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Plaidoyer de Christine Musselin contre les Comue : "Il faut arrêter vite car à long terme, on sera perdant" - entretien avec Anne Mascret, AEF, fin mars 2017
jeudi 6 avril 2017, par
Christine Musselin, sociologue, directrice scientifique de Sciences Po Paris.
"Nos regroupements ne ressemblent en rien aux institutions actuellement performantes dans le monde !", déclare la sociologue Christine Musselin [1], fin mars 2017, dans un entretien à AEF, après la publication de son ouvrage : "La grande course des universités". Elle fait part de son scepticisme vis-à-vis des Comue, arguant qu’il est "difficile de travailler en même temps la compétition mondiale et la coopération territoriale". Elle appelle à "changer de politique pendant qu’il est encore temps", car les Comue reposent sur "trois croyances" non prouvées scientifiquement : faire des universités "complètes" pour promouvoir l’interdisciplinarité, avec une certaine "masse critique" et une "gouvernance renforcée". Elle appelle à plus de différenciation, plus d’hybridation avec le modèle des grandes écoles, à favoriser la création de hub, et à revoir le statut des enseignants-chercheurs.
AEF : Votre livre est un plaidoyer contre les Comue. Pensez-vous qu’il est impossible, pour un même établissement, de mener de front compétition à l’échelle internationale et coordination territoriale ?
Christine Musselin : J’exprime effectivement un franc scepticisme dans la conclusion, mais dans le reste du livre, j’ai surtout essayé, à partir de mes travaux de recherche, de mettre en perspective les différentes réformes qui ont affecté l’ESR ces 10 dernières années, de voir comment elles s’articulent entre elles et à quoi elles ont conduit. J’observe deux changements majeurs : la mise en concurrence des établissements et la mutation de la notion d’université, qui doit désormais être complète, de taille suffisante et avec une gouvernance renforcée.
Or, selon moi, il y a une certaine contradiction à promouvoir simultanément ces deux mouvements de transformation : comment demander aux compétiteurs de courir le plus vite possible tout en les alourdissant avec les coûts de transaction énormes qui caractérisent les regroupements forcés ? Il est difficile de travailler en même temps la compétition et la coopération territoriale. Il y a, pour les établissements d’enseignement supérieur, énormément de manières de coopérer, que ce soit à travers les projets ANR qui nécessitent de trouver des partenaires, à travers H2020 où il faut collaborer avec d’autres pays, ou encore avec les cotutelles de thèse. Mais tout cela ne se fait pas à l’échelle d’un territoire.
Une "nébuleuse de réformateurs"
Dans son ouvrage (p. 207), Christine Musselin décrit la stabilité dans le temps de la politique de site. Elle l’attribue au "caractère faiblement partisan de la politique des regroupements" mais aussi à la "permanence au niveau national d’un petit nombre de personnes" qui partagent les mêmes convictions, occupent "des fonctions de premier plan" (ministère, CGI, IGAENR…) et sont "multipositionnés". Elle cite Bernard Dizambourg, Thierry Coulhon, Jean-Yves Mérindol, Vincent Berger, Gilles Bloch, Lionel Collet, Daniel Filâtre, Jean-Marc Monteil, Yves Lichtenberger, Jean-Richard Cytermann, Jean-Pierre Korolitski ou Pascal Aimé.
AEF : Que reprochez-vous aux Comue ?
Christine Musselin : Les Comue reposent sur trois croyances partagées depuis quelques années par l’ensemble des décideurs politiques – dont des présidents d’université -, martelées sans cesse, et qui ne sont pourtant pas scientifiquement prouvées. La première concerne la "masse critique" : les universités françaises seraient de trop petite taille pour être visibles au niveau mondial. Or la moyenne de la taille des 50 premiers établissements de Shanghai est de 28 000 étudiants (contre 115 à 160 000 pour nos regroupements de Toulouse, Lille, Lyon, Bretagne-Loire ou encore USPC) et aucune recherche ne permet d’établir un lien entre taille et performance.
La deuxième croyance est que les universités de demain devront être pluridisciplinaires afin de favoriser l’interdisciplinarité de la recherche, nécessaire pour répondre aux grands enjeux sociétaux : vieillissement, écologie… Or, dans la plupart des universités dans le monde, on a toutes les disciplines présentes et pourtant l’interdisciplinarité ne se fait pas spontanément. Comme sociologue des organisations, j’ai maintes fois observé qu’il ne suffit pas de rapprocher des bureaux pour que les gens se parlent ! Par ailleurs, la spécialisation n’écarte pas du haut des classements…
Rien ne permet de dire que les présidents les plus directifs soient les meilleurs.
La troisième croyance concerne la gouvernance renforcée : l’idée partagée par tous aujourd’hui est qu’il faut mettre à la tête de l’université un président fort, qui pilote fortement. Or là encore, rien ne permet de dire que les établissements les mieux gérés d’un point de vue managérial soient les plus performants, que les présidents les plus directifs soient les meilleurs. En tout cas, il faudrait le montrer.
En attendant, les Comue sont des espèces de poupées russes qui superposent plusieurs niveaux de décision et rendent très difficile la moindre agilité. Prenons l’exemple d’un VP formation d’une université : il doit travailler avec les autres VP formation des établissements de sa Comue et il a au-dessus de lui le VP formation de la Comue : que représente ce dernier par rapport au président de son établissement ? Au final, ce mouvement est en contradiction avec les évolutions mondiales : nos regroupements ne ressemblent en rien aux institutions actuellement performantes dans le monde !
AEF : Les promoteurs des Comue invoquent souvent comme modèle l’université de Londres, ombrelle institutionnelle réunissant les établissements d’un territoire, ou l’université de Californie (UC), sorte d’agence de coordination territoriale.
Christine Musselin : Nos Comue ne correspondent ni à l’un ni à l’autre de ces deux modèles qui, d’ailleurs, ne concourent pas dans les classements internationaux ! UC laisse une autonomie budgétaire, pédagogique et administrative forte aux campus et ne cherche pas à faire disparaître les établissements et les marques qui leur sont associées au profit de sa propre marque. UC correspond plus à un ministère de Land allemand ou à une région en Espagne. Nos Comue ressemblent davantage à la métastructure qu’est l’université de Londres, à condition de ne pas aller plus loin, comme le propose le rapport Cytermann (lire sur AEF), et de ne pas faire des établissements des composantes de la Comue. L’université de Londres n’est en effet pas considérée comme un établissement ! Sans équivalent dans le monde, elle n’est d’ailleurs peut-être pas un exemple à suivre quand on voit que la LSE a préféré la quitter pour viser un positionnement mondial plutôt qu’une coopération métropolitaine. Les établissements qui restent aujourd’hui dans l’université de Londres ne sont pas les plus réputés.
Plus on reste dans cette voie-là, plus il sera difficile d’abandonner et de revenir en arrière.
AEF : Vous appelez à la fin de votre livre à changer de politique pendant qu’il est encore temps. Mais n’est-il pas déjà trop tard ?
Christine Musselin : Ça ne fait que quatre ans que la loi est passée. Je pense que l’on est encore dans le bon timing pour reconnaître que les Comue n’étaient pas une bonne idée. Mais il faut arrêter vite car à long terme, on sera perdant. On sera pris dans un mécanisme de dépendance au sentier : plus on reste dans cette voie-là, plus il sera difficile d’abandonner et de revenir en arrière.
AEF : Que faut-il faire à la place des Comue ?
Christine Musselin : Il faudrait, quand cela crée une vraie valeur ajoutée pour les établissements concernés, susciter des alliances à des niveaux beaucoup plus "méso" et basées sur des affinités électives, avec des gens qui ont envie de travailler ensemble, qui partagent un projet et qui ne sont pas contraints de rester dans quelque chose d’aussi gros. Prenons l’exemple de Saclay : pourquoi vouloir un seul établissement ou un fonctionnement très coordonné ? Pourquoi ne pas laisser à certaines de nos institutions déjà bien ancrées dans la compétition mondiale, comme Paris-Sud, la possibilité de rester ce qu’elles sont, voire associer un ou deux partenaires de choix ? Je plaide pour privilégier la notion de hub ou de districts universitaires, ce qu’est Saclay d’ores et déjà : il y a beaucoup de lieux très réputés sur la planète, comme Boston, où la plupart des établissements présents bénéficient de l’aura de quelques têtes de proue et qui ne cherchent pas pour autant à créer un seul ensemble.
Pourquoi ne pas laisser à certaines de nos institutions déjà bien ancrées dans la compétition mondiale, comme Paris-Sud, la possibilité de rester ce qu’elles sont ?
AEF : N’est-ce pas nécessaire de coordonner les établissements à l’échelle d’un territoire, ne serait-ce que pour rationaliser l’offre de formation ou de recherche ?
Christine Musselin : Je ne dis pas qu’il n’est pas possible d’avoir des politiques territoriales, mais cela relève davantage du politique, que ce soit au niveau des compétences de la région ou au niveau national avec une politique d’aménagement du territoire. Mais on ne peut pas imposer à des établissements une coordination territoriale qui n’a pas de substrat politique.
Derrière les Comue se cache évidemment une volonté ministérielle de rationalisation et de simplification du pilotage du système français. Mais je ne crois pas que le ministère puisse demander aux établissements de réaliser au niveau des Comue ce que lui-même n’a souvent pas eu le courage politique de faire depuis Paris, comme supprimer les doublons de formation, réunir en un seul lieu des disciplines rares ou fusionner des écoles doctorales.
Je ne crois pas que le ministère puisse demander aux établissements de réaliser au niveau des Comue ce que lui-même n’a souvent pas eu le courage politique de faire depuis Paris.
AEF : On observe que les sites qui fonctionnent bien aujourd’hui résultent de fusions d’universités, les grandes écoles restant étrangères à ces opérations. N’est-ce pas un échec au vu de l’objectif initial de la politique de regroupement ?
Christine Musselin : La plupart des fusions font plutôt sens, mais il est vrai qu’il n’y a pas de réussite dans le mouvement de rapprochement écoles/universités. La fusion des universités empêche le reste de se produire, comme en témoigne la position de l’INPG à Grenoble ou celle des écoles à Bordeaux. Il faudra tout de même regarder ce que donnent certaines isite, je pense notamment à celle de Marne-la-Vallée qui concerne une université avec plusieurs écoles, dont l’École des Ponts. Finalement, les nouveaux ensembles restent trop conformes au modèle universitaire français et ne cherchent pas suffisamment l’hybridation avec le modèle des grandes écoles, ce qui est dommage.
AEF : Que devrait-on emprunter aux grandes écoles ?
Christine Musselin : La mixité entre les deux modèles pourrait au moins se faire au niveau des modes de gouvernance. Je n’ai pas de modèle idéal en tête. On peut très bien fonctionner avec un président élu par exemple, à la condition qu’il puisse choisir ses vice-présidents, mais le point crucial reste aujourd’hui la "hiérarchie intermédiaire" des universités. Aujourd’hui, les doyens ou directeurs d’UFR restent beaucoup trop marginalisés : ils ne sont pas porteurs de la politique du président mais des intérêts de ceux qui les ont élus. En conséquence, les présidents s’appuient souvent plus sur les services centraux que sur les doyens pour gouverner. Or il me semble que l’on ne peut pas diriger une université sans relais internes. C’est vraiment un niveau auquel il est de plus en plus urgent de réfléchir. Enfin, même si cela commence à être esquissé au sein de certaines idex, il va falloir se pencher sérieusement sur la question de la gestion des carrières.
AEF : Vous dites que c’est la concentration des cerveaux et des ressources qui crée la réputation et non les structures. Comment attirer les talents étrangers ?
Christine Musselin : Si l’on veut être dans les 20 premiers de Shanghai, il "suffit" de mettre énormément de moyens sur un établissement qui va recruter les meilleurs dans le monde entier. Mais il reste à savoir si c’est bon pour l’ensemble du système universitaire français.
À quel prix veut-on donc des universités françaises dans les 20 premières mondiales ?
Si je pense qu’il n’est pas en soi mauvais de vouloir être dans le top du classement de Shanghai et qu’il faut viser la recherche de pointe, il faut se demander à quel prix et jusqu’où on est prêt à le payer. On cite souvent le système américain, mais parlons de son coût : il y a évidemment des universités extrêmement performantes comme Berkeley, Stanford, Harvard. Mais on trouve aussi des community colleges où la situation est terrible, où les étudiants ressortent rarement avec un diplôme. Et les taux d’échec des comprehensive universities ne sont pas très loin des taux d’échec français. À quel prix veut-on donc des universités françaises dans les 20 premières mondiales ?
Aujourd’hui, je ne sais pas calculer l’impact des politiques d’excellence sur le système dans son ensemble. J’aimerais d’ailleurs travailler sur cette question en Allemagne : le système après l’Exzellenzinitiative est-il globalement meilleur qu’avant ? Ou assiste-t-on à l’émergence de bulles super bonnes alors que le reste du paysage se dégrade ? Y a-t-il un étirement du système avec une grosse partie des établissements à la remorque ou bien tout le monde en bénéficie-t-il globalement malgré une plus forte différenciation ? Il faudra trouver les bonnes mesures de la performance d’un système d’ESR.
AEF : Vous vous prononcez donc en faveur d’une vraie différenciation du paysage universitaire ?
Christine Musselin : Je ne vois pas comment on peut faire autrement et pas seulement si l’on veut être dans la compétition internationale. Même si cela bouscule mes propres valeurs, je crois qu’il faut être réaliste. Vu la diversité des étudiants et des emplois, on ne peut pas avoir un standard de formation identique sur tout le territoire. Après, faut-il que certains établissements deviennent des collèges à trois ans qui feraient un travail d’orientation sélective des étudiants, certains terminant leur licence avec un diplôme plutôt professionnel et d’autres passant au niveau des masters qui seraient filières d’excellence ? Ou faut-il que tous les établissements aillent de la licence au doctorat ? Ce sont des questions à débattre.
AEF : Cela ne risque-t-il pas de créer également des carrières à deux vitesses pour les enseignants-chercheurs, ceux qui enseigneront en collège universitaire et les autres ?
Christine Musselin : C’est aux pouvoirs publics d’imaginer des carrières attractives et valorisées pour ceux qui rejoindraient ces établissements ! Il ne faut pas que cela soit une punition de vouloir s’engager dans l’enseignement et de faire mieux réussir les étudiants de licence. Je crois qu’il y a une vraie carte à jouer en ce moment avec tous les mouvements autour de l’innovation pédagogique qui sont en train de prendre de l’importance.
On peut tout à fait imaginer des carrières avec des pondérations différentes entre les trois activités que sont l’enseignement, la recherche et les responsabilités administratives.
AEF : Cela impliquera-t-il de revoir le statut des enseignants-chercheurs ?
Christine Musselin : Probablement. Il faut notamment reconnaître que le métier ne se divise pas entre 50 % du temps pour l’enseignement et 50 % pour la recherche car c’est faux. On peut tout à fait imaginer des carrières avec des pondérations différentes entre les trois activités que sont l’enseignement, la recherche et les responsabilités administratives, à condition que les gens ne perdent pas financièrement quand ils font l’un plutôt que l’autre. C’était la grosse erreur de la modulation de services envisagée en 2009 : c’était à la fois une stigmatisation - "tu vas faire plus d’enseignement parce que tu ne fais pas de recherche" - et une perte de salaire puisque tout ce qui était fait avant sous forme d’heures complémentaires était intégré dans le salaire de la personne. Une sorte de double peine. Ce n’est pas le meilleur moyen de valoriser une activité.
[1] Christine Musselin est directrice scientifique de Sciences Po (depuis mai 2013) et a été directrice du CSO de février 2007 à mai 2013. Elle a aussi été membre du jury de la première vague de l’Exzellenzinitiative allemande. Son dernier livre "La grande course des universités" est publié au Presses de Sciences Po.