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Chercher sans finaliser, c’est fondamental - par Pierre Aucouturier et Eric Leichtnam, invités de Mediapart, 10 mai 2010

mardi 11 mai 2010, par Elie

A l’occasion des cinq ans de l’Agence nationale de la recherche, Pierre Aucouturier, biologiste, et Eric Leichtnam, mathématicien, soulignent avec de multiples exemples la nécessité de la recherche fondamentale, dans une démarche qui s’oppose au financement à court terme de projets "finalisés" aujourd’hui soutenu par les pouvoirs publics.

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L’Agence nationale de la recherche (ANR) vient de fêter son cinquième anniversaire avec la bénédiction de Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, et les responsables politiques se félicitent de la montée en force de la « recherche sur projet ». Pourtant, de nombreux scientifiques sont inquiets : quelle place reste-t-il pour une véritable démarche de découverte et d’acquisition des connaissances ? Les progrès techniques pourraient-ils se passer, à long terme, d’une recherche fondamentale performante, en grande partie déconnectée du monde de la production ?

Alors que les retombées concrètes de la recherche fondamentale ne sont pas évidentes pour une partie du public, qui s’interroge sur l’intérêt social du travail des chercheurs, nous souhaitons montrer ici de quelle manière les avancées des connaissances, même dans les domaines les plus inattendus, constituent le support indispensable aux améliorations régulières de nos conditions de vie. Les exemples en sont innombrables, nous n’en donnons ici que quelques-uns, classés par champs disciplinaires.

Les applications les plus courantes s’appuient sur des connaissances abstraites

En mathématiques, les progrès de la connaissance abstraite ont des retombées à de multiples niveaux, plus inattendus les uns que les autres. Le fonctionnement du GPS utilise des principes de la relativité générale d’Einstein qui elle-même a pu être développée grâce à l’apport des géométries non euclidiennes. La régulation du trafic aérien -deux avions ne doivent pas se croiser ni se suivre de trop près à cause des turbulences de sillage- est assurée par des programmes très élaborés de mathématiques fondamentales. Le cryptage des données bancaires utilise des éléments de la théorie des courbes elliptiques. Cette dernière joue un rôle important dans la preuve donnée par Andrew Wiles du grand théorème de Fermat qui affirme qu’une certaine équation n’admet pas de solutions parmi les nombres entiers strictement positifs. Enfin, les réseaux de téléphonie mobile utilisent aussi des mathématiques très élaborées.

La recherche en physique fondamentale permet la compréhension de phénomènes dont l’utilité pratique n’est pas la motivation initiale. Albert Fert a obtenu en 2007 le prix Nobel pour son travail fondamental sur la magnétorésistance géante. Il s’agit d’un effet quantique se produisant dans les structures de films minces composées d’une alternance de couches ferromagnétiques et de couches non magnétique, par exemple deux couches de fer séparées par du chrome. Cette découverte a conduit à des débouchés technologiques imprévisibles : par exemple, le phénomène de magnétorésistance géante est très utilisé dans les têtes de lecture GMR des disques durs des ordinateurs, ce qui permet d’augmenter le stockage des données. Une autre application concerne les mémoires magnétiques non volatiles. Ces dernières conservent l’information numérique quand l’alimentation électrique est coupée, à la différence des mémoires (dites) volatiles.

En biologie, les progrès de la connaissance du monde vivant ont permis, a posteriori et de manière imprévue, de concevoir de nouvelles approches dans les domaines de la santé et de l’industrie agro-alimentaire. Par exemple, des études génétiques du développement d’une mouche, la drosophile, ont permis l’identification chez l’homme (et les animaux supérieurs) des récepteurs « Toll-like », qui détectent certaines agressions et déclenchent des réactions de défense. C’est ainsi que grâce à des recherches sur le développement embryonnaire d’un insecte, on conçoit actuellement des médicaments qui stimulent ces « récepteurs du danger », pour lutter contre des cancers ou certaines infections virales.

Au total, si l’on y regarde de près, toutes les avancées technologiques n’ont été possibles que grâce à des études théoriques dont les retombées n’étaient pas initialement perceptibles ni prévisibles.

Ce n’est généralement pas ce qu’on cherche que l’on trouve !

Une découverte scientifique survient très rarement à la suite de la mise en œuvre, aussi astucieuse soit-elle, de techniques très élaborées déjà connues. Il faut en effet mettre à jour une idée nouvelle. Cela peut être un outil ou un concept nouveau. Cela peut être aussi l’apparition d’un point de vue novateur avec des structures nouvelles, par exemple suggéré par une analogie inattendue avec un autre domaine ou révélé par une expérience inattendue. En général, on trouve quelque chose de très intéressant, de manière inattendue, alors qu’on cherchait tout autre chose. Là aussi, les exemples sont innombrables et nous n’en donnerons que quelques-uns.

Dans le domaine des mathématiques, au cours des années 1980, Vaughan Jones travaillait sur la classification d’algèbres d’opérateurs d’un type très particulier. Au départ, personne ne considérait cela comme un problème majeur, jusqu’au jour où Jones prit un thé avec une mathématicienne étudiant la structure des nœuds (ceux que l’on fait avec une ficelle mais sans la serrer). Cette collègue expliqua à Jones qu’elle cherchait à construire un invariant pour distinguer des nœuds. C’est alors que Jones se rendit compte que dans son domaine (pourtant a priori très éloigné de la théorie des nœuds), il pouvait construire structurellement cet invariant. Il a alors élargi la perspective de son travail pour construire et utiliser cet invariant, appelé depuis polynôme de Jones, dans son propre cadre. Ceci lui a valu la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques. Son travail a connu d’intéressantes applications en biologie moléculaire. En effet, la molécule d’ADN est un long filament double, noué à l’intérieur du noyau de la cellule. Certaines enzymes comme les topoisomérases peuvent casser puis recoller des fils d’ADN. L’usage du polynôme de Jones permet alors de voir si la molécule d’ADN a été modifiée par l’action de ces enzymes, qui sont des cibles potentielles de nouveaux médicaments anticancéreux.

La célèbre conjecture de Poincaré dit en gros que si « un espace à trois dimensions » possède les mêmes propriétés qu’une sphère (notamment que toutes les boucles de celui-ci peuvent être resserrées en un point), alors il est juste une « déformation » d’une sphère tridimensionnelle. Lors des cinquantes dernières années, plusieurs approches ont été tentées pour résoudre ce grand problème. C’est le mathématicien Grigori Perelman qui a découvert en 2003 un concept nouveau, dont personne ne soupçonnait l’existence, grâce auquel il a pu démontrer cette conjecture en réussissant à faire marcher le programme d’Hamilton (bloqué jusque-là).

La biologie fourmille d’exemples de découvertes fortuites, souvent essentielles. Le docteur Alexander Fleming découvrit par hasard la pénicilline alors qu’il cherchait tout autre chose à propos des staphylocoques : observant que des moisissures empêchaient la croissance de ces bactéries, sa curiosité l’amena à rechercher l’explication de ce phénomène.

Dans les années 1960, Thomas D. Brock s’intéressa à l’écologie microbienne des sources d’eau chaude du parc national de Yellowstone, dans le Montana : il y découvrit des microorganismes capables de vivre à des températures supérieures à 80°C, les Archaebactéries. A partir de l’une d’elle fut isolée la « Taq polymérase », une enzyme dont la résistance aux hautes températures a permis la mise au point d’une technique de laboratoire, la PCR, aujourd’hui universellement utilisée aussi bien dans la recherche que pour le diagnostic de maladies infectieuses comme les hépatites virales, le sida, la grippe, la tuberculose et bien d’autres. Les fruits d’une curiosité « botanique » ont ainsi engendré un développement industriel biotechnologique totalement inattendu, se chiffrant à des milliards de dollars annuels.

A vouloir trop prévoir ce que l’on veut trouver, on trouve rarement quelque chose d’intéressant

L’Etat doit laisser une forte marge de manœuvre à la communauté scientifique et permettre aux laboratoires de s’engager dans des projets scientifiques de moyen et long terme. Il faut aussi autoriser une prise de risque. Par exemple, il y a environ dix ans, un mathématicien français est resté de longues années sans rien publier avant d’achever un travail important contenant de nombreuses idées nouvelles et résolvant une conjecture prestigieuse, ce qui lui a valu de recevoir la médaille Fields.

Une grande partie de la classe politique française ne comprend pas le fonctionnement de la recherche car les élites politiques (contrairement à certaines de leurs homologues étrangères) n’ont pas reçu de formation par la recherche.

Le refus du risque, l’obsession que chaque euro soit productif conduit à l’inverse de ce qui est souhaité : en tuant la créativité, en tuant la possibilité de se lancer dans les travaux les plus audacieux et dont le « rendement » est des plus incertains, on rend la science infertile. Nous donnerons deux exemples d’axes de la recherche sur les maladies neurodégénératives, où la volonté de « finaliser » la recherche conduit à des gaspillages d’argent et des résultats médiocres.

Au début des années 2000, l’inquiétude suscitée par la maladie de la « vache folle », due à un agent infectieux très particulier, le prion, a conduit les responsables politiques à lancer un programme de plus de 210 millions de francs (32 millions d’euros) pour inciter les chercheurs à s’investir sur ce thème. Quelques années plus tard, l’épidémie s’avérant moins importante que prévu, les mêmes responsables politiques ont réduit à presque rien les sources de financement de cette recherche, et l’on reste sans solution thérapeutique devant ces maladies. Devra-t-on attendre une nouvelle crise pour nous intéresser aux prions ?

Un deuxième exemple concerne la maladie d’Alzheimer. Lorsque l’enjeu économique est important (une maladie fréquente dans les pays riches, actuellement sans traitement réellement efficace...), on peut vouloir aller trop vite ! En 1999-2000, des chercheurs montraient qu’une technique particulière de vaccination pouvait partiellement guérir des souris ayant une maladie de type Alzheimer. Dès septembre 2001, alors que l’on savait très peu de choses sur les possibilités de réponse immunitaire au cours de cette maladie, un consortium international s’empressait de lancer un essai vaccinal chez l’homme ; cet essai dut être interrompu 14 mois plus tard en raison de graves complications inflammatoires du cerveau, dues à une stimulation excessive du système immunitaire par ce vaccin. Un tel échec s’explique, au moins en partie, par la précipitation avec laquelle l’essai a été lancé. Une recherche plus approfondie sur l’implication encore très méconnue du système immunitaire dans la maladie d’Alzheimer aurait pu établir des bases solides pour la conception d’un vaccin efficace et sûr.

Faut-il pour autant bannir la recherche sur projet ?

Il est donc clair qu’une découverte scientifique importante ne peut pas survenir dans le cadre d’une recherche finalisée à court terme. Néanmoins, la recherche par projet peut jouer un rôle complémentaire utile, quoique limité. Mais il faut impérativement la réorganiser. Hélas, l’Agence nationale de la recherche (ANR) distribue une part croissante du budget de la recherche uniquement pour des projets « finalisés », et au détriment des budgets récurrents de laboratoires. Nous avions décrit plusieurs graves dysfonctionnements de l’ANR dans un article paru dans « La Tribune ». Nous avions notamment souligné la lourdeur totalement inutile des dossiers de candidature, l’inévitable très mauvaise qualité des expertises, l’impossibilité de prédire l’apparition d’une idée nouvelle dans le cerveau des postulants,

l’extrême opacité du fonctionnement de l’ANR et de la façon dont elle distribue l’argent public.

Si les responsables politiques n’accordent pas un financement important à la recherche fondamentale, alors à moyen et long terme les avancées scientifiques majeures ne se feront plus en France. En outre, les meilleurs jeunes chercheurs français auront grandement avantage à partir à l’étranger.

Pierre Aucouturier (biologiste, directeur d’équipe à l’Inserm et professeur à la faculté de médecine Pierre-et-Marie-Curie)

Eric Leichtnam (mathématicien, directeur de recherche au CNRS)