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Lettre ouverte de Wolfgang Bertram, concernant sa démission de responsable de la spécialité "recherche" du Master de mathématiques à Nancy (6 mars 2010)
samedi 6 mars 2010, par
Wolfgang Bertram
Institut Elie Cartan — Département de Mathématiques
Université Henri Poincaré — Nancy I
B.P 239
54506 Vandoeuvre-lès-Nancy
courriel : bertram@iecn.u-nancy.fr
Vandoeuvre, le 5 mars 2010
Un "comité de pilotage de la Mastérisation", instauré par les dirigeants des universités
Lorraines, nous demande de mettre en oeuvre la "Mastérisation" pour la rentrée 2010.
Je respecte la décision de la grande majorité des collègues de suivre ces ordres, forcés et malgré
eux ; ils espèrent ainsi "sauver l’immeuble" de la formation des futurs
enseignants. Quant au "Master Recherche", la
question de "sauver l’immeuble" ne se pose même pas : la "Mastérisation" signifie sa mort certaine.
Pour cette raison je démissionne de ma
responsabilité, à partir du moment où cette réforme sera mise en place à Nancy.
J’ajoute quelques remarques, issues de mes expériences de responsable du Master recherche à
Nancy depuis
sa création en 2005, et aussi du Département de Formation Doctorale (DFD)
mathématiques. Je n’ai pas l’illusion que ces
remarques puissent aider à sortir de l’impasse actuelle, mais aucun régime n’est éternel,
et il va bien falloir reconstruire quelque chose après.
1. Le "Master recherche" entre dans une nouvelle zone de turbulences sans
jamais être sorti de sa phase expérimentale ou post-natale : les changements introduits
par la "réforme LMD" étaient
assez importants ; le Master recherche n’est pas la même chose que l’ancien DEA
(contrairement au Master professionnel, qui a pu profiter d’une vraie continuité), et
nous n’avons pas pu stabiliser ou équilibrer son fonctionnement pendant le premier
quadriennat. Les "réformes" se suivent à un rythme de plus en plus accéléré,
et toute notre énergie est consommée par la mise en place de nouveaux systèmes
qui n’ont pas non plus vocation à durer (la fusion des universités lorraines rendra
les nouvelles maquettes bientôt obsolètes).
Rétrospectivement, on peut regretter qu’en France nous ne nous soyons pas
déjà mobilisés contre le LMD (mobilisation toujours en cours chez
nos voisins en Allemagne et en Autriche, et qui ne manque pas de bons arguments).
2. Notre Master recherche est, depuis sa création, de nature beaucoup plus
généraliste, et il fournit moins de préparation à
une thèse que l’ancien DEA. Des enseignements de haut niveau deviennent de plus en plus rares, et
n’auront plus lieu du tout ou seulement en fin de la formation, tandis que des
contenus basiques et des répétitions occupent de plus en plus de place.
Pour des étudiants visant seulement l’agrégation, ceci est peut-être
bénéfique, mais en vue d’une préparation à la recherche nous sommes déjà
passés en-dessous d’un niveau critique. Nos étudiants visant la recherche sont clairement
désavantagés comparés à leurs concurrents venant des grandes écoles,
des grandes universités comme Paris 6, 7 ou 11, ou de l’étranger. Il sera très
difficile pour eux de réussir une carrière scientifique.
En même temps il existe une pression visant à raccourcir la durée des thèses (pour des
raisons économiques).
En tant que responsable du DFD, j’ai toujours essayé de ne pas trop céder à cette
pression ; mais à vrai dire, il faudrait inverser cette tendance : il sera bien
nécessaire de fournir dans le "D" une partie de la formation disciplinaire qui ne sera plus fournie
par le "M". On ne peut pas vouloir produire toujours plus d’ "excellence" partout, et en même temps
raccourcir et diluer toutes les formations.
3. Un problème spécifique de notre discipline est l’articulation entre les maths "pures"
(section 25) et les maths "appliquées" (section 26). Ce que je viens de dire concerne
surtout les maths 25 — le Master recherche côté 26 a de bien meilleures perspectives de
survie car il peut toujours s’appuyer sur le Master professionnel, et à vrai dire la distinction entre
les deux voies n’existe pas de façon claire en maths appliquées.
Dans le contexte de la "Mastérisation", vu nos petits effectifs, il semble inévitable que le
Master recherche se dissolve entre le Master professionnel (26) et la préparation à
l’agrégation (25).
À l’avenir, les écoles doctorales admettront en thèse de plus en plus d’étudiants issus de
filières "pro" ;
mais la préparation d’un concours, aussi prestigieux qu’il soit, ne prépare pas à la
recherche, et à mon avis les écoles doctorales ne devront pas admettre
des titulaires d’un "Master enseignement" en thèse.
Ceci justifie l’optimisme relatif de nos collègues côté 26, tandis que
la situation des maths côté 25 fait plutôt penser à celle (désespérante) des sciences
littéraires ou humaines. Je mentionne ce point pour rappeler que seule la
solidarité entre les sections et les disciplines peut nous sauver : "diviser et régner"
est la stratégie de l’adversaire.
4. Je ne reviens pas ici sur la discussion générale sur la "Mastérisation" et sur son
arrière-plan politique de suppression massive de postes dans l’enseignement – ces arguments ont été maintes fois formulés par toutes les organisations savantes
et universitaires, et ils constituent aussi le fond de ma démission.
Mais pour ce qui concerne la situation spécifique de Nancy-université, j’accuse notre
équipe dirigeante de mener une campagne de désinformation et d’étouffement
de toute discussion : tous les projets grandiloquents de nos présidences font
l’objet d’une vague de propagande qui fait penser aux régimes soviétiques – multiples publications papier couleur, gazettes électroniques, articles de presse,
émissions télé et courriels
"tout UHP", tandis que pas un mot ne mentionne les vrais problèmes ; comme en Union Soviétique on nous promet un avenir toujours plus radieux
tandis que sur le terrain chacun sait que les choses vont de mal en
pis [1] .
Je n’ai appris l’existence de motions sur la Mastérisation des CA des universités lorraines que par
le site de "Sauvons l’Université" ;
aucune information sur ces motions n’est parvenue aux enseignants ou étudiants
chez nous. Si nos CA affirment qu’"il est nécessaire de mettre à plat la réforme",
il serait de la responsabilité de nos dirigeants d’oeuvrer activement dans ce
sens, et d’encourager enseignants et étudiants de nos universités à
s’engager pour obtenir cette mise à plat jugée nécessaire.
Wolfgang Bertram
[1] Pour les jeunes, ou les moins jeunes à mémoire courte :
l’Union Soviètique était un système d’état tout-puissant et centralisé dont les
dirigeants agissaient selon une idéologie pré-établie et indépendante des réalités ;
elle s’est effondrée en 1991.