enseignants permettrait pour Joël Lamoise, proviseur au lycée Pierre-Mendès-France d’Epinal, également au SNPDEN, de récompenser les profs qui ont atteint un seuil dans leur carrière. « Actuellement, on n’évalue pas les profs, on les note avec une fourchette d’un point d’écart. Avec certains profs, déjà bien notés précédemment, je ne peux pas aller au-delà. C’est regrettable car derrière tout cela, il y a les promotions, le salaire… », déplore ce proviseur. « Il faut évoluer car sinon nous aurons de plus en plus de mal à mobiliser nos équipes. On ne reconnaît pas le travail et l’implication de quelqu’un en lui donnant une tape sur l’épaule ! » s’agace Pascal Charpentier.

Reste que sur le plan de la récompense, le compte n’y est pas. Comme l’a soulevé le Se Unsa, « le projet ministériel est d’abord l’occasion de réaliser des économies budgétaires sur la rémunération des enseignants en les alignant sur le rythme d’avancement le plus défavorable ». Un marché de dupes ?

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