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L’heure des choix : les classes moyennes face à l’école - Georges Felouzis, La Vie des Idées, 11 novembre 2009
jeudi 12 novembre 2009, par
Comment et pourquoi choisit-on son école ? Agnès Van Zanten apporte des réponses très finement documentées aux mécanismes de choix scolaires dans la perspective d’une sociologie des classes sociales. Son livre peut d’ailleurs se lire comme une sociologie des classes moyennes au travers des choix scolaires.
Recensé : Agnès van Zanten, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Puf, Le lien social, 2009. 283 p., 24 euros.
Comment et pourquoi choisit-on son école ? Quels sont les « visées », les idéaux collectifs et les « bonnes raisons » qu’invoquent les acteurs sociaux pour justifier à la fois le fait de choisir, et la nature des choix opérés entre les différentes solutions possibles (le public ou le privé, le collège du secteur ou l’établissement « phare » du centre-ville) ? Comment ces choix sont-ils négociés au sein même de la famille, en relation avec les réseaux sociaux et au sein de l’école elle-même ? Ces quelques questions constituent le point de départ de la réflexion d’Agnès van Zanten dont les interrogations portent depuis quelques années sur la ségrégation entre établissements, les marchés scolaires et la formation des élites dans le contexte éducatif français. D’un certain point de vue, Choisir son école est un condensé de ces interrogations théoriques car l’ouvrage apporte des réponses très finement documentées aux mécanismes de choix scolaires dans la perspective d’une sociologie compréhensive des classes sociales, au point que l’on pourrait lire l’ouvrage comme une sociologie des classes moyennes au travers des choix scolaires. Car le propos de l’auteur est très éloigné des discours dénonciateurs que l’on trouve trop souvent associés aux analyses sur le choix de l’école. Fort heureusement, elle laisse de côté la question de savoir si choisir son école est « bien » ou « mal », s’il « faut » ou ne « faut pas » choisir, pour adopter le point de vue des acteurs sociaux qui sont les plus susceptibles de « jouer » sur les marchés scolaires : les différentes fractions des classes moyennes, définies en fonction de leur niveau de diplôme et de leur statut social.
Agnès van Zanten se situe ainsi du côté d’une sociologie bourdieusienne, sans toutefois tomber dans la répétition mécanique de modèles construits dans d’autres contextes intellectuels et sociaux. Tout au contraire, la dimension empirique est ici de première importance, ce qui lui permet de retracer les raisonnements des acteurs sociaux, les arguments qu’ils donnent – et se donnent à eux-mêmes- pour expliquer leurs choix et leurs actions. Dans cette perspective, l’apport de l’ouvrage est de resituer la question des choix scolaires dans le champ d’une sociologie des classes sociales en termes « d’avantages positionnels », de « clôture sociale » et de « transformation d’un capital économique en capital culturel ».
L’ouvrage est fondé sur une enquête empirique vaste qui a consisté à interviewer des choosers, terme anglais très pratique pour désigner les groupes sociaux les plus susceptibles de choisir leur école. Ce qui aboutit à une base empirique de 167 familles interrogées dans quatre communes de la banlieue parisienne dont deux plutôt riches (Rueil et Vincennes) et deux plus pauvres (Nanterre et Montreuil). Cet ensemble étant complété par des entretiens auprès de présidents d’association de parents, de directeurs d’école et de principaux de collège, d’enseignants et de responsables éducatifs locaux. La définition des choosers mérite que l’on s’y arrête car l’un des problèmes à résoudre, pour qui se propose d’enquêter sur le choix de l’école, est de circonscrire ce groupe. Il ne suffit pas d’y intégrer les familles qui dérogent à la carte scolaire ou qui choisissent l’enseignement privé tant il est vrai que les choix scolaires sont étroitement liés au lieu de résidence dans la ville. L’auteur considère donc aussi comme choosers les familles qui, situées dans les meilleurs quartiers, bénéficient de ce fait d’une offre scolaire attractive, impliquant un dispositif d’enquête original, destiné « à étudier les choix des familles ayant la plus forte propension à choisir », ce qui a conduit l’auteur à opter « pour un travail dans des communes urbaines de la région parisienne » (p. 12).
À partir de ce terrain d’enquête, Agnès van Zanten se propose « d’explorer en profondeur » (p 17) les choix des parents. Et cette exploration est présentée en deux parties relevant de deux niveaux distincts mais articulés : celui des stratégies (partie 1) dont on décortique finement les sources et la mise en œuvre, et celui des médiations (partie 2), tant familiales que locales. Il nous semble pourtant que, d’un point de vue analytique, trois axes sont à l’œuvre dans l’ouvrage et qu’il eut été préférable de les présenter distinctement, car ils structurent le raisonnement général de l’ouvrage et définissent chacun une étape essentielle de ce raisonnement. Le premier axe est d’abord celui des « sources » des stratégies de choix qui rendent compte du « pourquoi » on choisit son école dans les différentes fractions des classes moyennes, dans une perspective compréhensive. Un deuxième axe s’attache ensuite à rendre compte de la construction familiale du mérite scolaire, ce qui donne lieu – et c’est un point fort de l’ouvrage – à une véritable sociologie des relations familiales au sein des classes moyennes. Enfin le troisième axe est celui des logiques de classes qui s’exercent dans l’espace public au travers des réseaux sociaux et des formes d’intervention dans l’espace scolaire, fortement structurés par les caractéristiques du contexte urbain.
Pourquoi choisir son école ?
Dans le cadre d’une sociologie compréhensive, l’auteur se questionne sur les valeurs qui poussent les familles à choisir leur école plutôt que de ne pas le faire. La réponse se trouve d’abord dans les « visées individuelles » qui prévalent dans les différentes fractions des classes moyennes et dans lesquelles on retrouve, à des degrés divers selon ces fractions de classe, trois visées individuelles associées à l’école, qui sont autant de « fonctions » attribuées à l’institution. Celle d’abord du « développement réflexif », plus fréquent chez les parents des fractions intellectuelles des classes moyennes, et qui postule que l’école a d’abord une mission émancipatrice et qu’elle doit permettre « d’élargir l’horizon culturel des adolescents et de développer leur curiosité » (p. 29). Mais l’éducation est aussi un « investissement » dont tous les parents à des degrés divers espèrent « qu’il s’avérera payant à l’avenir » (p. 31). Dans cette perspective instrumentale, plus souvent mise en avant par le groupe des « technocrates » (cadres d’entreprises et professions libérales), l’école doit d’abord produire de bons résultats, apprendre l’esprit de compétition aux enfants qui y seront de toute manière confrontés dans leur vie professionnelle. Enfin, le bien-être psychologique et physique de l’enfant, plus souvent évoqué par les parents « médiateurs » (les professions intermédiaires du secteur public) relève d’une visée « expressive » pour laquelle l’école doit d’abord veiller à l’épanouissement des enfants, à leur développement et à l’expression de leur singularité. L’idéal scolaire des classes moyennes serait une école qui parviendrait à combiner ces trois visées. Toutefois, les parents favorisent l’une ou l’autre en fonction de leurs caractéristiques sociales et culturelles, et cela a des conséquences importantes sur le choix de l’établissement et les critères qui y président.
Du point de vue des valeurs collectives, deux axes structurent la vision du monde scolaire des familles. Celui de l’égalité et celui de l’intégration, et pour chacun d’entre eux les conceptions divergent en fonction des fractions des classes moyennes concernées. Si les principes de l’égalité des chances fait consensus chez les parents interrogés, la question de l’identification des critères de justice qui doivent régir l’accès aux positions scolaires les plus rares fait débat entre une conception « méritocratique » qui valorise le seul mérite individuel et une conception « démocratique » de l’égalité, plus attentive aux conditions sociales de production du mérite lui-même. Là encore, l’auteur montre que les prises de positions des parents dépendent de leur position objective : les « intellectuels » et les « médiateurs » étant plus souvent du côté de principes démocratiques, alors que les « technocrates » et les « techniciens » plus souvent du côté d’une valorisation forte du mérite. Il est certain que ces valeurs sociales associées à l’école orientent les pratiques de choix de l’établissement et la propension à choisir le privé ou le public, l’établissement de son quartier ou un autre. Mais elles sont renforcées par des « bonnes raisons », issues des travaux de sciences humaines sur le système éducatif français. C’est là un aspect particulièrement intéressant puisque l’auteur montre que les parents des classes moyennes, souvent diplômés du supérieur, intègrent dans leur représentation du monde scolaire et dans leurs justifications, les avancées les plus emblématiques de la sociologie de l’école. Cette porosité des discours donne à voir l’influence des sciences sociales sur la société française, mais au prix de transformations et parfois d’exagérations qui en métamorphosent le sens.
Comme Serge Moscovici l’avait montré dans La psychanalyse, son image, son public [1], la « socialisation » des sciences humaines déforme les théories et les résultats dès lors qu’ils sont inclus dans des représentations sociales dont la fonction est d’organiser et/ou de justifier les actions des individus. Et Agnès van Zanten retrouve, dans les propos de ces interviewés, les auteurs les plus emblématiques de la sociologie de l’école : Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Christian Baudelot et Roger Establet. Elle retrouve aussi les théories des effets d’établissements et du school mix qui montrent que la réussite d’un élève dépend en partie du niveau général de la classe. Ces auteurs et théories sont mobilisés non pas dans la perspective « d’un « calme examen des faits de société », mais visent plutôt à « la désignation de responsables, voire de coupables » (p. 81). À la lumière de ces « bonnes raisons », la préoccupation essentielle des parents est de transmettre un habitus social qui dépend en partie, dans la période sensible de l’adolescence, des fréquentations et de l’influence que peuvent avoir les pairs. Ce qui nous conduit au deuxième axe de l’ouvrage, celui des multiples formes du « travail » familial pour assurer la reproduction sociale.
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