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Que faire ? (1/4) - Première partie. Le néolibéralisme et ses évolutions - Groupe Jean-Pierre Vernant, 11 octobre 2017

jeudi 12 octobre 2017

Chacun le sent avec plus ou moins de clairvoyance : l’heure est venue de sortir de la passivité, de rompre avec le vide de sens et le conformisme ambiants. Nous ouvrons en conséquence une série de quatre billets — conclusion de nos cinq ans d’existence et de réflexion — autour de cette unique question sur l’Université et la recherche [1]

Que faire ?

Que faire qui n’ait été cent fois tenté ?

Que faire qui n’ait cent fois échoué ?

Et surtout : pour quoi faire ?

Nous entendons cette question en son sens le plus concret et le plus pragmatique. Pour autant, il nous faut procéder par étapes et commencer par nous dégager des questions préformatées qui empêchent, par leur système même de coupures, toute pensée globale et donc toute pensée politique [2] : pouroucontre le CNU, pouroucontre la sélection à l’Université, pouroucontre APB, pouroucontre l’augmentation des frais d’inscription, pouroucontre le saupoudrage des moyens de recherche, etc. Par essence, toute idéologie entrée dans une phase hégémonique devient aussi diffuse et omniprésente que l’air que l’on respire : ses représentations deviennent des lieux communs que l’on ne discute plus, ses conceptions du simple bon sens en action. Il n’est donc pas étonnant que l’énonciation raisonnée du système de représentation qui prévaut dans l’appareil d’Etat soit l’enjeu de batailles savantes, à commencer par sa dénomination même : néolibéralisme [3]. Aussi nous est-il apparu essentiel de commencer notre réflexion par une synthèse théorique, non pour créer un ennemi extérieur qu’il s’agirait d’abattre, mais pour effectuer un travail réflexif sur ce qui produit une large adhésion à ce système. Les lecteurs impatients puissent nous pardonner ce détour nous permettant de poser les jalons nécessaires à la compréhension de propositions stratégiques à venir sur l’Université et la recherche [4].

Qu’est ce que le néolibéralisme ?

Pourquoi génère-t-il une bureaucratie qui contamine progressivement tous les champs de la société ?

Le néolibéralisme est une représentation du monde comportant de multiples facettes, et née, logiquement, de manière chorale. Il nous faut commencer par écarter les conceptions les plus erronées. Le néolibéralisme n’est pas réductible à une théorie économique : c’est plutôt une modalité d’exercice du pouvoir étatique — une gouvernementalité — telle qu’elle est rationalisée dans les sphères gouvernantes. C’est donc un ensemble d’idées théoriques — culturelles — à partir desquelles la réalité est analysée dans la conduite du gouvernement. En clair, le néolibéralisme est une idéologie. Par extension, l’ère néolibérale désigne la période de montée en puissance de cette modalité de gouvernement après la seconde guerre mondiale jusqu’à sa phase hégémonique, le point de bascule se situant aux alentours de 1979 [5].

Le néolibéralisme n’est pas une intensité du libéralisme ; il n’est en particulier pas réductible à un “ultralibéralisme”, à une forme radicalisée de libéralisme économique. Le néolibéralisme trouve son origine dans une volonté de refonder le libéralisme après guerre, dans un contexte marqué par les totalitarismes - nous y reviendrons. Il se distingue du libéralisme né au milieu du XVIIIe siècle par une série de décalages qu’il s’agit d’isoler.

Dans sa conception du marché, le libéralisme pose le primat de l’échange, échange qui procède d’une relation d’équivalence entre deux valeurs ; le libéralisme s’intéresse aux marchandises, à leur prix, à l’offre et à la demande. Le marché y apparaît comme régi par des lois spontanées, émergentes, en un mot “naturelles”, qu’il s’agit de comprendre pour bien gouverner. Cette naturalisation du marché suppose que l’appareil d’Etat fonctionne comme une technocratie éclairée, rationaliste. La référence constante au saint-simonisme et le rôle, en France, de l’Ecole Polytechnique pendant l’ère libérale en porte témoignage [6]. Dans l’idéologie libérale, l’Etat, en surplomb du marché, se doit d’être aussi frugal que possible : son rôle est d’assurer a minima le fonctionnement “naturel” du marché, en garantissant le respect de la propriété individuelle.

Le néolibéralisme procède à un décalage fondamental dont tout découle : le marché n’a rien de spontané et seule la concurrence est à même de garantir la rationalité économique. L’essence du néolibéralisme, c’est donc la mise en concurrence des individus et des structures de sorte à créer du marché partout où cela est possible, dans chaque recoin de la société qui portait de la vie. Mettre en concurrence pour créer du marché, cela suppose incidemment de détruire méthodiquement toute structure collective, toute coopération entre les individus, au nom d’un rejet viscéral de toute planification raisonnée, saint-simonisme compris [7]. Le néolibéralisme pose une vision constructiviste du monde, réduit à un marché dont la vérité — l’efficience — ne peut émerger que par la concurrence d’agents interconnectés, mus par le profit et traitant de l’information. Hayek, l’un des inspirateurs du néolibéralisme, a le premier posé cet axiome : “the market is posited to be an information processor more powerful than any human brain, but essentially patterned upon brain/computation metaphors.” Le marché comme processeur d’information connecté comme un cerveau humain et dépassant de ce fait toute rationalité individuelle : telle est la croyance fondatrice du néolibéralisme — non-fondée en science et contredite en permanence par l’expérience. Cet obscurantisme se double d’un volontarisme que l’on pourrait formuler comme suit : il n’est pas de problèmes générés par le marché dont le néolibéralisme ne prétende détenir la solution, unique – le marché. Nous reviendrons sur ce dogmatisme digne d’un Pangloss ou de médecins de Molière au sujet de la “politique d’excellence” à l’œuvre depuis dix ans dans l’Université et la recherche.

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Que faire ?

Bibliographie sommaire

F.A. Hayek (1960). The Constitution of Liberty, Chicago : University of Chicago Press.

F.A. Hayek (1976). The Mirage of Social Justice, Chicago : University of Chicago Press.

M. Foucault (2004) Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil. Voir également le le dossier « les néolibéralismes de Michel Foucault » dans Raisons politiques, n° 52, 2013 ;
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-4.htm
G. Dostaler (2001) Le Libéralisme de Hayek, Collection "Repères"

S. Audier, (2008) Le Colloque Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, éd. Le bord de l’eau.

S. Audier (2012). Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus ».

S. Audier (2015), Penser le « néolibéralisme ». Le moment néolibéral, Foucault, et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Documents », ISBN : 9782356874030.

W. Brown, « American Nightmare : Neoliberalism, Neoconservatism, and De-Democratization », Political Theory, vol. 34, n˚ 6, 2006, p. 690-714 (traduction française : « Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des États-Unis », Raisons politiques, n° 28, 2004, p. 67-89. Voir également Brown Wendy, « Neo-Liberalism and the End of Liberal Democracy », Theory & Event, vol. 7, n˚ 1, 2003 (traduction française : « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », Vacarme, n˚ 29, 2004).

P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.

P. Dardot et C. Laval (2016) Ce cauchemar qui n’en finit pas – Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte.

P. Mirowski et D. Plehwe (2009) The road from mont pèlerin The Making of the Neoliberal Thought Collective, harvard university press, Cambridge, Massachusetts

P.Mirowski (2013) : Never Let a Serious Crisis Go to Waste : How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, London, UK, ISBN 978-1-78168-079-7

L’essence du néolibéralisme, Bourdieu
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609

B. Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », ISBN : 978-2-7071-7439-0.

D. Graeber (2015) Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 304 p., traduit de l’anglais par Françoise Chemla, ISBN : 979-10-209-0291-7.

Bernard Harcourt, The Illusion of Free Markets : Punishment and the Myth of Natural Order, Harvard UP, 2011, 336p.

Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte, 2017


[1On pourra se convaincre que cette question est dans l’air du temps en consultant cette série de quatre billets

[2Les “nouveaux philosophes” ont beaucoup fait, en France, pour légitimer le renoncement, le non-engagement, le repli sur la sphère privée, le bavardage sur des polémiques aussi artificielles que stériles, avec cette rengaine selon laquelle la politique visant le tout, elle est totalitaire, etc.

[3On emploie le mot ‘néolibéralisme’ pour le distinguer clairement du ‘libéralisme politique’ et du régime de ‘démocratie libérale’ auxquels il tourne le dos. Même le Fonds Monétaire International admet, après avoir mandaté trois de ses économistes pour étudier la question, l’existence du néolibéralisme :
http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2016/06/pdf/ostry.pdf
Nous renvoyons aux ouvrages de la bibliographie sur les fondements et l’usage du mot néolibéralisme. Nous reviendrons longuement sur les batailles sémantiques au sujet du vol du mot “autonomie” par le néolibéralisme. Philip Mirowski est l’un des spécialistes de cette question, dont on peut lire par exemple :
http://cms.ineteconomics.org/uploads/papers/WP23-Mirowski.pdf
Nous conseillons également l’entrée “liberalism” du dictionnaire de Stanford,
l’article Les paradigmes du « Néolibéralisme » de Serge Audier :
ainsi que l’article Du libéralisme au néolibéralisme de Gilles Dostaler.

Deux articles de vulgarisation parus dans le Guardian :
Neoliberalism – the ideology at the root of all our problems,Neoliberalism : the idea that swallowed the world

[4Nous entendons prendre en compte la liste des échecs essuyés depuis 30 ans par toutes les formes d’intervention dans l’espace public : pétitions, tribunes, plateformes de microblogage (Tumblr, Twitter, etc), manifestations de type sono-ballon-saucisses, co-gestion des universités, happenings destinés à attirer la sympathie médiatique (lancers de chaussures, lancers d’avions en papier, murs de CV de précaires, ascensions sportives, rondes des obstinés), engagement partisan, etc.

[5Le second acte de naissance du néolibéralisme est sans doute l’accession de M. Volcker à la présidence de la US Federal Reserve en août 1979 : par une politique monétariste brutale, il met fin à l’inflation, provoque l’augmentation des taux d’intérêt réels et installe ainsi l’accroissement structurel des revenus de la rente. 1979 est également l’année où Foucault a fait du néolibéralisme l’objet principal de ses cours au Collège de France. Mme.Thatcher accède au pouvoir en mai 1979 et M.Reagan en janvier 1981. En France, la suppression en 1982 de l’échelle mobile des salaires constitue un tournant symbolique. Il serait tentant, pour souligner l’émergence de subjectivités néolibérales, de faire remonter le point de transition vers son hégémonie à la date d’une dystopie prédictive : 1984.

[6Alexandre Moatti, “La figure de Saint-Simon dans les discours technocratiques français”
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01306320

[7Nous reviendrons dans le deuxième volet sur la rhétorique du néomanagement qui, en même temps, exalte dans son travail de dépossession la “synergie”, la “co-production”, etc.