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A l’université, l’illusion numérique - Libération, 14 juin 2015 à 19:46

samedi 20 juin 2015, par Mr Croche

Signataires : Thomas Bouchet, Christophe Charle, Michel Cordillot, Yves DupontFabrice Flipo, Gaëtan Flocco, Alain Gras, Mélanie Guyonvarch, Jean-François Hérouard, François Jarrige, Hervé Mazurel, Corinne Saminadayar-Perrin, Hélène Tordjman. Tous ces signataires sont ou ont été enseignants-chercheurs en économie, en histoire, en lettres, en philosophie, en sociologie, dans diverses universités ou grandes écoles françaises.

A lire sur le site de Marianne

Les futurologues de la Silicon Valley ne cessent d’appeler leurs contemporains à céder devant l’impératif du progrès technologique. Disciplines et pratiques universitaires en sont bouleversées, mais la réflexion critique sur ces mutations reste pauvre. Les intellectuels semblent plongés dans une hypnose collective et béate.

Nous ne sommes pas nostalgiques du passé. Nous préférons nos vêtements aux peaux de bêtes, nous circulons non seulement à pied et à vélo, mais aussi en voiture et en train, voire en avion. Mieux : disposant non pas d’une mais de plusieurs adresses internet, nous lisons et écrivons des dizaines de courriels chaque jour. Chaque jour, aussi, nous travaillons devant des écrans d’ordinateurs. Comme enseignants et comme chercheurs, nous consultons des sites internet et nous participons au développement de quelques-uns d’entre eux. Alors, pourquoi dénoncer la déshumanisation numérique, et quelle mouche nous pique ?

Des structures, des outils, des langages nouveaux prolifèrent depuis quelques années pour acculturer les universités - formidables terrains d’expérimentation de la numérisation du monde - aux impératifs numériques. En lettres ou en langues, en arts ou en sciences humaines et sociales, les « humanités numériques » tendent à s’imposer comme critère incontournable de financement de la recherche. Pourtant, alors même que les disciplines et les pratiques sont bouleversées, et que les promesses technologiques se multiplient, la réflexion critique sur ces mutations reste pauvre. Les intellectuels semblent plongés dans une hypnose collective et béate.

Un petit voyage au pays du numérique dans l’une des universités qui nous emploient peut aider à préciser les choses. Numérisation de l’enseignement universitaire ? A la lettre B, voici le « Bac@sable » (un « pédago-lab » qui « apporte un soutien en matière de pédagogie universitaire numérique ») [1]. A la lettre L, le « Learning Center » (« lieu central au cœur de l’université, rassemblant ressources et expertises »). A la lettre M, les premiers Moocs (« cours en ligne massifs et ouverts »). A la lettre P, le « prix d’excellence en enseignement » (parmi les critères d’attribution, le « développement des usages du numérique à l’appui d’une pédagogie renouvelée ») ainsi que « Plubel » (la « plateforme pour l’enseignement en ligne »). Au-delà, existent des dispositifs plus intégrateurs encore : le SDN (« schéma directeur du numérique ») ou encore le Psiun (« pôle des systèmes d’information et des usages du numérique »), le tout inclus dans un « projet d’université numérique » piloté par le « vice-président délégué au campus numérique, aux systèmes d’information et aux Learning Centers » (VPDCNSILC).

Nous ne sommes pas seuls à vivre l’accélération de la numérisation du monde. Tous les métiers connaissent ou connaîtront, à court terme, ce bouleversement massif. Mais, à l’université comme ailleurs, le scepticisme et les doutes sur le bien-fondé de ce processus condamnent à passer pour ringard obscurantiste, pessimiste congénital, méprisable trouillard. Le déferlement irrationnel du processus a pourtant de quoi inquiéter.

L’utopie numérique multiplie les promesses, elle est une injonction permanente à innover, à être optimistes, à exceller. Nos leaders économiques, intellectuels et politiques, s’en remettent les yeux fermés aux futurologues venus de la Silicon Valley,et ne cessent d’appeler leurs contemporains à céder devant l’impératif du progrès technologique qu’ils mêlent à des considérations politiques et morales.

Et peu leur importe que le monde souffre de surconsommation de ressources et d’énergie (que consomme un data center ?), de pollution généralisée (que deviennent les déchets électroniques ?), de la reproduction ou de l’aggravation des inégalités spatiales et sociales, de l’épuisement des psychismes sous l’effet de l’accélération généralisée. Peu importe l’appauvrissement des savoir-faire, l’affaissement des liens pédagogiques, les inégalités des pratiques étudiantes face aux technologies, l’inflation des procédures d’évaluation, l’infantilisation et l’obsolescence généralisées, l’entrée en force de firmes privées dans l’enseignement public, la politique de réduction des effectifs enseignants par le numérique à l’heure d’une austérité budgétaire sans précédent : il faut être moderne et adopter la dernière nouveauté les yeux fermés.

Nous voulons, au contraire, garder les yeux ouverts. De quelle université avons-nous besoin ? Un espace émancipateur propice au débat et à la réflexion, où les évolutions du monde sont décryptées autrement que dans l’urgence ? Ou bien un laboratoire pour l’innovation à tout prix, au service de la compétition économique, vitrine pour les réformes managériales et les grands projets techniques qui s’emparent de l’ensemble de la société ?

La deuxième option est en train de l’emporter sur les ruines de la première. Au lieu de nous en remettre aux entrepreneurs et aux prophètes du numérique, pourquoi ne pas nous interroger sur ces trajectoires et les discuter, même si nous ne sommes ni experts ni programmeurs ? Nous avons notre mot à dire sur ces bouleversements de notre travail et de notre vie, sur les idéologies qui les sous-tendent. Nous contestons les discours dominants sur la neutralité des techniques, et nous refusons d’être placés devant l’évidence du déjà là.

Nous sommes inquiets. Nous contestons toute acceptation passive et acritique d’un soi-disant ordre des choses. Nous voulons pour demain d’une université réaliste et ambitieuse, à la fois recours face aux violences et lieu d’expérimentation. Nous la voulons capable de se placer à contre-courant des idéologies dominantes, et de critiquer les innovations frénétiques et irresponsables. Attentive au pouvoir des mots, cette université-là ne se laissera pas naïvement séduire par les sirènes des « humanités numériques », de ce « tout numérique » qui laisse de plus en plus de manières de penser et d’êtres humains sur le bord de la route.

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[1Note de Mr croche : et à la lettre A, Apogée !