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Trois analyses du rapport Aghion (janvier 2010)

samedi 30 janvier 2010, par Laurence

Trois analyses ci-dessous :

- celle de Michel Barthélémy (qui met l’accent notamment sur l’absence de réflexion concernant "l’excellence")
- celle d’Indépendance des chercheurs (qui fait d’abord le point sur les membres de la commission Aghion)
- celle de Christophe Pebarthe (qui prend un Philippe puis l’autre, dont il décrypte les détours rhétoriques)

« Excellence » des établissements d’Enseignement supérieur et de recherche (ESR) et collégialité académique : une cohabitation équilibrée ? par Michel Barthélémy, CNRS-CEMS (EHESS)

La question de l’excellence figure dans la titre du rapport d’étape de P.
Aghion sur « L’excellence universitaire : leçons des expériences
étrangères »
.

Ce qui frappe immédiatement, c’est que le terme en question n’est pas
explicitement défini dans le document. En revanche, il est énoncé tout
d’abord que l’excellence est un secteur dans lequel il convient
d’investir, ensuite que la notion qualifie un type d’enseignement
supérieur, le bien nommé : « enseignement supérieur d’excellence ».

L’excellence semble donc désigner, tour à tour ou cumulativement :

1- La proportion de titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur (ES)
rapportée à la population d’un pays donné ;

2- Une politique de développement de l’ESR assise sur un ensemble de
leviers :

- A : Autonomie, sur les plans pédagogique, financier et gestion des RH
- B : Moyens, qui concerne la part de l’effort de financement public
consacré aux étudiants
- C : Incitations, sous la forme de recherches par projets à financement
pluriannuel, sur des thèmes proposés par la communauté scientifique et
évalués par les pairs.

Rendre ces éléments étroitement dépendants les uns des autres est présenté
comme la clé de l’engagement des établissements d’ESR dans un horizon
concurrentiel à l’échelle planétaire. L’excellence, adossée aux
classements internationaux qui lui donnent sa véritable « mesure »,
apparaît alors tout simplement comme le fait de se donner les objectifs et
les moyens qui vont avec l’impératif de toujours mieux faire. Les
classements servent alors d’étalon objectif de l’attractivité effective
d’un établissement d’ESR vis-à-vis des (meilleurs) étudiants, enseignants
et chercheurs du monde entier.

3- Un état de fait, soit l’existence de certaines universités à la
réputation établie, et tout naturellement choisies comme modèles de « 
bonnes pratiques » à suivre par les autres (c’est d’ailleurs sur ce
standard là que les auteurs du rapport se sont appuyés pour établir leur
comparaison et leur synthèse).

Il ressort de cette présentation la mise en avant d’une logique de
compétition internationale (mais également locale) qui a pour
justification affirmée une finalité essentiellement économique. Tel qu’il
se présente, ce rapport semble être une version en langage naturel
(quoique parfois jargonnant, à commencer par le terme fourre-tout d’« 
excellence » lui-même), un habillage discursif d’un tableau de bord. Il
s’en dégage une vision très managériale et entrepreneuriale du
fonctionnement et de la gestion d’une université. Dans ce cadre, que
celle-ci conserve une part de collégialité ou non, peu importe finalement,
puisque l’objectif et les contraintes à prendre en compte par le pouvoir
administratif comme académique (lorsque la distinction existe) sont les
mêmes : il s’agit en gros de s’efforcer de tirer son épingle du jeu dans
une compétition ouverte – mais pas forcément égale, certains partant avec
beaucoup plus de moyens que d’autres – visant à servir les intérêts
économiques du pays de l’université concernée. Ce qui, en soi, n’est pas
scandaleux, mais peut le devenir à partir du moment où il éclipse les
missions traditionnelles et exclusives de l’Université, comme espace
désintéressé de production et de transmission de la connaissance, y
compris sous un jour critique.

L’organisation des universités

Le rapport fait le constat d’une diversité, de formes d’organisation mais
fait ressortir des constantes censées distinguer les « meilleurs »
établissements, toujours définis d’après la liste des classements
internationaux. Il s’agit de l’équilibre trouvé entre légitimité exécutive
et administrative (CA, souvent composés d’une majorité de personnalités
extérieures à l’établissement et au milieu universitaire - et
présidence), d’un côté, légitimité académique (sénat et exécutif
académique), de l’autre.

Là encore, la prédominance dans ce système des non-universitaires,
représentants du monde économique et financier, dans les CA, qui nomment
le président, laisse planer un doute sur la possibilité pour un Sénat
académique, aujourd’hui inexistant dans le système français, de faire
entendre et prendre en compte ses priorités, à partir du moment où une
divergence se manifesterait avec celles établies par les membres du CA. Or
ces derniers valident les programmes académiques et les nominations
d’enseignants-chercheurs.

Malgré cela, il semble, à en croire le rapport, qu’un équilibre puisse
être trouvé entre les deux pouvoirs (y compris à Oxford et Cambridge dont
il est à signaler que les CA ne comprennent aucun représentant du monde
économique, mais des universitaires externes).

Cependant, le problème majeur, me semble-t-il, demeure lié au fait de
n’envisager la connaissance que sous la forme d’une ressource finalisée
devant contribuer directement – par ses résultats exploitables – et
indirectement – par le biais des formations « professionnalisantes »
qu’elle délivre - à la croissance économique. Ce qui est vrai de
certaines branches du savoir et beaucoup moins, voire pas du tout, pour
d’autres, qui ont d’autres intérêts que celui-là. Quid de la survie de ces
disciplines princessedecléviennes dans le cadre d’une
université-entreprise opérant sur un « marché de la connaissance »
mondial, dans un contexte concurrentiel reposant sur la pertinence
économique des connaissances produites ? Et est-il si nécessaire que cela
de faire en sorte que la composition des CA retire aux universitaires le
contrôle de leur « outil de travail » ? Question connexe : qu’en est-il
des voies alternatives, préoccupées par la mise en œuvre d’une autonomie
de l’ESR à l’égard des pouvoirs et des pressions de la part d’acteurs
sociaux (économiques, politiques, etc.) tenus par les impératifs de
l’heure, ceci afin de garantir au monde académique un horizon et un mode
de fonctionnement plus adapté à ses objets, ses missions et raison d’être
au sein de la société ?

La notion d’excellence, définie en tant que simple mesure de la
reconnaissance à travers une réputation à faire, à préserver ou renforcer,
d’après des critères objectifs, au sens où ils sont désengagés de ce qui
fait le cadre et le sens pratiques effectifs des activités conduites dans
ce milieu pour ses acteurs, doit-elle être acceptée (et avec elle son
cortège de contraintes et contrôles technocratiques) sans distance
critique par la communauté scientifique et, au-delà, par les citoyens,
catégorie à laquelle appartiennent également les travailleurs
scientifiques ?

A cet égard, le fait que le rapport du Conseil des humanités et des
sciences sociales
(CDHSS) comme, de façon moins marquée, le rapport de la
mission Aghion, mette en avant une approche privilégiant le « service
rendu » par les établissements d’ESR à l’« étudiant », comme critère de
jugement de la qualité de son organisation, de son fonctionnement et de
ses résultats, pour pertinent qu’il soit, est un choix d’angle de vue
problématique, car insuffisant à lui seul à rendre compte de l’ensemble
des orientations, activités, missions, voire intérêts auxquels a à faire
face le système éducatif. Cette option est un peu l’équivalent, pour ce
registre d’activités, du rôle joué par la figure de « l’actionnaire » dans
le monde de l’entreprise. Elle conduit à une dépossession des agents du
secteur de la place qui est la leur et de leur pouvoir de décision sur
leurs orientations et conditions de travail en relation avec leur
environnement.

Par ailleurs, l’idée évoquée par le rapport d’étape selon laquelle la
promotion de « l’excellence », telle qu’il l’entend, ne doit pas creuser
davantage l’écart entre les établissements, mais doit avoir un effet
d’entraînement sur l’ensemble du système et non sur les universités déjà
les mieux dotées, s’apparente, au mieux, à un vœu pieux. D’autres
scénarios sont également envisageables qui sont moins heureux pour les
universités n’étant pas en mesure de suivre la surenchère à la course sans
fin que promet et promeut le modèle vanté dans le rapport.

A ce propos, on nous laisse entendre qu’il s’agit simplement de s’aligner
sur les meilleurs élèves de la classe. Tel est le but de la réforme, si
l’on ne veut pas demeurer à la traîne de l’attractivité des meilleurs
(étudiants, enseignants, chercheurs) et donc des plus créatifs dans le
domaine des applications brevetables et profitables. Le modèle semble, de
prime abord, stable voire statique. Or, rien ne dit qu’il l’est et encore
moins qu’il le demeurera une fois qu’un plus grand nombre d’universités
seront effectivement entrées dans la ronde.


Les conséquences à terme de ce modèle ne sont manifestement pas évoquées.

L’optimisme prévaut et tient lieu de garantie (l’effet d’entraînement). On
peut se demander si un objectif non expressément revendiqué n’est pas au
fond de normaliser l’ESR à la mode libérale en une vaste entreprise
considérée, financée et évaluée en fonction de ce qu’elle rapporte d’un
point de vue économique ? Si tel est bien le cap que prend ce secteur, bon
gré mal gré, est-ce à ses acteurs d’y contribuer activement et
préférentiellement à tout autre objectif, à commencer par ceux qui
s’imposent à eux et qui prennent leur source dans le rapport individuel et
collectif qu’ils entretiennent avec les objets de leurs recherches ?
D’autres voies sont-elles concevables ? Avec quelle organisation
d’échange, de débat entre scientifiques et également entre scientifiques
et le reste de la société ?

***

"Rapport Aghion et recherche prolétarisée", par Indépendance des chercheurs

Développer un « marché du travail international de la recherche ». Tel est l’un des objectifs explicitement affichés dans le rapport d’étape sur la « problématique de l’excellence » remis à Valérie Pécresse par la commission que préside Philippe Aghion, professeur d’Economie à l’Université de Harvard. La recherche est présentée dans ce rapport comme une « activité de production » mondialisée. Au même moment, le Conseil des Ministres du 27 janvier annonce un nouveau renforcement de la « coopération franco-allemande dans les domaines de l’innovation, de la recherche, de l’éducation et de l’enseignement supérieur », manifestement dans le cadre de l’application du Traité de Lisbonne entré en application en décembre dernier, du Processus de Bologne et de la stratégie de Libonne adoptée il y a dix ans. Des ingrédients essentiels d’une politique invariablement poursuivie depuis vingt-cinq ans environ et qui a conduit à l’actuelle crise économique, mais que l’on continue à appliquer coûte que coûte. De même, alors que la commission de dix « experts » que préside Philippe Aghion compte notamment trois professeurs en exercice d’importantes universités des Etats-Unis (Harvard, Stanford, MIT), aucune conséquence ne semble avoir été tirée de la crise actuelle du système universitaire US. Pour un rapport remis au gouvernement et qui s’intitule : « L’excellence universitaire : leçons des expériences internationales », accompagné de surcroît d’une présentation avec le titre : «  L’excellence universitaire : leçons des expériences étrangères », c’est pour le moins un peu mince. Surtout, si on pense que les « vérités » de ces « spécialistes » conduisent notamment au démantèlement du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et des autres établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST), ainsi qu’à la privatisation de fait de nos universités publiques.

A la place du CNRS et des EPST, un «  marché du travail international de la recherche » avec une « évaluation au plan international » contrôlée de fait par des lobbies de coupoles influentes. Comme recette, c’est bien simple.

Trop, précisément, si on pense à la manière dont les « conseils » et « expertises » de ce genre de coupoles ont placé les pays occidentaux au bord du gouffre.

Dans l’ensemble, le rapport remis hier à Valérie Pécresse constitue une collection de lieux communs bien connus et de recettes « managériales » répétés une n-ième fois, toujours avec la même suffisance et sans aucun réel argument à l’appui.

Comme si le système universitaire US, posé en exemple dans sa version la plus caricaturale par le rapport Aghion, ne traversait pas une crise profonde.

Pourtant, les membres de la commision présidée par Philippe Aghion étaient censés connaître cette réalité de très près. Par exemple :

- Philippe Aghion, membre du Conseil d’Analyse Economique (CAE) en France, est professeur d’Economie à l’Université de Harvard, l’une des plus touchées par la crise du système universitaire US et qui a notamment perdu 11 milliards de dollars de fonds propres capitalisés et 1.8 milliards en liquidités.

- Bengt Holmstrom est professeur d’Economie au Massachusetts Institute of Technology qui « n’a perdu que » deux milliards de dollars, soit 20% environ de son patrimoine capitalisé .

- Caroline Hoxby est professeur d’Economie à l’Université de Stanford dont les pertes sont actuellement estimées à 4 ou 5 milliards de dollars US, sur des fonds propres capitalisés dont la valeur était de 17.2 milliards en 2008 et pour lesquels l’université déclare à présent une valeur de 12.6 milliards.

On remarquera, en passant, la « grande diversité » des disciplines représentées dans cette commission. Avec également l’ancien conseiller de la présidence de la Commission Européenne André Sapir, professeur d’Economie à l’Université Libre de Bruxelles, membre du groupe d’analyse des politiques économiques auprès de José Manuel Barroso, « Senior Fellow » du think tank Bruegel et chercheur au CEPR (Center for Economic Policy Research).

Voir, pour le controversé « rapport Sapir » de 2003 « An Agenda for a Growing Europe. Making the EU Economic System Deliver », le lien :http://www.euractiv.com/ndbtext/innovation/sapirreport.pdf

Philippe Aghion fut, précisément, l’un des auteurs de ce rapport.

Un autre économiste de la commission Aghion est Mathias Dewatripont, professeur d’Economie à l’Université Libre de Bruxelles et visiting professor au MIT. Plus son ancien directeur de thèse à l’Université de Harvard, Andreu Mas-Colell, ou encore : le directeur du Max-Planck Institute for Research on Collective Goods, l’économiste Martin Hellwig ; l’économiste et ancien ministre hollandais Jo Ritzen ; le directeur de la Fondation Nobel et ancien ministre suédois Michael Sohlman ; et Wilhelm Krull, Secrétaire General du Volkswagen Stiftung.

Un rapport sur « L’excellence universitaire : leçons des expériences internationales » a donc été rédigé par un groupe formé intégralement d’économistes et de « gestionnaires ».

La remise de l’actuel rapport d’étape de la commission que préside Philippe Aghion coïncide avec une accélération de l’application de la stratégie de Lisbonne et de la mise en place du tant vanté « marché européen de la recherche ». Sauf que, comme le signale explicitement le rapport Aghion, il s’agit en réalité d’un marché mondial et pas européen, «  main d’oeuvre intellectuelle » comprise.

A noter que d’emblée, dans l’introduction au rapport de janvier 2010, Philippe Aghion lui-même écrit notamment :

« Ma conviction est que la France dispose d’ores et déjà d’atouts très importants pour relever ce défi, que les réformes engagées depuis quelques années contribuent à mettre en valeur. »

(fin de citation)

C’est donc un rapport par définition favorable à la politique de Valérie Pecresse.

Quant à la thématique du rapport, elle réduit d’emblée les investissements dans la recherche à «  investir sur l’excellence » ou, plus concrètement, dans « l’enseignement supérieur d’excellence », les organismes de recherche n’étant même pas mentionnés. Tel est donc le postulat de départ.

Pour lire la suite

***

"It’s the economy, stupid !", De l’excellence des universités françaises selon le rapport Aghion, par Christophe Pebarthe (Bordeaux III)

Pour lire ce papier sur le blog de médiapart

Assurer l’excellence des universités françaises ? Renforcer la compétitivité internationale de son système universitaire ? Les enjeux ne sont pas minces et il était dès lors certain que Philippe Jacqué ne manquerait pas d’attirer l’attention des lecteurs du Monde sur le rapport récemment remis par Philippe Aghion, professeur d’économie à l’université de Harvard, à la ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Fallait-il pour autant se contenter de reprendre, parfois mot à mot, des passages de ce texte, en oubliant même les guillemets, sans en proposer une analyse ? Pour le moins, il aurait été pertinent d’attirer l’attention sur les définitions proposées de l’excellence universitaire. Sauf à considérer comme triviale cette question, comme si la compétitivité des universités n’appelait aucune interrogation. En concurrence, le système universitaire français ? Avec qui ? Sur quel marché ? Faut-il donc une marchandisation du savoir et de l’enseignement supérieur ? Quel sens donner à l’attractivité des universités ? Sauf à considérer que le débat soit sans objet parce que, comme d’aucuns aimaient à l’affirmer doctement à l’époque du président William J. Clinton, devant tous ceux qui formulaient des objections à telle ou telle disposition politique : "It’s the economy, stupid !"...

Philippe Aghion évacue dès la première page le problème, tant "la problématique de l’excellence universitaire" (p. 2) va de soi pour lui. Il s’agit donc d’"alimenter la réflexion sur les moyens à employer pour faire émerger, en France, des pôles d’excellence dans l’enseignement supérieur et la recherche". Avec deux objectifs : "rivaliser avec les meilleures universités au niveau mondial ; et servir de socle à un système universitaire performant dans l’ensemble de ses missions, à commencer par l’insertion professionnelle des jeunes". Tout en promettant un rapport final, on en frémit d’impatience, le postulat est clair. Par le recours à la notion d’émulation - il est probable que les rédacteurs ont souhaité éviter le mot "concurrence" trop explicite -, tout le système connaîtra un effet d’entraînement et amènera les universités à offrir aux étudiants ("jeunes" dans le texte) des "formations valorisantes les préparant à la vie professionnelle".

Face à de tels enjeux, et conscient des retards français, le lecteur du Monde ne manquera pas de bougonner. L’Université et plus généralement le service public ne sont-ils pas, par principe, crispés sur leurs acquis et incapables de se réformer ? C’est qu’il aura mal lu Philippe Aghion. En serviteur zélé du pouvoir, celui-ci a pris garde d’afficher sa conviction : "la France dispose d’ores et déjà d’atouts très importants pour relever ce défi, que les réformes engagées depuis quelques années contribuent à mettre en valeur" (p. 2). Et d’égrener toute une série de dispositions dont la nature est bien différente (p. 13). Entre le grand emprunt et des lois ("de programmation de la recherche" en 2006 et la loi "LRU" en 2007 par exemple), des promesses qui n’engagent que ceux qui les croient ("engagements gouvernementaux sur la croissance du budget de l’enseignement supérieur en 2007"), quoi de commun sinon la propagande gouvernementale, une politique de communication ? Les universités sont-elles vraiment autonomes depuis 2007 ? Ou bien s’agit-il d’un slogan, repris par Philippe Aghion, sans aucune mise en perspective ? Bref, est-il nécessaire de rappeler que les universités n’ont pas attendu 2007 pour être autonomes ?

À moins que derrière l’autonomie, le terme, ne se cache une réalité plus triviale, une mise en cause radicale de l’Université française. Le lecteur du rapport, celui du Monde peut lui continuer à dormir tranquille, en trouve la confirmation un peu plus loin (p. 17). L’autonomie sera pédagogique, financière et en matière de gestion des ressources humaines ou ne sera pas. Les illustrations proposées pour chacun des aspects ne manqueront pas de faire réfléchir : "création de nouveaux diplômes", "recrutement des enseignants", "salaires/primes"... Une traduction conséquente de ces principes en France reviendrait, par exemple, à abandonner le caractère national des diplômes ou bien encore le statut de fonctionnaire d’État des universitaires. Mais la production scientifique des universités est à ce prix (cf. les graphiques p. 18-20). La logique du Power Point, de l’expert contre celle de l’idéologue - pour le nommer autrement, l’universitaire, soucieux d’une réflexion critique - vaut démonstration. Ce dernier ne peut qu’imaginer l’adhésion d’un public autorisé, ministre, hauts fonctionnaires et conseillers, devant des diapositives et un professeur d’économie à l’université de Harvard (sans doute serait-il préférable de dire "Harvard University" en n’omettant pas les accents toniques...), murmurant ensemble, sur un air de Jean Ferrat, qu’"un graphique a toujours raison", en particulier lorsqu’il est directement tiré du classement de Shangaï.

Les mauvais esprits ne manqueront pourtant pas de s’interroger, en partant du rapport lui-même (p. 8). "Malgré leurs limites, les classements internationaux sont une façon éclairante d’appréhender la qualité du potentiel scientifique des établissements d’un pays". Limites ? Éclairants ? Le maniement de la contradiction, qu’il faut dépasser (sans doute un héritage marxiste), semble devenir le fin du fin de l’expertise. En effet, une référence simple au classement de Shanghai n’aurait pas manqué d’attirer l’attention, tant cette hiérarchie annuelle qui intéresse en particulier les journalistes français car ils peuvent se repaître du supposé déclin universitaire de la France, a fait l’objet de critiques nourries et conséquentes. Philippe Aghion ne tombe pas dans ce piège élémentaire. Il reconnaît donc des limites, dont il ne dit rien, pour mieux s’incliner devant les résultats du classement. Autrement dit, à celui qui contesterait la validité de la démonstration, il n’aura qu’à rappeler qu’il est conscient du biais induit par ces études internationales (p. 9). Mais de l’effet potentiellement trompeur, il ne sera pas question.

Quelle meilleure preuve qu’ici compte avant tout le résultat et non la démonstration ? Les aveux ne s’arrêtent toutefois pas là. En conclusion de la première partie ("Les caractéristiques de l’excellence universitaire"), figure une mise en garde révélatrice : "Les imperfections des classements (biais vers les sciences dures et les sciences du vivant) ne doivent pas conduire à ignorer les sciences humaines et sociales pour lesquelles il convient de trouver des modalités d’évaluation pertinentes de l’excellence" (p. 25). L’auteur du rapport d’étape a donc encore du travail avant le rapport final. Quant au lecteur, il ne pourra que s’étonner de cet oubli des sciences humaines et sociales pour définir l’excellence des universités françaises et s’interroger sur les mesures proposées pour l’accroître, si celles-ci ne concernent qu’une fraction des disciplines universitaires. De même, l’ambition d’un renforcement de la compétitivité sur le plan international trouve une limite : "une attention particulière doit néanmoins être portée sur certaines disciplines des sciences humaines et sociales pour lesquelles l’international n’est pas toujours pertinent" (p. 44). Décidément, l’expertise n’est pas une science.

Cette habileté rhétorique ne s’arrête pas là. Le rapport semble chercher à empêcher toute critique. À ceux qui s’inquièteraient de la logique incitative (par exemple, le financement à l’activité par opposition à un financement pérenne), Philippe Aghion oppose un principe intangible : "la logique incitative ne doit pas conduire au ‘court termisme’ et à brider la créativité et la prise de risque, d’où l’importance d’apprécier la performance sur plusieurs années et de mettre en place des financements à long terme. Elle ne doit pas non plus empêcher les logiques de coopération" (p. 21). Comme exemple français de mise en place de cette incitation, le rapporteur cite l’Agence Nationale de la Recherche (A.N.R.) qui finance des projets quadriennaux. Pourtant, lorsqu’il s’agit de définir les initiatives d’excellence qui relèvent de la logique incitative, Philippe Aghion précise : "Un engagement financier de long terme (au moins 5 années)" (p. 44). Mais qui s’arrête à ces détails ? L’essentiel n’est-il pas de conclure que le gouvernement actuel et ses prédécesseurs immédiats sont sur la bonne voie, celle de l’excellence, telle qu’elle est pensée et décrite par les experts ?

Tout à sa volonté de démontrer l’excellence... des réformes en cours, le portrait dressé de "l’organisation et de la gouvernance des pôles universitaires d’excellence" fait fi de la situation française et même du cas de certaines universités étrangères, trompant les lecteurs les plus rigoureux. Trop pressé sans doute de faire conclure à son lecteur que le système universitaire français est sur la bonne voie depuis la loi LRU, abusé, en tout cas par la mécanique rhétorique du rapport, Philippe Jacqué va ainsi jusqu’à affirmer que les conseils d’administration (C.A.) des universités françaises sont largement composés de personnalités externes. Las, les faits sont têtus ! Sur trente-et-un membres (un cas parmi d’autres), les administrateurs extérieurs sont au nombre de huit. Plus intéressant encore (p. 35), la comparaison des compositions des C.A. entre les États-Unis et l’Europe fait apparaître deux exceptions (Cambridge et Oxford, excusez du peu). Dans un cas comme dans l’autre, sur vingt-cinq membres, il n’y a aucune personnalité provenant du secteur économique et les enseignants chercheurs représentent une large majorité (seize ou quinze conseillers). Et pourtant, Cambridge et Oxford affichent un classement remarqué par Philippe Aghion (p. 9) ; celui de Shanghai (respectivement 22ème et 42ème), Webometrics (respectivement 9ème et 18ème) et Time Higher Education (respectivement 2ème et 5ème). Sans nul doute la conséquence d’un biais ou d’une limite...

Probablement pour tempérer son soutien inflexible à la politique universitaire menée par le gouvernement, mais en restant dans le cadre du rapport Aghion, Philippe Jacqué concède la nécessité de modifier certains aspects de la gouvernance des universités à la mode de la loi LRU. Au C.A. resserré, devrait s’ajouter "une instance académique (sénat) large, qui conseille le président élu par le CA, ainsi que des comités ad hoc (enseignants-chercheurs internes et externes) qui décident ou non d’entériner les propositions de nominations ou de promotions d’enseignants-chercheurs émanant des départements ou ‘graduate schools’ (où l’on prépare le master et le doctorat aux Etats-Unis)", un "équilibre [...] en particulier demandé par les universitaires afin de limiter les pouvoirs des présidents d’université". De quels universitaires s’agit-il ? Quelles organisations représentatives Philippe Jacqué a-t-il consulté sur ce point particulier ? À moins que, malicieusement, il ne fasse ici référence à la demande d’abrogation de la loi LRU, pointant en particulier une de ses conséquences, à savoir l’affaiblissement des Conseils scientifiques et des Conseils des Études et de la Vie universitaires, instances qui, dans l’organisation institutionnelle précédente, valaient bien un sénat. Le même soupçon gagne le lecteur lorsqu’il réfléchit à ses comités ad hoc (cf. p. 41) qui, par exemple, recrutent les jeunes chercheurs, sans faire appel à des personnalités extérieures, alors même que la loi LRU a fait disparaître les commissions de spécialistes (qui comportaient malgré tout des personnalités extérieures) au profit de comités de sélection (comprenant au minimum une moitié d’extérieurs) censés améliorer le recrutement.

Mais ne prêtons pas, sans une vérification effective, de courage interprétatif à Philippe Jacqué, même par sous-entendus. Contentons-nous de noter qu’il se garde bien de décrire ce que le rapport entend par une université d’excellence, sinon que la ministre s’y est intéressée et qu’elle est "avant tout multidisciplinaire, qu’elle offre une formation tant au niveau de la licence qu’au niveau du master et du doctorat (graduate schools), et qu’elle s’organise sur trois ‘niveaux’ : université à la gouvernance affirmée et équilibrée, composantes (écoles, graduate schools) et départements disciplinaires". Pourtant, Philippe Aghion établit des "seuils critiques pour atteindre l’excellence comme pôle", tout en faisant une précision pour le moins absconse ("Il existe bien sûr des viviers d’excellence de niveau international de taille beaucoup plus limitée, mais il ne s’agit pas de pôles") : des budgets de 1,7 milliard de dollars, 2 700 enseignants chercheurs et 17 000 étudiants dont 20 à 30% en doctorat (p. 16, moyennes établies sur les dix ou vingt premières universités du classement de Shanghai). Quelle université française, fusionnée ou non, peut espérer afficher des chiffres comparables ? Quelle université compte aujourd’hui, et peut raisonnablement espérer compter demain sauf accroissement miraculeux de sa dotation et/ou création d’emplois statutaires, un enseignant pour six étudiants ? Rappelons que la moyenne française est d’un enseignant pour seize étudiants (rapport au Sénat n°382, 10 juin 2008, p. 44)... Alors, intéressée Madame Pécresse ?

Structurellement sous-financées par l’État, gangrenées par un sous-encadrement administratif et pédagogique, abruties par des réformes qui sapent de l’intérieur ses missions traditionnelles d’enseignement et de recherche, désorganisées par des présidents dont les pouvoirs peinent à trouver leurs limites, les universités françaises n’ont certainement pas à afficher comme ambition première de participer à une hypothétique compétition mondiale. Elles doivent au contraire s’inspirer du discours tenu par Drew Gilpin Faust, première présidente de l’université d’Harvard, le vendredi 12 octobre 2007, peut-être en présence, qui sait ?, de Philippe Aghion. Dénonçant les effets délétères des "exigences d’évaluation des enseignements et de l’obligation de former la main-d’oeuvre destinée à une économie mondialisée", elle a défendu les enseignements et les connaissances "parce qu’ils définissent ce qui, à travers les siècles, a fait de nous des humains et pas parce qu’ils peuvent améliorer notre compétitivité mondiale".

Une furieuse envie s’empare alors du lecteur du Monde et du rapport d’étape qui se prend à rêver de pouvoir dire crânement à la ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse, au professeur d’économie à l’université de Harvard, Philippe Aghion, et à Philippe Jacqué, "it’s the university, stupid".