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L’école confinée, laboratoire du monde numérique - Christophe Cailleaux, Amélie Hart-Hutasse et François Jarrige, Reporterre, 7 avril 2020

mardi 14 avril 2020, par Laurence

Les auteurs de cette tribune s’inquiètent des « risques d’une accélération de l’intrusion numérique dans nos vies, dont l’école offre un observatoire édifiant ». Plutôt que soutenir les industriels du numérique éducatif, il s’agirait de « défendre le service public, seul vecteur de l’égalité émancipatrice hors de la sphère marchande ».

Christophe Cailleaux, Amélie Hart-Hutasse et François Jarrige sont enseignants dans le secondaire et le supérieur. Ils ont contribué au livre collectif Critiques de l’école numérique (éditions L’Échappée, 2019)

« Nous sommes en guerre » , a martelé Emmanuel Macron à la télévision le 16 mars, appelant ainsi à la mobilisation générale. Toute une société serait dressée dans une nouvelle « union sacrée » contre l’épidémie. Et pourtant, dans le monde éducatif, de la maternelle à l’université, la crise sanitaire semble passer après la «  continuité pédagogique », promue en urgence nationale par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Ce dernier ne cesse de le répéter depuis : « Nous sommes prêts. » Prêts pour l’enseignement numérique et à distance, prêts pour le basculement de tout un pan de la vie sociale vers son ersatz numérique.

Très vite, en effet, le monde pédagogique a été saturé par les appels au télétravail. La « continuité pédagogique », reposant sur un environnement numérique miraculeux, éviterait à la machine de s’arrêter, conjurerait toutes les peurs, la maladie ainsi que leurs conséquences intimes, sociales et économiques.

Les enjeux politiques de la surveillance et de la marchandisation numériques sont inaudibles en ces temps de crise

En réalité toutefois, le confinement, articulé à la nécessité économique, a immédiatement imposé un repli sur une sphère domestique dévorée par la sphère professionnelle. Dans cette situation, les liens numériques nous maintiennent en contact avec le monde. Ils s’apparentent aussi à des chaînes car ils sont imposés opportunément par nos hiérarchies (employeurs, Éducation nationale), sans égard pour nos rythmes de vie personnels et familiaux. Les analyses critiques de l’usage des écrans et du numérique dans leurs conséquences sur les enfants, ou la planète, la mise en lumière des enjeux politiques de la surveillance et de la marchandisation numériques semblent devenus inaudibles en ces temps de crise. Il n’est pourtant ni prématuré ni indécent de s’interroger aujourd’hui sur les risques d’une telle accélération de l’intrusion numérique dans nos vies, dont l’école offre un observatoire édifiant.

Les premiers à profiter de la « guerre » contre l’épidémie de Covid-19 ont été les industriels du numérique éducatif, suivis de près par les responsables politiques. Le 5 mars, l’association EdTech France a fait paraître un communiqué pour offrir ses services agiles « à des conditions exceptionnelles » au pays en détresse, louant l’adaptabilité de « l’empire technologique  » chinois parvenu à donner corps au slogan « Study must not stop  » (on ne doit pas arrêter d’étudier). De fait, les professionnel·les de l’éducation, sur tout le territoire, ont commencé à recevoir des mailings publicitaires d’entreprises proposant leurs services. Le Canard enchaîné du mercredi 18 mars cite le directeur général du réseau EdTech France : « Évidemment, on espère qu’il y aura des actes d’achat après cette période. » Que la décision d’un confinement de plus en plus strict relance la promesse d’un salut pédagogique par le numérique n’a rien d’étonnant venant de marchands de numérique.

Mais c’est aussi tout un ensemble de discours politiques et institutionnels, vantant depuis des années l’apport des innovations technologiques dans l’enseignement, qui s’en trouve conforté. La « dématérialisation » est là, et dans la précipitation de l’impérieuse « continuité pédagogique  », la parole médiatique du ministre Jean-Michel Blanquer n’est plus une prise de position idéologique critiquable mais une évidence rassurante. Le ministre ne cesse de le claironner : « Nous sommes prêts.  »

Beaucoup ont déjà insisté sur le rôle des stratégies du choc dans les dynamiques du capitalisme technologique. Le choc épidémique du Covid-19 ne fera pas exception à la règle. L’épreuve épidémique aura de nombreux effets indirects, qu’on peine encore à entrevoir, tant s’imposent d’autres urgences légitimes. Mais il fait peu de doute que le grand enfermement, l’atomisation généralisée, l’équipement accéléré en terminaux numériques, va nous faire franchir un cap potentiellement irréversible dans l’idéologie du tout numérique et du marché éducatif. Alors même que cette période prouve à quel point ces discours, ces promesses d’entrepreneurs et de politiques sont plaqués sur un réel qui leur résiste, en particulier dans le domaine des apprentissages et de l’enseignement.

Dans les faits, personne n’était prêt. Immédiatement, personnels, parents et élèves ont été confrontés à la réalité d’une vraie rupture, d’autant plus brutale qu’elle ne fut en rien préparée, et continue d’être niée par l’usage du terme même de « continuité ». Se sachant investis d’une tâche essentielle et poussés dès les premières heures à être dans l’action, les enseignants se sont immédiatement précipités dans le travail. Face aux dysfonctionnements des rares outils de communication institutionnels existants, ils se sont lancés dans des initiatives en tous sens pour préserver le lien avec les élèves et les parents. La multiplication des dispositifs au sein d’un même établissement, et dans les familles, hors de toute concertation d’équipe (rendue quasi impossible par l’urgence sanitaire et l’abandon institutionnel) ont plongé beaucoup dans un état d’anxiété supplémentaire, au risque de multiplier les décrochages.

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