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Qui organise l’évaluation dans les sciences humaines et sociales en France  ?" - Joël Laillier et Christian Topalov, Sociologie n°8, 2017/2

samedi 9 septembre 2017, par Laurence

Résumé des auteurs : La question de l’évaluation se tient au cœur des réformes récentes du gouvernement de la science. Elle se décline sur de multiples objets et détient de ce fait un pouvoir réel sur la pratique scientifique en orientant les recherches, en modifiant les façons de faire, en promouvant certains chercheurs, laboratoires ou thématiques, et en marginalisant d’autres. Fondée sur l’évaluation par les pairs, dont elle tire la revendication de sa légitimité, elle laisse dans l’ombre celles et ceux qui organisent ces évaluations, qui les encadrent – par le contrôle des procédures, le choix des évaluateurs, la notation, etc. Une analyse des profils académiques de ces «  organisateurs de l’évaluation  » en sciences humaines et sociales au sein de deux instances «  collégiales  » élues (le CoNRS et le CNU) et des deux agences issues des réformes récentes (l’AERES et l’ANR) permet d’observer une différenciation entre les institutions qui ne s’explique pas seulement par les spécificités et les missions dévolues à chacune. En particulier, les nouvelles agences voient l’essor de nouveaux profils académiques souvent proches du pouvoir politique et fortement investis dans les organes d’administration des universités. Ce recrutement différencié fait apparaître plus précisément les logiques des transformations opérées ces toutes dernières années dans l’organisation de la science en France.

Parmi les multiples situations et institutions qui placent constamment des savants en position d’exprimer des jugements sur d’autres savants, certaines sont désignées officiellement comme des instances d’«  évaluation par les pairs  ». Pour autant, derrière cette expression se voient agrégées des formes d’évaluation très différentes. Ainsi, comme le note Nicolas Dodier (2009) et d’autres par la suite (Bourre, 2010), nous pouvons distinguer les formes d’évaluation collégiale telle qu’elles se pratiquent au Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) ou au Conseil national des universités (CNU), de celles qui ont été mises en place par les nouvelles instances issues du «  pacte pour la recherche  » inscrit dans la législation en 2006 [1], qui a abouti à la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). Ces deux agences se revendiquent de l’«  évaluation par les pairs  », tout en s’appuyant non plus sur une collégialité de membres le plus souvent élus, mais sur un nouveau personnage, celui du tiers expert nommé par une autorité administrative (Dodier, 2009).

De nombreuses recherches ont montré à quel point ces nouvelles agences relèvent d’un mouvement de réformes profondes de l’organisation de la science, dans la logique de diffusion au milieu scientifique d’un «  New Public Management  » (Duval & Heilbron, 2006  ; Garcia, 2008  ; Garcia & Montagne, 2011  ; Laval, 2015  ; Montagne, 2009  ; Vilkas, 2009). Notre propos ne sera pas ici d’interroger les effets de ces transformations sur les pratiques d’évaluation, ni d’observer comment celles‑ci sont effectivement menées (Lamont, 2010), mais plutôt de décrire sociologiquement par qui elles sont organisées. De fait, les nouvelles agences obligent à interroger précisément ce nouveau personnage dont le rôle est d’encadrer l’évaluation experte. Plutôt que de diriger le regard vers les «  pairs  », nous nous intéresserons donc aux «  organisateurs de l’évaluation  », ceux qui contrôlent les opérations qui ont lieu en amont et en aval. Certes, la légitimité revendiquée pour ces nouvelles agences repose sur l’«  évaluation par les pairs  », qui permettrait de garantir les formes de jugement [2], mais c’est bien le personnage de l’«  expert  », et non celui du «  pair  » participant à un collège sur lequel se fonde l’argumentation. Dès le lendemain de la création de l’AERES, des publications scientifiques d’auteurs proches de l’agence légitimaient ainsi son rôle  : protéger des «  corporatismes  » par son indépendance et son extériorité aux enjeux locaux (Gaudin, 2008  ; Gaudin & Livet, 2008) [3].

Pour saisir dans quelle mesure les réformes ont ainsi vu émerger ou non de nouveaux «  profils d’hommes [4] » au cœur de l’évaluation de la science, nous allons étudier de façon comparative les quatre principales institutions nationales chargées de l’évaluation dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) en France – le CoNRS, le CNU, l’AERES et l’ANR – en nous limitant aux sciences humaines et sociales (SHS) [5] et en prenant l’année 2012 comme référence. Nous allons constater que les profils de carrière des «  organisateurs de l’évaluation  » diffèrent très nettement d’une institution à l’autre et nous essaierons d’interpréter ces résultats. En somme, nous proposons de saisir ces instances d’évaluation au travers des propriétés de leurs membres. Il s’agit de prendre au sérieux le fait que les institutions n’existent qu’au travers des personnes qui les habitent (Lagroye & Offerlé, 2010). Plutôt que de voir dans ce mouvement de réforme un changement d’équilibre entre le marché, l’État et les professions (Aust & Crespy, 2014  ; Freidson, 2001  ; Berrebi‑Hoffmann, 2010), et de réifier de cette façon des entités abstraites difficiles à cerner empiriquement (Garcia & Montagne, 2011), il s’agira de saisir ces transformations au travers de celles et ceux qui en sont des acteurs clés dans le sens où ils participent pleinement à la mise en place de ces nouvelles formes de gouvernement de la science, et qui sont le plus souvent des membres de la profession elle‑même. Dans le cas des pratiques d’évaluation scientifique, nous pouvons par ailleurs faire l’hypothèse que les modalités de jugement et les prises de positions ne sont pas indépendantes des propriétés et des positions de ces membres (Bourdieu, 1984). C’est donc par le moyen d’une analyse empirique de la morphologie des «  organisateurs de l’évaluation  » que nous voulons interroger les changements introduits par la création des nouvelles institutions [6]. Est‑ce qu’ils se sont accompagnés de la diffusion des mêmes profils qu’auparavant ou de l’essor de nouveaux «  juges  »  ? Quelles sont les propriétés de ceux‑ci  ? En quoi ces propriétés informent‑elles sur les transformations et les changements dans les équilibres au sein du gouvernement de la science  ?
Nous rappellerons brièvement l’origine, les fonctions et l’organisation des quatre institutions d’évaluation étudiées et nous observerons leurs morphologies bien distinctes en termes de statut et de rang académiques ainsi que de géographie universitaire (section 1). Nous analyserons ensuite, en utilisant les curricula vitae (CV) publiés par les intéressés, comment ceux‑ci mettent en relief certains aspects de leur carrière  : trois profils contrastés apparaîtront, distribués très inégalement dans les institutions étudiées (section 2). Nous nous attacherons à situer ces populations dans l’espace global de l’ESR en examinant si elles sont impliquées ailleurs dans les institutions de gouvernement de la science et de l’université françaises – profondément restructurées depuis le «  pacte pour la recherche  » (section 3). Nous comparerons enfin la représentation des disciplines dans les quatre populations étudiées avant de nous centrer sur trois d’entre elles pour interroger plus précisément les spécialités et les thèmes de recherche (section 4)   [7].

Plan

Quatre institutions et leur morphologie
Les institutions nationales de l’évaluation
Des morphologies contrastées  : corps et grades
Une géographie des recrutements

Trois types différents de profils de carrières
Le «  scientifique  », l’«  administrateur  » et le «  grand patron  »

Des profils de carrière contrastés
Des places différentes dans l’espace des institutions

Des profils scientifiques contrastés

Pour lire l’article sur le site de "Sociologie"


[1Loi no 2006‑450 du 18 avril 2006 de programme pour la recherche.

[2Par exemple, Pierre Glaudes, délégué scientifique coordinateur des sciences sociales auprès de l’AERES s’appuie sur cet argument pour légitimer les pratiques de l’agence, les délégués scientifiques, selon lui, «  se chargeant seulement de vérifier la conformité de l’évaluation au processus défini par l’Agence  » (Glaudes, 2014, p. 293  ; nous soulignons).

[3Jean-Pierre Gaudin a été délégué scientifique à l’AERES pour la sociologie et la science politique dès 2007  ; Pierre Livet a fait partie de douze comités d’experts de l’AERES entre 2007 et 2010, il a été président du comité d’évaluation d’un programme ANR en 2010 et membre de l’instance nationale d’évaluation pour l’attribution de la prime d’excellence scientifique en 2011.

[4Nicolas Dodier notait en 2009 à propos de l’AERES «  l’extraordinaire nouveauté du dispositif et du profil d’homme que j’avais soudain sous les yeux par rapport à tout ce que j’avais pu rencontrer auparavant dans des commissions, des réunions de travail, au CNRS, à l’INSERM, à l’INRA ou dans des universités  » (Dodier, 2009, p. 6).

[5Ce terme appartient au vocabulaire en usage au CNRS, depuis que les «  sciences de l’Homme et de la société  » sont devenues «  sciences humaines et sociales  ». On aurait pu aussi bien utiliser le vocabulaire en usage à l’université  : «  lettres et sciences humaines  », d’un côté, «  sciences juridiques, économique et politique  » de l’autre, division héritée de celles des «  facultés  » qui précédaient la réforme universitaire de 1968‑1971. Il y a toutefois des différences de délimitation de ces deux ensembles – ainsi, la psychologie fait elle partie des «  sciences humaines  » à l’université, tandis qu’elle fait partie des «  sciences de la vie  » au CNRS. Une tentative est en cours pour imposer une unification de ces nomenclatures en les conformant à celles de l’European Research Council (SNRI, Nouvelle nomenclature des Sciences de l’Homme et de la Société, décembre 2010).

[6Notre parti d’étudier les «  organisateurs de l’évaluation  » plutôt que l’ensemble des acteurs impliqués dans les procédures demande à être justifié. On se reportera à l’annexe électronique 1 pour une discussion de cette question (https://sociologie.revues.org/3119).

[7Ce travail s’inscrit dans le programme de recherche «  Qui gouverne la science  ? » (QGS) qui a pour objet l’étude des changements institutionnels que l’enseignement supérieur et la recherche ont connu en France au cours des dernières décennies. Ce programme s’appuie entre autre sur l’élaboration d’une base de données rassemblant des informations sur des personnes qui exercent une responsabilité dans les institutions françaises de l’enseignement supérieur et de la recherche de compétence nationale entre 2005 et 2014 (voir l’annexe électronique 2, pour une description sommaire de cette base de données). La recherche exposée dans cet article a fait l’objet de plusieurs présentations orales et a pu ainsi bénéficier de précieuses observations et critiques, notamment au séminaire «  Politiques des sciences  » de l’Ehess, lors de réunions du programme «  Qui gouverne la science  » et de la journée d’étude «  les Professionnels de l’évaluation  » du RT1 de l’Association française de sociologie (7 janvier 2016). Nous remercions, enfin, Yann Renisio pour son exigence méthodologique et les trois lecteurs anonymes de la revue Sociologie pour leur vigilance critique.