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Primes et surprimes au CNRS : une stratégie du déséquilibre ? - Arnaud Rey, Libération 27 novembre 2009

vendredi 27 novembre 2009, par Laurence

[Lire ce point de vue sur le site de Libération

Arnaud Rey est chercheur en psychologie au CNRS]

A l’heure où la société civile s’offusque devant la pratique démesurée des bonus dans le monde de l’entreprise, notre organisme public de recherche, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) s’offre pour ses 70 ans une cure de prime à l’excès. Ceux qui brilleront plus (sur le plan scientifique), logiquement, presque naturellement, gagneront plus (15 000 euros de prime pour les excellents, 25 000 euros pour les très excellents). Bien entendu, on est loin des bonus distribués aux cadres du secteur privé. Cependant - proportionnellement au niveau de rémunération de base d’un chercheur au CNRS, débutant aux alentours de 2 000 euros par mois après huit années d’études post-baccalauréat, pour atteindre, dans le meilleur des cas, 6 000 euros en fin de carrière -, le principe semble le même : valoriser encore un peu plus ceux qui bénéficient déjà d’une réussite académique remarquée et confortable sur le plan narcissique. Accentuer donc les déséquilibres plutôt que de les réguler. Il ne s’agit pas de remettre en question le principe général de la récompense, mais d’interroger une logique de l’excès dans le champ de la distinction. La réussite scientifique est déjà récompensée dans le système actuel par une progression plus rapide dans le déroulement de carrière et les promotions aux grades supérieurs(qui s’accompagnent d’une augmentation du niveau de rémunération).Le principe de la récompense fonctionne donc bien, même si on a pu regretter ces dernières années une forme d’engorgement au niveau des promotions (beaucoup de candidats valeureux pour peu de postes).

Il semble cependant que cette carence ait été prise en compte dans le plan de restructuration du CNRS qui est en cours et il faut reconnaître ici une réponse positive à une requête du milieu de la recherche. Alors, si de vrais efforts financiers ont bel et bien été consentis, pourquoi renchérir et basculer dans la logique des bonus et autres primes d’excellence ? Pourquoi succomber au chant de ces sirènes modernes qui, pour quelques bouffées de jouissance supplémentaire, drainent avec elles les désagréments qui résultent de toute forme d’élitisme hyperbolique ? Pourquoi n’a-t-on pas encore compris que cette stratégie du déséquilibre, qui vise à donner de très grosses récompenses à peu d’élus, conduit à davantage d’isolement et de fragmentation dans un système dont la force et l’élégance reposent sur la communication et l’interaction de ses composantes ? Il faut noter par ailleurs que « sur-récompenser » les excellents (qui sont bien souvent les plus anciens du système) ne sert à rien. Un(e) excellent(e) ne peut, par définition, devenir encore plus excellent(e). L’excellence est asymptotique.

En revanche, récompenser ou valoriser davantage les plus jeunes permettrait de leur donner cette confiance qui caractérise souvent ceux que l’on qualifie d’excellents. Aussi, plutôt que de primer à l’excès l’excellence, sans doute vaudrait-il mieux diriger ces crédits vers les jeunes chercheurs et soutenir davantage, par exemple, une orientation récente qui valorise une période cruciale dans la vie d’un chercheur : l’expérience postdoctorale. En effet, dans certaines sections du CNRS, il ne suffit désormais plus d’être titulaire d’un doctorat pour être recruté comme chercheur. Il est demandé d’avoir travaillé pendant un certain temps après le doctorat dans un laboratoire étranger à celui de la thèse (si possible au sein de l’une des structures les plus innovantes au monde). Cette exigence est fondamentale pour la recherche car elle invite au croisement des idées et des pratiques plutôt qu’à l’inceste intellectuel qui a sévi pendant bien longtemps dans la plupart des pays européens. Cependant, notre pays n’accompagne pas assez les jeunes docteurs durant cette période de précarité.

Créer des systèmes de financements qui valoriseraient davantage cette transition postdoctorale précieuse dans la formation intellectuelle d’un chercheur serait des plus bénéfiques, sur le long terme, pour notre système de recherche. Imaginer, par exemple, des financements de trois à six ans permettant de travailler dans une ou deux structures internationales différentes apporterait la sécurité mentale nécessaire à ces jeunes chercheurs et leur permettrait ainsi de moduler positivement cette primordiale prise de risque professionnel. De même, plutôt que de donner de manière démesurée à quelques-uns, pourquoi ne pas reconnaître le travail d’encadrement doctoral réalisé par le plus grand nombre en allouant une prime raisonnable à ceux qui prennent le temps de transmettre leur savoir et leurs compétences aux plus jeunes ? Là aussi, nous aurions besoin de valoriser davantage ce rôle central de la transmission. Ce système existait jusque-là à l’université (les primes d’encadrement doctoral) et il aurait été judicieux de l’appliquer de manière juste, équilibrée et transparente aux personnels chercheurs. Quant aux excellents, nous pourrions leur demander avant tout de prendre des responsabilités dans la gouvernance de notre organisme plutôt que de laisser ce privilège aux amateurs des jeux politiques. Nous pourrions les distinguer en les invitant à transférer leurs qualités scientifiques vers une gestion éclairée de nos organismes de recherche.

A cela, il faudrait certainement adjoindre quelques primes substantielles pour récompenser un travail difficile, mais essentiel, de cohésion et d’émulation. Dans une période où certains jubilent à produire des classements internationaux de l’excellence académique (comme celui de nos camarades chinois de l’université Jiao-Tong de Shanghaï) et nous invitent à penser le champ de la connaissance à l’image de celui d’un stade olympique ou d’une arène de gladiateurs, avec ses médailles et ses podiums, ses champions et ses reléguables, ne sommes-nous pas en train de céder à ce mouvement suspect en créant, de manière exagérée, nos propres trophées et autres coupes étincelantes ? Allons-nous contribuer à accentuer la dynamique de cette spirale sans fin et sans fond ? Ou bien serons-nous capables d’être porteurs de nouvelles manières de distribuer cette richesse inestimable pour les humains que nous sommes : la reconnaissance ?