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Liberté et éthique académique - billet RogueESR, 27 octobre 2021

mercredi 27 octobre 2021, par Laurence

Ce texte analytique long sur l’articulation entre liberté et éthique académiques, fait suite aux deux premiers volets, et ouvre sur la création d’une association et d’un fonds de dotation en faveur des libertés académiques.

Défendre la liberté académique suppose d’en définir précisément les limites. De fait, elle est bornée d’un côté par le droit commun et de l’autre par l’éthique académique. Or, ce sont précisément ces limites que les attaques maccarthystes et bureaucratiques tentent de déplacer. Dans ce nouveau billet, nous partirons d’exemples précis sur lesquels nous pouvons construire, sinon une règle générale, du moins une forme de jurisprudence. Après une brève exposition du lien indéfectible qui unit selon nous la liberté et l’éthique académiques, nous étudierons les enseignements de quatre cas concrets pris dans l’actualité récente : les procédures-baillons intentées par des chercheurs pour déplacer vers les tribunaux ce qui relève de la dispute collégiale ; les débats déclenchés par les prises de position anti-vaccinales d’un sociologue du CNRS, et les réactions institutionnelles problématiques à ces prises de position initiales ; l’installation par l’Élysée d’une commission censée fixer a priori les limites du scientifiquement dicible sous couvert de lutte contre « le complotisme » et « les fake news » ; enfin, la volonté du ministère de l’Éducation nationale de s’arroger un droit de contrôle idéologique des formations universitaires dispensées aux futurs enseignants. Nous concluons par un point sur le projet de constituer rapidement un fonds de solidarité pour la liberté académique.

Éthique académique

L’éthique académique suppose d’abord de mener ses travaux avec intégrité. Dans les sciences de la nature, l’intégrité scientifique repose sur la publication de résultats fiables, reproductibles, honnêtement présentés, établis avec une méthode rigoureuse, appuyés sur un appareil de preuves complet et soumis à la libre critique des pairs. Elle repose aussi sur l’établissement d’une bibliographie fidèle à l’état de l’art, l’ensemble des travaux précédents étant articulés rationnellement et, le cas échéant, critiqués. L’intégrité suppose plus largement une « rectitude du raisonnement », une éthique intellectuelle qui recouvre l’ensemble des devoirs et des vertus propres à l’élaboration, à la diffusion et à la critique des savoirs.

L’éthique académique toutefois ne requiert pas, comme on le dit parfois, une neutralité en valeur ou une absence de positionnement politique. On aurait par exemple du mal à reprocher à un biologiste de la conservation de se soucier de préserver la biodiversité. L’organisation sociale de la recherche scientifique, si elle est régie par les normes adéquates, fait en sorte elle-même que dans le travail de critique des propositions théoriques d’un ou une chercheuse donnée, la neutralité de valeurs soit respectée lors de l’admission ou du rejet final d’une proposition théorique. Les exemples historiques de pathologies observées dans cette organisation pratique, comme l’eugénisme britannique ou le lyssenkisme, montrent que les détournements de la science à des fins idéologiques sont des travers systémiques avant d’être des fautes individuelles.

Un tel rappel permet d’étendre les notions de probité et d’intégrité définies précédemment aux sciences humaines et sociales, nonobstant le fait qu’on peut longuement discuter pour savoir si elles partagent ou non avec les sciences naturelles un noyau méthodologique, et sans préjuger de leur propre diversité. En effet, ces questions sont sans incidence sur ce qui vient d’être dit de l’éthique académique. Le fait que les sciences sociales peuvent exiger une intrication plus forte que les sciences naturelles entre valeurs non épistémiques et normes épistémiques ne saurait les dérober à l’éthique académique proprement dite.

En résumé, la liberté et l’éthique académiques sont les deux faces d’une même pièce. La suite de ce billet analysera des déviations à l’éthique académique qui sont inséparables de remises en questions des libertés académiques. Ce tour d’horizon de situations tératologiques permettra de schématiser quelques figures paradigmatiques possibles.

Judiciarisation des controverses scientifiques et procès bâillon

La pandémie de SARS-CoV-2 a conduit à une production massive d’articles scientifiques de qualité médiocre rendant difficile le suivi quotidien de l’état des connaissances. Cependant, les articles les plus problématiques ont été ceux, méthodologiquement critiquables et donc difficilement conclusifs, qui ont été promus à grand bruit dans l’espace public [1]. Ainsi, M. Trump et M. Bolsonaro ont-ils promu le fantasme d’un médicament miracle contre la Covid, l’hydroxychloroquine. M. Macron a pour sa part été en liaison hebdomadaire avec le directeur de l’IHU, par l’intermédiaire de M. Coulhon, président du Hcéres, et a rendu à M. Raoult une visite aussi exceptionnelle que médiatisée. Pourtant, une simple bibliographie faite avec intégrité montrait dès le départ que ce médicament utilisé dans la lutte contre le paludisme n’avait eu d’effet in vivo sur aucun virus de la même famille, laissant peu de chances à une balance bénéfice/risque favorable.

Ces travaux ont naturellement donné lieu à d’innombrables commentaires hors de l’espace des publications scientifiques proprement dites, sur le réseau Pubpeer, dans des billets de blog ou sur les réseaux sociaux. De telles critiques ont été le fait de scientifiques, actifs dans le domaine ou non, comme de citoyens sans activité de recherche. En réaction, l’IHU a porté plainte en justice contre différents collègues ayant participé à cette dispute scientifique.

Ce cas nous pose plusieurs problèmes pratiques. Est-il légitime de porter une controverse scientifique devant la justice au titre qu’elle se fait en dehors du cadre normé des revues académiques ? Y-a-t’il une légitimité à invoquer le droit commun (la plainte) pour brider le principe de libre critique des travaux savants ? Le recours à l’anonymat ou au pseudonymat pour produire des critiques ou des commentaires scientifiques en pre- ou post-review, pose-t-il un problème ?

La liberté académique protège les chercheurs dans leurs critiques des travaux scientifiques et de leur méthodologie, quel que soit l’espace dans lequel elles sont produites. La vérité scientifique ne se décide ni devant les tribunaux, ni sur les plateaux de télévision. L’anonymat des rapporteurs scientifiques est une norme académique destinée à les protéger d’éventuelles pressions qui pourraient entraver la liberté de critique. Il n’y a donc là rien qui puisse être invoqué par les plaignants dans le cadre de leur défense en tant que scientifiques. Au contraire, leur action en justice apparaît comme une tentative d’empêcher l’exercice de procédures constitutives de l’exercice du métier de chercheur. Les plaignants peuvent d’autant moins invoquer la liberté académique pour défendre leur cause que les principes de l’éthique académique n’ont pas été respectés dans les travaux qu’ils entendent soustraire à la critique en traînant en justice leurs contradicteurs. En particulier, les publications d’origine ne satisfaisaient pas aux standards habituels d’intégrité d’un travail savant.

Mais ici, le plus important est peut-être qu’une autre dimension de l’éthique académique s’ajoute au problème d’intégrité : la responsabilité devant la société. Contourner les mécanismes de véridiction par les pairs sur lesquels se fonde la science en adoptant une communication médiatique directe et massive constitue une atteinte grave à l’éthique académique. Ce point permet de poser un premier fondement de ce que recouvre la responsabilité sociale du savant : des résultats doivent être invoqués dans l’espace public d’autant plus prudemment qu’ils sont critiqués, qu’ils peuvent avoir des conséquences dramatiques ou qu’ils s’appuient sur une méthodologie qui pose problème. Les exemples abondent malheureusement dans l’actualité. On pourrait citer par exemple l’usage des tests polygéniques à des fins eugénistes, celui des « big data » dansla répression automatisée des Ouïghours, la supposée détection de l’homosexualité par la recognition faciale, ou le mésusage pseudo-scientifique de données génétiques.

Le scientifique en recherche d’une notoriété médiatique confond les genres : une proposition scientifique, fût-elle hautement corroborée, n’est pas un fait divers relaté par un journal fiable. Elle reste un objet de controverse, de disputatio, et demeure, comme toute science, objet d’un régime épistémique faillibiliste, entendu en un sens large (toujours révisable et révisé, par exemple au vu d’enjeux empiriques ou d’économie interne). Le bateleur médiatique la porte devant les médias, pour lesquels il existe indéniablement des faits divers et objectifs, dont le régime épistémique est comme binaire : il est vrai ou il est faux que Descartes soit décédé (Descartes n’est pas un chat). En l’occurrence, les bateleurs et les plaignants sont essentiellement les mêmes personnes[2], mais il importe de souligner que leurs détracteurs n’auraient pas été plus légitimes pour porter la controverse devant les tribunaux. L’éthique n’est pas le juridique, et le recours au judiciaire pour régler des transgressions de l’éthique académique nous semble une confusion manifeste de genres. Les transgressions du droit commun appellent certes une réponse judiciaire — on peut penser à des faits relevant des sciences environnementales ou médicales — mais en tant que chercheur, le savant n’a pas à y recourir.

Les plaintes de l’IHU ne sont pas des cas isolés. Plusieurs autres plaintes similaires ont été déposées contre des chercheurs ayant produit des critiques sur des travaux touchant à l’articulation entre science et société. Il nous faut dire clairement notre refus collectif de voir les prétoires encombrés par ce type de plaintes. « La judiciarisation des débats scientifiques à des fins d’intimidation est inacceptable », et doit être considérée comme une violation majeure de l’éthique académique. La liberté de critique, elle-même soumise aux normes d’intégrité, à l’éthique intellectuelle et à la responsabilité devant la société, doit-être défendue comme une part inaliénable de la liberté académique.

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[1Les deux exemples les plus marquants, d’autant qu’ils sont parfaitement réversibles, sont l’étude de l’IHU Méditerranée Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19 : results of an open-label non-randomized clinical trial (Gautret et al. 2020), finalement publiée dans une revue du groupe Elsevier en juillet 2020 et non-rétractée depuis, et l’étude Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19 : a multinational registry analysis (Mehra et al. 2020), publiée en mai 2020 par The Lancet, également exploité par Elsevier, retractée peu de temps après suite à la découverte de graves manquements à l’intégrité scientifique.