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Evaluer les enseignants : la paye au mérite ? - par François Jarraud, Le Café pédagogique, juin 2011
mardi 14 juin 2011
"Je veux que souffle sur lui (l’enseignant) un vent de liberté et d’évaluation. Liberté pédagogique des enseignants…. Mais évaluation des enseignants selon les résultats des élèves". Inscrite dans le programme du candidat Sarkozy, la rémunération au mérite a le vent en poupe à droite. Quelle efficacité lui accorder ? Le Café interroge deux experts : Alain Chaptal et Bruno Suchaut.
Alain Chaptal : "Il n’existe à ce jour aucune preuve scientifiquement recevable suggérant que ce type de mesure a un impact réel sur les résultats des élèves".
Le salaire au mérite peut sembler une bonne chose : tout le monde a envie de voir ses efforts reconnus ! A-t- il déjà été expérimenté et sous quelle forme ?
Qui pourrait objecter, en effet, à l’idée de récompenser davantage ceux qui s’investissent totalement dans leur tâche, ceux qui ne comptent pas leur temps pour proposer aux élèves des activités complémentaires, ceux qui savent, mieux que d’autres les intéresser, les motiver et les faire progresser ? Dans le chapitre que j’ai consacré aux approches américaines de cette question dans le récent petit livre de l’Institut de la FSU, Payer les profs au mérite ?, écrit avec Thomas Lamarche, Romuald Normand et d’autres, je rapporte une déclaration de Bill Gates soulignant que considérer que la performance individuelle d’un enseignant n’a pas d’importance reviendrait à dire qu’on se désintéresse des conséquences pour les élèves. C’est une idée absolument naturelle dans le contexte américain marqué par la prédominance des valeurs d’entreprises où règne déjà depuis longtemps ce type de rémunération au mérite. Une idée en phase avec l’importance que la culture américaine accorde à la responsabilité individuelle.
Pour l’école, les difficultés commencent cependant dès qu’on cherche à définir ce fameux « mérite » de l’enseignant. Enseigner est une activité complexe, multidimensionnelle qui ne se prête pas à une évaluation de la performance fondée sur des critères quantitatifs simples et largement acceptés comme c’est souvent le cas dans une entreprise. C’est même un des paradoxes de l’éducation. Entrez dans une salle des profs, passez suffisamment de temps pour gagner la confiance des enseignants, interrogez-les pour savoir si certains collègues ont plus de charisme que d’autres ou bien si certains d’entre eux ne sont pas à la hauteur. Très vite, les réponses vont converger, le consensus se réaliser entre pairs. Poussez plus loin l’exercice, essayez de faire émerger des critères objectifs susceptibles d’étayer ce jugement collectif. Echec sur toute la ligne. D’autant plus que la variabilité des situations est extrême. Tel enseignant qui réussit bien avec la quasi-totalité de ses classes pourra être confronté à de grandes difficultés avec telle autre. Tel qui réussit bien une année pourra connaître des difficultés l’année suivante, éventuellement avec grosso modo le même groupe d’élèves. Peut-on isoler l’influence propre d’un enseignant sans tenir compte de l’action de ses collègues, du climat général de la classe ? De ce qui a pu se passer les années précédentes ?
En fait, aux Etats-Unis, on distingue nettement deux catégories d’approche : celles, incitatives, où les primes, parfois très importantes et que les américains appellent d’ailleurs « incentives », reposent sur des critères objectifs : par exemple, enseigner dans une zone difficile, enseigner dans une matière ou dans une zone géographique où il y a un déficit d’enseignants, enseigner après avoir passé des diplômes justifiant d’une formation professionnelle plus poussée… Si les règles d’attribution de ces « incentives » sont claires et ont été discutées collectivement avec les syndicats, ces approches ne soulèvent pas de difficulté particulière. Après tout, n’en est-il pas déjà de même en France quand agrégés et certifiés enseignent dans le même établissement secondaire ou quand les enseignants de Zep ou des zones sensibles bénéficient de maigres avantages ? Simplement, aux Etats-Unis, de telles primes peuvent couramment représenter vingt pour cent du salaire de base et souvent bien plus.
La seconde catégorie d’approches se propose d’identifier la « valeur ajoutée » que peut représenter l’enseignant vis-à-vis de la réussite de ses élèves. C’est elle qui occupe la place de choix dans les discours mais elle se heurte à d’immenses difficultés. Dans les années quatre-vingt, des tentatives ont eu lieu aux Etats-Unis fondées sur les avis de la hiérarchie. Echec total suite à une opposition résolue des enseignants face à la systématisation de dérives apparentant davantage ce système à du favoritisme, à une « note de gueule » qu’à l’évaluation d’une quelconque efficacité. Seconde série de tentatives, récentes, suite à la loi NCLB, No Child Left Behind, qu’a fait voter en 2002 l’administration Bush et à l’impressionnant appareil statistique qui découle de l’obligation faite aux établissements scolaires de tester annuellement leurs élèves en anglais et en maths. Les établissements dont les résultats ne progressent pas d’une année à l’autre ou dont le niveau n’est pas suffisant s’exposent à une série de sanctions croissantes si les choses ne s’améliorent pas au fil des années et qui peuvent aller jusqu’au licenciement des équipes enseignantes et à la fermeture de l’école. Curieusement, si l’arsenal de sanctions possibles est très précisément défini, le flou le plus artistique entoure la définition du niveau qui doit être atteint qualifié de « proficient » (bon), sans guère plus de précision.
L’idée qui inspire ces tentatives est que l’exploitation de ces statistiques va permettre de « tracer » les progrès des élèves, de définir des « profils » déterminés par leurs résultats scolaires et de mesurer leur progression. Des débats portent sur le point de savoir si ces progrès doivent être appréciés de manière absolue ou au contraire relative dans la durée, d’une année sur l’autre. Mais ce qui est surtout frappant c’est le décalage entre des discours très volontaristes chez les politiques ou les décideurs et une réalité beaucoup moins évidente car l’existence de tels mécanismes ne relève encore que d’expérimentations très limitées, du fait notamment des très grandes réserves qu’ils suscitent chez les enseignants et de la forte opposition syndicale. Au-delà du principe sur lequel beaucoup s’accordent (même les syndicats hésitent à mettre en cause cette idée de prime à la valeur), tout se passe comme si sa mise en application se révélait très délicate après les échecs cuisants des années quatre-vingts. Les américains sont gens pragmatiques. On entend des déclarations fracassantes sur l’évolution nécessaire vers le salaire au mérite indexé sur les résultats des élèves mais quand on analyse dans le détail les situations réelles, on trouve essentiellement des systèmes fondés d’abord sur des « incentives ». Beaucoup d’expérimentations combinent en effet les deux types d’approches, ajoutant à des critères objectifs dominants une pincée de mesures liées, parfois à des doses assez homéopathiques, aux résultats des élèves, comme le fameux système ProComp généralisé à partir de 2005 à Denver après avoir été longuement négocié avec le syndicat. Le salaire au mérite, plus facile à dire qu’à faire, en quelque sorte.
Finalement cela a-t-il permis d’améliorer les résultats de l’Ecole ?
Il n’existe à ce jour aucune preuve scientifiquement recevable suggérant que ce type de mesure a un impact réel sur les résultats des élèves. Un grand programme de recherche a même été lancé en 2007 par des chercheurs de Vanderbilt University à Nashville précisément pour en avoir le cœur net. Durée de l’expérimentation, cinq ans. Aucun résultat partiel valable n’est attendu avant 2010. Quant à l’effet sur les résultats des élèves d’une certification supplémentaire, coûteuse pour les enseignants et fondée sur le volontariat, il n’est pas concluant. Les autres mesures incitatives semblent contribuer à résoudre des problèmes de recrutement mais sans qu’il y ait d’incidence sur les élèves
Cela a eu quelles conséquences pour les profs ?
Elles sont de plusieurs natures. En premier lieu, et c’est assez rassurant finalement, la modestie pragmatique des réalisations comparée aux déclarations péremptoires résulte clairement du fait que les décideurs ont pleinement conscience que pareille réforme ne peut espérer réussir sans l’assentiment des principaux intéressés, les enseignants.
La seconde conséquence tient à l’importance accordée aux tests : elle se traduit d’abord par une réduction de l’ambition des programmes qui privilégient d’une part, les matières testées, d’autre part, les sujets mêmes qui sont testés. Les effets de cette conduite d’adaptation, « teaching to the test », viennent d’être mis en évidence dans plusieurs études américaines et dans un très récent rapport du parlement britannique. Ensuite, éventuellement, apparaissent des phénomènes de fraude ou d’exclusion des élèves les moins susceptibles de réussir. On retrouve là les mécanismes qui avaient jadis conduit en trente ans le système britannique à la catastrophe lorsqu’il avait généralisé le « payment by results » à la suite du Revised Education Code de 1862. Le salaire au mérite est tout sauf une idée nouvelle.
La troisième est une nouvelle tentative de contrôle de l’activité du prof dans sa classe. En effet, pour les enseignants, cette accumulation de données statistiques n’apporte, semble-t-il, pas grand-chose de neuf par rapport à leur connaissance antérieure fondée sur leur pratique. Pour tout l’appareil administratif et gestionnaire du système éducatif, par contre, elles donnent l’illusion de pouvoir, enfin, pénétrer le mystère de la classe et de contrôler et standardiser l’activité des enseignants. C’est une tentative récurrente qui revient à intervalles réguliers depuis 1911 et le système Taylorien des bureaux « organisation et méthode » dans le système américain. Jusqu’ici sans succès. En sera-t-il encore de même ?
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