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Communiqué du bureau de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (26 octobre 2020)

vendredi 30 octobre 2020, par Laurence

Le bureau de la SAES exprime sa stupeur suite aux propos diffamatoires de
Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Education nationale, à l’encontre
des universitaires français. S’exprimant le jeudi 22 octobre sur Europe
1 et devant le Sénat, M. Blanquer a affirmé que l’Université serait
infiltrée par « des courants islamo-gauchistes très puissants » qui « 
font des ravages  ». S’emparant d’un concept vague et sans fondement
qui émane de la rhétorique d’extrême-droite (rappelons que « 
l’islamo-gauchisme » ne désigne aucun courant politique ou intellectuel
existant), il instrumentalise cyniquement l’atroce meurtre de Samuel Paty
en jetant l’opprobre sur les universitaires, faisant ainsi écho aux
propos d’Emmanuel Macron qui, cité par Le Monde le 11 juin 2020,
estimait « le monde universitaire » « coupable » d’avoir « 
ethnicisé le débat social en pensant que c’était un bon filon » et « 
coupé en deux la République.  » Dans un entretien au JDD publié le 25
octobre 2020, J-M Blanquer réitère ses accusations : « Il y a un combat
à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités
américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser
les communautés et les identités, aux antipodes du modèle républicain
qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment
de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le
terreau d’une fragmentation des sociétés qui converge avec le modèle
islamique.
 »

Ces propos d’une extrême gravité appellent plusieurs remarques :

1. Les propos de M. Blanquer visent explicitement les courants de pensée
émanant des universités américaines, et plus précisément «  les
thèses intersectionnelles
 » opposées au paradigme universaliste, érigé
ici en dogme républicain. M. Blanquer ignore manifestement de quoi il
parle, puisqu’il accuse l’approche intersectionnelle d’« 
essentialiser les communautés et les identités  » alors qu’elle vise
précisément à déconstruire l’essentialisme. En outre, il présente
comme un corpus de «  thèses » préconstruites ce qui constitue en
réalité un ensemble d’outils critiques permettant de mettre au jour
toute la complexité et la multiplicité des situations et des interactions
sociales. En tant qu’anglicistes travaillant dans le champ des
humanités, il nous appartient d’engager un dialogue critique avec les
paradigmes théoriques élaborés dans la sphère anglophone. Les débats,
souvent vifs, autour de l’universalisme et de ses limites, existent dans
tous nos départements et toutes nos équipes de recherche, et ils sont
indispensables à l’exercice collectif de l’esprit critique auquel
l’université française est si profondément attachée.

2. Le Ministre de l’Education Nationale s’arroge ici le droit
d’intervenir sur les contenus et la méthodologie universitaires. Cette
ingérence (qui ne relève aucunement de ses compétences) est d’autant
plus grave que la rhétorique du « combat à mener » exprime sans
ambiguïté une volonté de museler l’esprit critique à l’université.
M. Blanquer répond donc à l’attaque odieuse contre la liberté
d’expression que constitue le meurtre de Samuel Paty par une volonté
d’assigner le monde universitaire à la pensée unique. Il défend le
corps enseignant, méprisé de longue date par les pouvoirs publics et
profondément traumatisé par l’assassinat de l’un des leurs dans
l’exercice de ses fonctions, en désignant les universitaires, soit une
partie de ce même corps enseignant, à la vindicte populaire, appelant par
ses propos irresponsables une campagne de haine à l’encontre des
universitaires dont on mesure déjà la virulence sur les réseaux
sociaux.

3. Cette politique du bouc émissaire, menée conjointement par le
Président de la République et son Ministre de l’Education Nationale,
permet à l’Etat de se dédouaner de toute responsabilité dans la
propagation de l’islamisme radical et de s’épargner une analyse
approfondie de ses causes et de ses ressorts. Elle présente, en outre,
l’intérêt de désolidariser encore davantage la société française du
monde universitaire au moment même où celui-ci fait l’objet d’une
attaque violente en règle, en inscrivant dans la loi la fragilisation des
chercheurs par la suppression de leur statut, et donc celle de la recherche
tout entière.

La SAES, qui représente la pensée critique, plurielle et éminemment
responsable des chercheurs en études anglophones, dénonce donc les
amalgames paresseux et infondés du ministre, qui ne font honneur ni à la
pensée, ni à la République.