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L’édition scientifique (1) et (2) - Jean Pérès, "Acrimed", 4 août 2011

jeudi 11 août 2011, par Laurence

1. L’édition scientifique : un oligopole profitable

Le petit monde de l’édition scientifique qui permet aux chercheurs de communiquer entre eux n’est pas un monde à part. Ou en tout cas, il ne l’est plus depuis que quelques sociétés capitalistes ont compris qu’il y avait là de l’argent, beaucoup d’argent à gagner, et qu’elles s’y sont appliquées avec la délicatesse qu’on leur connaît. Mais depuis quelques années, la communauté scientifique s’est ressaisie et s’appuyant sur ses idéaux universalistes et sur Internet, elle est repartie à la conquête de sa communication confisquée.

Ce premier article aborde, d’un point de vue économique l’édition des revues scientifiques du secteur sciences, techniques et médecine (STM) [1]. En effet, c’est dans l’édition STM que la pénétration de la logique marchande, qui nous intéresse ici, est de loin la plus avancée. Le modèle économique que cette logique a établi, fort rentable, risque de faire des émules, du côté des sciences humaines et sociales (SHS), ou de Google Books par exemple. C’est donc comme à la représentation de ce qu’il faut éviter, une sorte d’anti-modèle, que nous nous y attachons.

Alors que le livre joue encore un grand rôle dans la communication scientifique dans les SHS, ce sont presque exclusivement les revues qui jouent ce rôle dans les STM. Elles en sont le média de prédilection. Dès l’origine (XVIIe siècle), les sociétés savantes, soucieuses de faire connaître leurs travaux, sont les éditeurs naturels des revues scientifiques, fonction qu’elles assurent jusqu’au milieu du XXe siècle, et encore aujourd’hui pour une bonne part. Après la guerre de 1939-1945, face à l’explosion des budgets de la recherche et du nombre des chercheurs, les sociétés savantes, mal adaptées à ce nouveau contexte, ont dû céder une grande partie de leur activité à des sociétés commerciales. Après une période de montée en charge, ces dernières connaissent, à partir des années 1970, une prospérité qui ne s’est par la suite jamais démentie.

Un oligopole à franges

Le marché - puisqu’il s’agit bien de cela - des revues scientifiques ressemble à tous les autres et à aucun autre.

Il ressemble à tous les autres (industries culturelles, d’édition ou de presse, mais aussi par exemple la grande distribution ou l’industrie pétrolière) puisqu’il est dominé par quatre grands groupes. Par ordre d’importance : Elsevier-Sciences (Hollandais, 2494 titres dont 253 en sciences sociales) [2], Springer-Kluwer (suédois, environ 2000 titres dont 206 en sciences sociales), Wiley-Blackwell (anglais, 1492 titres dont 500 en sciences sociales), et Taylor & Francis (anglais, 1300 titres dont 543 en sciences sociales). À titre de comparaison, le plus important éditeur français de STM, EDP Sciences, dispose de 50 titres.

Sur une quantité de revues STM évaluée, à l’échelle mondiale, à environ 25000, les quatre leaders du secteur s’en partagent autour de 8000 tandis que les deux autres tiers se distribuent sur quelques milliers de sociétés savantes et autres petits éditeurs dont certains peuvent être assez importants. D’où l’appellation imagée d’ « oligopole à franges » affectée à ce type de structure. Mais les 8000 revues possédées par les grands groupes ne sont pas les moindres : elles comprennent la moitié des revues qui sont classées parmi les plus demandées…

Ces quatre groupes se sont constitués au cours du temps, comme bien d’autres, par des stratégies de fusions acquisitions, et le nombre des revues dont ils sont les propriétaires augmente en permanence. Toutes cotées en bourse, ces sociétés ont pour la science – on le devine - une passion proportionnelle au cours de leurs actions. L’une d’entre elles, Springer-Kluwer, était même détenue par deux fonds d’investissement anglais, Cinven et Candover [3] qui, associés pour l’occasion, l’ont à leur tour revendue en février 2010 à un fond d’investissement suédois, EQT, pour 2,3 milliards d’euros (soit une plus value de 700 millions).

En 1995 Herman Bruggink, alors coprésident de Reed Elsevier, maison-mère d’Elsevier-Sciences annonçait dans Le Monde la nécessité pour le groupe de se séparer de sa branche « presse grand public » dont les marges bénéficiaires « plafonnaient » à 14% contre 26% pour la branche professionnelle et surtout 34% pour les publications scientifiques. Ce taux de rentabilité exceptionnel explique qu’un groupe comme Reed Elsevier ait pu être conduit à faire des concessions à certaines réclamations de chercheurs [4]. La rentabilité actuelle, pour les gros éditeurs STM, est supérieure à 25%.

Dans l’ensemble, les prix des revues scientifiques STM ont augmenté entre 1986 et 2003 (17 ans) de 215% tandis que le prix des livres augmentait de 82% et l’indice des prix de 68%. Pendant les 12 années précédentes, de 1973 à 1985, l’augmentation fut de 711% pour les revues STM et de 412% pour les revues SHS. Et chaque année qui passe voit une augmentation du prix des abonnements de plus de 7%.

La poule aux œufs d’or

Mais ce marché ne ressemble à aucun autre. En effet, cette configuration oligopolistique doit sa rentabilité particulièrement élevée aux caractères spécifiques de l’économie des revues et des revues scientifiques en particulier.

- L’usager n’est pas le payeur. Sauf exception, les lecteurs des revues scientifiques ne s’abonnent pas directement à ces revues ; ce sont leurs bibliothèques, principalement les bibliothèques publiques (universités, centres de recherche) qui souscrivent ces abonnements pour eux. Or les gestionnaires de ces bibliothèques n’ont quasiment aucune marge de négociation avec les éditeurs car leurs usagers, les chercheurs, ne peuvent pas se passer des revues dont la lecture est indispensable à leur activité. Les éditeurs peuvent ainsi augmenter les prix sans risque de perdre des clients (c’est ce que l’on appelle une clientèle captive). Et ils ne se gênent pas. C’est ainsi qu’au cours des années, les bibliothèques ont dû consacrer une part croissante de leur budget à l’achat des revues des grands éditeurs, au détriment des autres postes. Et cela dans un contexte où les budgets des bibliothèques augmentent fort peu quand ils ne baissent pas.

- La concurrence qui peut jouer dans le sens d’une baisse des prix des marchandises dans d’autres secteurs joue ici très peu. Chaque revue est en effet unique ; on ne peut pas la remplacer par une autre, surtout quand elle est essentielle dans son domaine ; on dit qu’elle n’est pas « substituable ». La concurrence est faussée.

- La vente directe par abonnements payés à l’avance permet une souplesse exceptionnelle de trésorerie (toute la production d’une année réglée d’un seul coup et à l’avance, pas de stocks, pas d’invendus, pas de retours) et de supprimer l’étape de la vente en librairie (30 à 40 % du prix des livres), sans parler des coûts réduits de diffusion et de distribution.

- Les auteurs des articles ne sont quasiment jamais rémunérés et ne perçoivent pas de droits qui sont cédés à l’éditeur. De plus, la sélection des articles, leur vérification scientifique, leur relecture et leur correction, travail considérable qui relève classiquement de l’éditeur, sont assurées par les pairs (réunis dans un comité de lecture ou un comité scientifique), des universitaires qui ne sont pas davantage rémunérés par l’éditeur privé.

Quand on aura ajouté que les éditeurs n’ont pratiquement pas de frais de traduction, étant donné que les chercheurs en STM écrivent en anglais qu’ils ont reconnu depuis longtemps comme leur langue de communication, on aura compris que l’édition des revues scientifiques ne supporte quasiment aucune des charges de l’économie du livre.

Il est assez remarquable qu’à l’origine, certaines de ces facilités ont été instaurées pour permettre une réduction des frais de publication à des sociétés savantes et des chercheurs qui n’avaient pas les moyens financiers suffisants pour diffuser leurs travaux. La technique de l’abonnement a ainsi été inventée comme une sorte de souscription (on dit d’ailleurs encore « souscrire » un abonnement) permettant à un petit éditeur, en général la société savante elle-même, de financer sa production pour l’année. De même, la gratuité des contributions des auteurs et du comité de lecture était une façon de promouvoir la communication scientifique, objectif premier de la publication, et non d’enrichir les éditeurs. Par un singulier et typique retournement, ces mesures de réduction des coûts et de facilité de gestion dans une économie artisanale et désintéressée (financièrement), ont été perverties en sources de profits considérables dans une économie éditoriale industrialisée.

- Enfin, ce secteur de l’édition est très peu dépendant des fluctuations du marché des annonces publicitaires ; cet atout est loin d’être négligeable en cette période où l’ensemble de la presse est mis en danger par, entre autres mais surtout, la baisse des recettes publicitaires [5]. Même la presse professionnelle, pourtant assez peu exposée aux incertitudes du marché de la publicité, l’est encore trop aux yeux du plus important de ces éditeurs, Reed Elsevier, qui a mis en vente, pour cette raison, sa branche professionnelle, Reed Business Information. Sans succès jusqu’à présent.

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2. L’édition scientifique : le temps de la révolte

Dans un premier article, nous avons décrit la domination d’un oligopole de quatre groupes sur l’édition scientifique mondiale. Cette domination a suscité des réactions pratiques des autres acteurs de ce secteur, - bibliothécaires, documentalistes et chercheurs - réactions qui ont progressivement donné naissance à un nouveau modèle éditorial, concurrent du premier, et plus conforme à l’idée que se font les chercheurs de leur communication.

La première réaction face à la hausse du prix des revues a été, pour les bibliothécaires et documentalistes, de se regrouper pour constituer une force de négociation face aux grands éditeurs. Ces groupements d’achat s’appellent les consortiums. Les consortiums de bibliothèques existent depuis les années 1930 aux Etats-Unis, mais ils ont connu récemment, à la fin des années 1990 un nouveau développement pour les raisons indiquées plus haut.

En France, le consortium Couperin est le plus important. Fondé en 1999, il associe 200 membres (Universités, grandes écoles, centres de recherche). S’ils obtiennent pour leurs adhérents des prix plus intéressants, les consortiums sont également avantageux pour les éditeurs car ils leurs permettent de toucher, en une seule négociation, un grand nombre de clients. Par contre, les négociations du consortium portent sur des bouquets de revues qui ne répondent pas toujours aux intérêts de chacun de leurs adhérents pris individuellement ; dans le cas où, par exemple, telle revue qui intéresse un centre de documentation, ne figure pas dans le bouquet négocié par le consortium, ou encore, ce qui semble plus fréquent, le cas où on se trouve abonné, via le consortium, à nombre de revues dont on n’a que faire. La sélection des abonnements, qui est une des prérogatives professionnelles des bibliothécaires et documentalistes, s’en trouve limitée.

Cela dit, les consortiums, malgré l’aide incontestable qu’ils apportent, n’ont pas permis de modifier sensiblement la politique des prix des grands éditeurs.

Une autre réaction face à la hausse des prix que ne pouvaient suivre les budgets des bibliothèques fut de supprimer des abonnements, ce que firent nombre d’universités aux Etats-Unis, et plus récemment en France l’université Pierre et Marie Curie – Sorbonne. Mais supprimer des abonnements devient de plus en plus délicat avec les politiques de licence portant sur des bouquets thématiques de revues indissociables, voire des "Big Deals". La licence, comme son nom l’indique, donne un droit d’usage, c’est-à-dire en l’occurrence un droit d’accès et de consultation à des collections de revues qui ne sont pas appropriées par le souscripteur. Contrairement à la cessation d’un abonnement papier qui laisse en votre possession les numéros acquis, le non renouvellement de la licence vous laisse sans rien. C’est ce qui a failli arriver à la Grèce en 2010, comme le signalait Christelle di Pietro : « Les bibliothèques universitaires grecques ont vu la plupart de leurs abonnements électroniques suspendus en guise d’avertissement pour non-paiement des abonnements depuis deux ans par le gouvernement grec. Le ministère de l’Education finance en effet, depuis 2000, la totalité des abonnements électroniques scientifiques des bibliothèques académiques qui ont supprimé la même année la totalité des abonnements imprimés. La facture s’élève à 32 millions d’euros. Les éditeurs concernés (dont Elsevier, Les Presses universitaires d’Oxford et Cambridge, et la Société Américaine de Physique, entre autres) ont prévenu que la suspension deviendrait définitive en l’absence d’un règlement immédiat. » [6]

Ce sont sans doute les bibliothécaires des universités de Californie qui sont allés le plus loin dans la contestation des pratiques des éditeurs commerciaux. A la suite d’une augmentation en une année de 400% du tarif de la licence d’accès au bouquet des 67 revues du groupe NPG (Nature Publishing Group) qui publie notamment la célèbre revue « Nature », ils ont proposé aux chercheurs de l’université et menacé l’éditeur de boycotter ses revues, c’est-à-dire de ne plus proposer d’articles ni participer aux Comités de lecture [7].

Ecrire sur le ciel

C’est de la communauté scientifique, sensibilisée par les bibliothécaires et les documentalistes et stimulée par les possibilités offertes par Internet, qu’est venue la riposte la plus ferme à la domination des grands éditeurs. Ce fut, au milieu des années 1990, la naissance du mouvement pour le libre accès (open access) qui s’est ensuite structuré autour de trois événements :

- Octobre 2000 : fondation de The public library of science (www.plos.org) réunissant de nombreux chercheurs américains. Ces chercheurs, dont nombre sont illustres, lancent une pétition exigeant que tout contenu d’une recherche financée sur fonds publics soit librement accessible sur le web six mois après publication dans des revues payantes. Cette pétition recueille 38 000 signatures de chercheurs de 180 pays.

- Février 2002 : Initiative de Budapest pour l’accès ouvert, qui est un véritable manifeste où les scientifiques retrouvent des accents oubliés : « Une tradition ancienne et une technologie nouvelle ont convergé pour rendre possible un bienfait public sans précédent. La tradition ancienne est la volonté des scientifiques et universitaires de publier sans rétribution les fruits de leur recherche dans des revues savantes, pour l’amour de la recherche et de la connaissance. La nouvelle technologie est l’Internet. Le bienfait public qu’elles rendent possible est la diffusion électronique à l’échelle mondiale de la littérature des revues à comité de lecture avec accès complètement gratuit et sans restriction à tous les scientifiques, savants, enseignants, étudiants et autres esprits curieux. Supprimer les obstacles restreignant l’accès à cette littérature va accélérer la recherche, enrichir l’enseignement, partager le savoir des riches avec les pauvres et le savoir des pauvres avec les riches, rendre à cette littérature son potentiel d’utilité, et jeter les fondements de l’unification de l’humanité à travers un dialogue intellectuel, et une quête du savoir communs. » (extrait de la Déclaration du 14 février 2002 citée sur le site Openaccess de l’Inist)

- Octobre 2003 : La déclaration de Berlin reprend les principes de l’appel de Budapest sur le libre accès à la littérature scientifique. La déclaration de Berlin a été signée par les centres de recherche allemands et par quelques centres de recherche français, dont le CNRS.

Il ne s’agit de rien de moins que de constituer une banque mondiale de textes scientifiques de toutes disciplines librement accessibles. Autrement dit « écrire sur le ciel » [8] pour que chacun puisse lire.

Vers un nouveau modèle ?

Malgré l’opposition des grands éditeurs à une initiative qui les menaçait explicitement, l’accès libre s’est développé d’une manière continue. Il prend deux formes.

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[1Même si certaines observations concernent également l’autre pan de l’édition scientifique, les sciences humaines et sociales (SHS), ces dernières ont des caractères et une histoire propres qui méritent une approche spécifique.

[2Elsevier-Sciences est la branche scientifique du groupe anglo-hollandais Reed Elsevier qui édite aussi des livres et des revues professionnelles. L’ensemble de son activité éditoriale fait de lui, selon les années, le premier ou le deuxième éditeur mondial toutes catégories confondues. Ce groupe dominant est célèbre pour le prix élevé de ses revues et son intransigeance dans les négociations. Il a défrayé la chronique en 2009 quand fut découvert qu’il avait publié un certain nombre de fausses revues à comité de lecture financées par le laboratoire Merck pour sa publicité.

[3Dont nous avons évoqué l’activité ci même, dans la presse spécialisée (et dans la rentabilisation de L’Usine nouvelle.

[4En 2005, la célèbre revue médicale The Lancet découvre que son propriétaire, Reed Elsevier, organise des salons de vente d’armes à travers le monde (filiale Reed Exhibitions) et juge cette activité incompatible avec la déontologie d’un éditeur scientifique, notamment dans le domaine de la santé. Après deux ans de réflexions et nombre de pétitions, Elsevier décide de renoncer à cette activité qui ne représentait, il est vrai, que 0,5% de son chiffre d’affaires (soit, tout de même, quelques dizaines de millions de dollars). Comme quoi la communauté scientifique n’est pas sans pouvoir sur ces éditeurs, pour peu qu’elle se donne la peine d’exercer ce pouvoir.

[5Voir notamment ici même les extraits du livre de Bernard Poulet. La fin des journaux et l’avenir de l’information.

[6Christelle di Pietro, 22 mars 2010, site de l’ENSSIB.

[8Pour reprendre l’expression de Stevan Harnad citée par Hervé Le Crosnier dans "Libre accès aux publications scientifiques" (15/1/2009)