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Epreuve "éthique" : "Pour une réelle formation à l’éducation", Le Monde, 9 juillet 2010

dimanche 1er août 2010, par Anneflo

"Pour une réelle formation à l’éducation", point de vue de Jean-François Balaudé, professeur de philosophie à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, membre du jury de l’Agrégation externe de philosophie. Article en réponse à l’article de Aline Louangvannasy, Le Monde (3 juillet 2010), qui faisait suite à la tribune parue le 16 juin dans Libération contre l’épreuve "Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable".

Pour une réelle formation à l’éducation

Par Jean-François Balaudé, professeur de philosophie à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, membre du jury de l’Agrégation externe de philosophie

L’opinion d’Aline Louangvannasy publiée dans Le Monde daté du 3 juillet à propos de notre tribune parue le 16 juin dans Libération, contre l’épreuve "Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable", appelle quelques mises au point, eu égard aux enjeux que représente l’instauration d’une telle épreuve.

En rejetant cette dernière et en faisant chorus à la pétition opposée au "contrôle de moralité des futurs enseignants", nous attenterions à la déontologie du métier d’enseignant, et du fonctionnaire en général. Nous contesterions qu’il soit souhaitable que les futurs enseignants aient une connaissance générale du système éducatif. Nous douterions du devoir des enseignants d’être des citoyens et fonctionnaires responsables. Par là, notre position illustrerait de façon symptomatique la montée croissante de l’individualisme : incapables de penser un vivre-ensemble, et, étrangers à l’idée même de service public d’éducation, nous défendrions une liberté uniquement tournée vers la satisfaction d’intérêts particuliers.

Face à une tel procès d’intentions, aussi grave qu’étonnant, rappelons le point central qui a déterminé notre prise de position. Le problème précis est celui de l’institution d’une épreuve orale de concours de recrutement qui prétend vérifier, au moyen d’un exposé de dix minutes suivi d’un entretien de durée équivalente, la capacité du candidat à agir dans l’avenir de façon "éthique et responsable". Cette épreuve requiert, comme le montrent les sujets zéro publiés par le ministère, des réponses définies, considérées comme plus ou moins exactes puisqu’elles sont notées et peuvent même valoir l’élimination du candidat, jusqu’en ce qui concerne l’attitude qu’il conviendrait d’adopter en telle circonstance (un exemple, entre autres : deux élèves se battent dans le couloir, un surveillant hésite à intervenir, que dois-je faire ?).

DONNER LES MOYENS D’UNE RÉELLE FORMATION À L’ÉDUCATION

Le problème pour nous n’est pas – faut-il le préciser ? – que l’on attende des enseignants qu’ils se comportent de façon responsable. Il est que l’on prétende évaluer leur capacité en la matière, sur la base d’un improbable mélange de situations fictives et de connaissances vagues et dispersées de textes juridiques. L’épreuve proposée est aussi impraticable qu’elle est douteuse. On ne démontre pas par argument et récitation de textes sa moralité, par là réduite à une simple application de règles, mais en agissant, dans des situations réelles, et la moralité de chacun ne peut être considérée comme une "compétence" évaluable dans un entretien que du fait d’une méconnaissance fondamentale de sa nature.

La liberté de l’enseignant que nous défendons n’a d’autre contenu que l’autonomie du jugement et l’autonomie morale. Elle constitue bien évidemment l’inverse de la promotion d’"intérêts particuliers", ou de "l’affirmation du moi", et cette liberté, loin de tourner le dos à la politique, devrait, au contraire, en guider la pratique. C’est en son nom que nous nous opposons à ce qui nous apparaît comme une conception servile du métier d’enseignant et du statut de fonctionnaire. Si nous voulons que nos enfants atteignent leur majorité, ce sera à la condition que l’enseignant leur livre l’exemple d’une telle majorité, formant ses élèves dans une prise de responsabilité qui l’engage lui-même tout entier, nouant avec eux une relation pédagogique autour d’un savoir disciplinaire, leur transmettant ce savoir et leur montrant comment se l’approprier.

Reste la connaissance du système éducatif, qui est un droit exigible des futurs enseignants. Nous sommes convaincus de l’opportunité de cette acquisition, comme nous sommes convaincus de l’intérêt d’un apprentissage de la pédagogie. Pour permettre ces acquisitions, il existait du moins jusqu’à présent une année de stage, qui faisait suite à la réussite aux concours, et qui était une formation progressive au métier proprement dit, dans ses dimensions non strictement disciplinaires. Elle vient d’être supprimée par le ministère de l’éducation nationale. Nous en demandons le rétablissement, afin que soient donnés aux futurs lauréats les moyens d’une réelle formation à l’éducation.

Les signataires de la tribune incriminée sont donc mus par un unique intérêt : la défense de l’exigence scientifique et du caractère républicain de la sélection des enseignants qui auront en charge l’éducation des futurs citoyens. Et ils se demandent quel concours encourage le souci de l’intérêt particulier : celui qui attend d’un candidat qu’il fasse preuve d’une pensée en acte, d’une connaissance précise de sa discipline servie par la clarté pédagogique, ou celui qui l’encourage à donner, dans le seul but de réussir un entretien d’embauche, la réponse dont il suppute que le jury la considère "éthique et responsable".

Pour lire cet article sur le site du Monde.

Voir aussi l’article cité : "Il est légitime d’être interrogé sur les valeurs de la fonction publique", par Aline Louangvannasy, professeure de philosophie, sur le site du Monde (2 juillet 2010).

Voir aussi l’article Angélique Del Rey, professeure de philosophie, "Une résistance éthique contre l’évaluation", sur le site du Monde (02 juillet 2010).