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La science menacée par une bulle spéculative de l’édition ? Tribune parue dans Le Monde du 11 et 13 novembre 2013

dimanche 17 novembre 2013

Rédacteurs. Yves Chilliard, Hervé Cochard et Bruno Moulia sont directeurs de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Eric Badel, Jean Louis Durand et Sébastien Fontaine sont chargés de recherches à l’INRA.Christine Girousse est ingénieur de recherches à l’INRA. Yoël Forterre et Olivier Pouliquen sont directeurs de recherches au CNRS. Meriem Fournier est ingénieure en chef des Ponts, des eaux et des forêts (ICPE F), enseignante-chercheuse à AgroParis Tech.


Les affaires liées à l’édition scientifique sont désormais sur la place publique. En 2013, Aaron Swartz se suicide à 27 ans alors qu’il encourait trente-cinq ans de prison pour avoir contourné le copyright de journaux scientifiques ; puis John Bohannon fait valider un article erroné par 150 journaux (Le Monde du 5 octobre) ; pour ne rien dire des affaires récurrentes de rétractation, faux ou plagiat. Que se passe-t-il dans les laboratoires et les maisons d’édition ? Peu de monde réalise la portée du changement en cours et les questions qu’il soulève.

Avec l’évolution technologique, les journaux scientifiques, devenus rentables, ont été largement privatisés, et l’échange de connaissances transformé en un marché. Par fusions-acquisitions-délocalisations, six majors mondialisées (Reed Elsevier, Springer, Wolters Kluwer Health, Wiley-Blackwell, Thomson Reuters, Nature - Macmillan) ont acquis une situation d’oligopole. Et le tout-numérique a facilité l’émergence d’un nouveau modèle économique « Open Access Gold », dans lequel l’auteur supporte tous les frais à la publication (incluant les bénéfices). Commerce juteux qui a attiré une nouvelle vague d’opérateurs.

CROISSANCE EXPONENTIELLE DU NOMBRE DES REVUES ET DES ARTICLES

On assiste ainsi à une croissance exponentielle du nombre des revues et des articles à un taux de près de 5 % par an (28 100 revues et 1,85 million d’articles publiés en 2012). Une réussite de la mise en marché de la science ? Non, car ce marché dysfonctionnel fait peser un lourd tribut et une vraie incertitude sur le fonctionnement de la science à l’échelon mondial.

Essayons d’assembler les pièces du puzzle.

Les chercheurs ont besoin de connaître les résultats de leurs collègues. Les publications scientifiques sont ainsi des biens publics non substituables (on ne peut pas remplacer un article d’Albert Einstein par deux articles de Pierre et Marie Curie). Il ne peut donc y avoir d’équilibre par le marché : les bibliothèques devant acheter autant de journaux que possible, les éditeurs contrôlent l’offre et les prix à la hausse, et les montants des abonnements explosent : + 145 % en six ans pour l’université de Harvard aux Etats-Unis.

Ensuite, les chercheurs sont sommés de publier toujours plus. Cherchant une position-clé dans l’économie de la connaissance, des géants de la mondialisation financière et d’Internet (Thomson Reuters et Google) ont créé un système de cotation des publications scientifiques fondé sur l’Audimat (ou facteur d’impact). Sous l’influence de la pensée néolibérale, les institutions de recherche ont alors mis en place une politique du chiffre qui se traduit par un intéressement des chercheurs (en termes de reconnaissance, de moyens et d’avancement) au chiffre d’affaires de l’édition privée, sans que cette dernière ait à débourser un centime !

COURSE EFFRÉNÉE À LA PUBLICATION ET À L’AUDIENCE

En parallèle ont été créées des agences de notation et de financement - l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres) et l’Agence nationale de la recherche (ANR), en France - qui s’appuient essentiellement sur cet Audimat pour évaluer et financer les recherches. Comme à la télévision, cela a déclenché une course effrénée à la publication et à l’audience.

Enfin, les chercheurs font les recherches, écrivent les articles, les expertisent, les éditent et cèdent leur copyright aux maisons d’édition à titre gracieux. C’est donc une presse où ni les journalistes ni les rédacteurs ne sont payés, et où les journaux sont revendus à prix d’or aux institutions de recherche qui non seulement paient le salaire des contributeurs, mais vont jusqu’à rétribuer cinq fois le même article ! Un vrai jackpot : des dividendes de plus de 30 % versés aux actionnaires de ces majors depuis dix ans !

UNE DOUBLE BULLE SCIENTIFIQUE ET SPÉCULATIVE

S’est ainsi créée, à l’image de ce qui s’est passé dans l’immobilier ou sur Internet, une double bulle scientifique et spéculative. Bulle scientifique qui noie cette information majeure dans un déluge de publications sans intérêt et de fraudes. Mais aussi bulle spéculative. La vénérable maison Springer a été rachetée trois fois en dix ans. Et une nouvelle étape a été franchie avec les journaux purement numériques sur le modèle de l’auteur-payeur. On a pu ainsi sécuriser les bénéfices tout en sortant du conflit entre opérateurs privés.

En effet, les groupes industriels qui considèrent les publications comme une « mine d’innovations à découvrir » n’étaient pas prêts à payer les prix exorbitants que les maisons d’édition faisaient payer aux Etats pour l’accès aux publications. Ces lobbys avaient donc poussé le gouvernement fédéral américain et la Commission européenne à promouvoir l’accès libre, au grand dam des majors de l’édition. L’accès libre Gold permet de résoudre cette contradiction sur le dos des contribuables qui, seuls, supportent les coûts. Et cet effet d’aubaine attire de nouveaux opérateurs, amplifiant la spéculation.

C’est là qu’apparaît le risque d’instabilité. Dans cette période d’austérité budgétaire, les Etats ne pourront pas continuer à payer à guichet ouvert une masse de publications où l’information pertinente est diluée. Les profits que les spéculateurs attendent ne seront probablement plus au rendez-vous. Et s’ils se désengagent, la bulle risque d’éclater, déstabilisant tout l’édifice scientifique.

ALTERNATIVES EFFICACES

Mais l’alternative s’organise : après la dénonciation par les bibliothécaires, collectifs et syndicats de chercheurs, relayés par les journalistes scientifiques, sensibles aux dangers liés à la concentration de la presse (Le Monde du 2 mars), un grand mouvement mondial proposant des alternatives efficaces autour des archives ouvertes, liées aux bibliothèques nationales et aux grands instituts, s’est développé. Enfin une prise de position d’institutions, de sociétés savantes et de journaux à but non lucratif contre l’utilisation du facteur d’impact comme indicateur unique a été mise en ligne (am.ascb.org/dora). Le monde de la finance voulant garder ses leviers de contrôle sur la science, une lutte âpre s’est engagée, rappelant celle sur Hadopi, au risque de l’explosion.

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