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« Avant, être plus cultivé était un bien en soi » C. Lelièvre interviewé dans Libération, 29 avril 2012

mercredi 2 mai 2012

Interview
Longtemps, les diplômes ont eu très peu de liens avec le monde professionnel. L’école n’était là que pour éduquer et instruire. Analyse de Claude Lelièvre, historien de l’éducation.
Par VÉRONIQUE SOULÉ

Claude Lelièvre, historien de l’éducation, retrace l’évolution du rôle des diplômes dans le système éducatif français.
Le diplôme a-t-il toujours été un sésame pour l’emploi ou au moins un facilitateur ?

Pas du tout. Pendant longtemps, les diplômes ont eu très peu de liens avec le monde professionnel. Prenons par exemple l’un de ceux qui a eu le plus grand succès, le certificat d’études primaires. Parmi les lauréats, seuls quelques-uns en avaient vraiment besoin : ceux qui voulaient devenir employés de banques, des chemins de fer ou encore instituteurs… Mais la plupart n’en avaient pas besoin pour s’insérer dans la vie professionnelle. Ce certificat - l’examen emblématique de l’école du peuple - était pourtant très recherché et l’on organisait de grandes cérémonies de remises de diplômes.
Pourquoi tenait-on alors tant à l’avoir ?

Cela renvoie au rôle de l’école. A l’origine, elle n’était pas conçue pour former des techniciens ou pour préparer à l’insertion. Elle était là pour éduquer et instruire. Dès lors, le diplôme n’avait pas de visées professionnelles. C’était un bien précieux. Celui qui en avait un était distingué. On organisait des concours de cantons entre les lauréats du certificat d’études et il y avait des « premiers de cantons ». Cela nous paraît extraordinaire aujourd’hui, mais le fait d’être plus cultivé que d’autres était considéré comme un bien en soi.
La création du bac a-t-elle changé les choses ?

Non. Le bac créé en 1808 par Napoléon Ier était le bac français-latin-grec. Il était nécessaire pour continuer des études. Mais il avait surtout un rôle de distinction socioculturelle - on l’appelait d’ailleurs « le brevet de bourgeoisie » -, et il ne servait pas à accéder à une profession. En fait, l’école et la formation professionnelle étaient deux questions différentes.

Pendant longtemps, tout ce qui touchait au professionnel était considéré comme une trahison de la culture.
Quand est-ce que cela a commencé à changer ?

Il y a eu un premier tournant durant le Second Empire, au début des années 1860, lorsque l’on a ouvert les frontières et abaissé les barrières douanières, notamment avec l’Allemagne et l’Angleterre. Le ministère de l’Instruction publique a alors créé un bac de l’enseignement secondaire spécial, devant répondre aux besoins locaux de l’économie. Par exemple, dans la région d’Amiens, où le textile et la teinture étaient les principales activités, ce bac était tourné vers la physique-chimie. Ce bac spécial devait servir à former une élite scientifique et technique. Cela était jugé d’autant plus important que le pays était ouvert et qu’il fallait affronter la concurrence. C’était une révolution car, jusqu’ici, l’élite devait avoir une culture générale et humaniste.

Mais dès que l’on est revenu au protectionnisme, on a retrouvé la conception traditionnelle d’un bac classique devant donner une culture universelle, le « bac de la distinction ». Ainsi, à partir de Jules Ferry (alternativement ministre de l’Instruction publique et président du Conseil entre 1879 et 1835), le bac d’enseignement spécial a été transformé en bac moderne avec des langues vivantes. Il y a eu ensuite des mouvements de balanciers. Chaque fois que l’on a ouvert les frontières, la question de la professionnalisation du diplôme s’est posée : pour gagner la compétition économique, il fallait avoir les gens les mieux formés techniquement. Après, on revenait à l’école classique - une école qui n’a pas été faite ni pour l’économie ni pour l’insertion et encore moins pour lutter contre le chômage.
Les diplômes professionnels sont donc apparus plus tard ?

Il en existait quelques-uns avant, mais on peut dire qu’ils sont apparus à la fin de la IIIe République (1870-1940) et après la Libération, avec la généralisation des Certificats d’aptitude professionnelle (CAP) et l’extension de l’apprentissage, notamment dans le cadre de la conjonction entre le Parti communiste et le général de Gaulle à la sortie de la guerre. Ensuite, au lendemain de la création, en 1957, de la Communauté économique européenne (CEE), de Gaulle a institué en 1959 les Sections de techniciens supérieurs (STS) délivrant des Brevets de techniciens supérieurs (BTS). Puis toujours sous de Gaulle, en 1966, on a créé les Instituts universitaires de technologie (IUT) délivrant des Diplômes universitaires de technologie (DUT) et, deux ans plus tard, le bac technologique. Ensuite, en 1985, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre socialiste de l’Education, a institué le bac professionnel.
A quand remonte plus généralement la conception du diplôme passeport pour l’emploi ?

Cela a débuté avec la Ve République. Mais ce discours, selon lequel le rôle du diplôme est de mener à l’emploi, est vraiment devenu dominant il y a une dizaine d’années. Jusqu’alors, les milieux universitaires toléraient, mais toléraient seulement, les licences professionnelles. Aujourd’hui, elles se sont multipliées, et on ne trouve rien à redire.

On assiste à un changement de paradigme. En allant au bout de la logique, on pourrait même se demander si pour former des gens employables tout de suite, la voie scolaire reste la mieux adaptée. En effet, l’école se situe en partie en dehors de l’espace et du temps - au départ, n’enseignait-on pas dans les couvents ? Elle est d’une certaine façon hors de la vie courante.

Nous ne sommes plus dans le même monde. Aujourd’hui, on entend des enseignants dire à leurs élèves : « Si vous n’avez pas de diplôme, vous ne trouverez pas d’emploi ». Cela aurait été inimaginable dans la bouche d’un instituteur de la IIIe République. C’est toute la différence entre dire « apprends bien car cela facilitera ton insertion professionnelle » et « apprends bien car c’est intéressant et cela va t’enrichir culturellement ».
La France est-elle spécifique dans ce domaine ?

En France, l’école doit résoudre tous les grands problèmes de l’époque - par exemple quand les banlieues s’enflamment ou quand le chômage des jeunes explose, on se tourne vers elle et on se demande comment l’améliorer. Dans d’autres pays, elle a une importance moindre. En France, on a une vision quasi démiurgique de l’école.

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