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"Déflagration des conditions de travail des enseignants-chercheurs : de Jospin au décret de Mme Pécresse" par C. Granier Deferre et J.P. Dufoyer, maîtres de conférences à l’université Paris Descartes ("Le Monde" du 26 novembre 2008)

vendredi 28 novembre 2008, par Laurence

Plutôt que d’augmenter les salaires, les lois Jospin offraient la possibilité aux enseignants qui s’investissaient ailleurs que dans le secteur privé, c’est-à-dire dans l’administration universitaire, les responsabilités pédagogiques ou encore dans la recherche, de recevoir un supplément sous forme de primes. Malheureusement, on s’est vite rendu compte que cette prime n’était pas pour tous. Et voici qu’un décret en préparation prévoit que les universitaires auront l’obligation de fournir un certain nombre de publications scientifiques dans des revues tous les deux ans (peu importeront l’importance de leur contenu et les difficultés matérielles et temporelles de l’approche utilisée), sous peine, d’une part, d’être éliminé d’une structure de recherche, et d’autre part de voir augmenter les heures de leur service jusqu’à 100%, et ceci sans retour possible vers une activité de recherche ! Plus encore, ils devront publier dans des revues dites à fort "impact factor", chiffre qui représente le nombre d’articles cités dans la revue, et partant sous-représente un grand nombre de domaines de recherches spécialisés. Il faudra aussi valider les processus de l’évaluation dont on imagine bien qu’ils posent de nombreuses questions qui vont de la méthode à la compétence des évaluateurs(1).

Selon M-F Fave-Bonnet (2002), "Si l’on se réfère aux rares statistiques sur les taux d’encadrement, la France, malgré le nombre remarquable de recrutements d’enseignants-chercheurs, reste un des pays où le nombre d’étudiants par enseignant est des plus élevé : selon l’OCDE ( 2002), la France se place derrière l’Italie ( 22,6) avec un taux d’encadrement de 18,3 en 2000, loin devant l’Espagne( 15,9), les États-Unis ( 13,5), l’Allemagne ( 12,1), le Canada ( 9,8) et la Suède ( 9,3)"... Les enseignants-chercheurs font face "à une accumulation incontrôlable de tâches diverses. La conséquence a été l’allongement de l’année universitaire qui réduit le temps consacré à la recherche et déporte, de ce fait, celle-ci dans les périodes de vacances : "La recherche, pour beaucoup, devient une conquête permanente, gagnée de haute lutte contre soi-même et ses proches" (Berthelot, 1992)."

Dans les pays anglophones, l’expression "publish or perish" a été largement remplacée par "publish quick and dirty". Est-ce bien cela que nous voulons ? La multiplication des articles "Kleenex", pour la plupart non lus et jamais cités, avec ses effets pervers dénoncés depuis plus de 10 ans ? Quid de l’innovation et de la créativité dans la recherche ? Hypothèses nouvelles, risquées, recherches à long terme, quand on a une obligation de résultats… Rapides. Surprise des étudiants de Master qui apprendront qu’il faudra orienter leur travail comme ci, comme ça, pour pouvoir en faire une publication ! Des groupes d’experts réfléchissent et définissent des axes prioritaires pour les années à venir, dans lesquels il sera obligatoire de se mouler pour obtenir un financement des travaux. Quelle méconnaissance des attributs du développement des connaissances ! Comme l’a écrit un collègue, "J’y vois surtout un appel formidable au développement de stratégies visant à optimiser la densité de publication en même temps qu’un retour à des modes de fonctionnement excessivement locaux et autocratiques. Serait ce au moins pour améliorer la qualité de la recherche et de l’enseignement ? Je n’ai pas clairement encore compris en quoi." Nous non plus.

- BERTHELOT, J.-M., PONTHIEUX, S. (1992). « Les enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur : revenus professionnels et conditions d’activités », Documents du CERC (Centre d’études des revenus et des coûts), n° 105, Paris, La Documentation française.

- FAVE-BONNET, M.-F. (2002). Conflits de missions et conflits de valeurs : la profession universitaire sous tension, Connexions, 78, 31-45.

- OCDE-CERI. (2002). Regards sur l’éducation : les indicateurs de l’OCDE, Paris, OCDE.

1- On trouvera en ligne un excellent aperçu de ces problèmes dans les revue de question de Peter A. Lawrence, concernant la recherche, intitulée « The mismeasurement of science » (Par exemple sur : http://www.dcscience.net/lawrence-current-biology-2007.pdf) et celle de Robert E. Haskell, concernant l’enseignement, intitulée « Academic Freedom, Tenure, and Student Evaluation of Faculty : Galloping Polls in the 21st Century. ERIC/AE Digest » (Par exemple sur : http://findarticles.com/p/articles/mi_pric/is_/ai_3749946279.)