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La justice universitaire mise sous la tutelle du Conseil d’Etat. Le coup de grâce donné au principe constitutionnel d’indépendance des universitaires 1/2 - Olivier Beaud, le blog de Jus Politicum, 5 juillet 2019

samedi 6 juillet 2019, par Laurence

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La nouvelle n’a pas encore fait la « Une » des gazettes et ne la fera d’ailleurs jamais, mais il convient de savoir que le gouvernement s’apprête à faire endosser par le Parlement la fin d’une institution séculaire : le jugement des universitaires par des pairs, c’est-à-dire par une juridiction universitaire composée uniquement d’universitaires. Cette règle qui remonte au Premier Empire a survécu à tous les régimes et elle était traditionnellement présentée comme un des principes essentiels de la franchise universitaire. A l’occasion de l’examen devant le Parlement du projet de loi sur la transformation de la fonction publique, le gouvernement a déposé le 17 juin au Sénat un amendement en vue de modifier notamment la composition du CNESER disciplinaire, actuelle juridiction universitaire. Le principal changement réside dans l’attribution de la présidence qui devrait revenir, si cette disposition de la loi était définitivement adoptée, à un conseiller d’Etat nommé par le vice-président dudit Conseil.

Le Conseil d’Etat, qui était déjà le juge de cassation du CNESER, aurait désormais un de ses membres à la présidence de la juridiction universitaire. Nul doute que le Conseil d’Etat dominerait alors indirectement mais nécessairement, cette institution. Pour évaluer le recul considérable que comporterait une telle réforme, il suffit de méditer l’anecdote racontée par le doyen Vedel, rapportant une conversation, alors que la guerre d’Algérie s’achevait, avec Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale (1962-1967). Le professeur de droit qui présidait à la juridiction universitaire de l’époque, la raconte ainsi :

« « Dans un retentissant procès pénal, un de mes collègues, d’une rectitude morale absolue, mais d’opinion tranchée, déposant comme témoin, fit une dissertation argumentée sur la légitimité du tyrannicide au regard de la morale et du droit. Ému par ces propos, le ministre me demanda mon sentiment sur les suites que pouvait comporter l’incident. Je ne dissimulai au ministre ni qu’une déposition en justice tombait difficilement sous le coup de la discipline administrative ni qu’il y avait peu de chances de voir les juridictions universitaires, seules compétentes, censurer ce qui leur paraîtrait une manifestation de la liberté d’opinion. « Alors un universitaire a le droit de tout dire et de tout faire ?  » me demanda ironiquement le ministre. Je répondis qu’il n’en était rien et lui rappelai que la juridiction universitaire était la seule de toutes les instances corporatives qui avait frappé l’un de ses ressortissants d’une lourde peine disciplinaire pour une fraude fiscale, cependant étrangère à l’exercice des fonctions. Christian Fouchet réfléchit un instant et me dit : “Bon. Je suppose que cette autodiscipline où je n’ai rien à voir est le prix qu’il faut payer pour la liberté de l’université. Après tout, ce n’est pas trop cher“ », [1] . »

Si le projet du gouvernement venait à être adopté, les universitaires, pour ce qui concerne leur statut disciplinaire, passeraient sous la « tutelle » du Conseil d’Etat. Certains s’en réjouissent ouvertement, au nom d’une prétendue « professionnalisation » de la juridiction [2]. Tel n’est pas notre cas. Nous voudrions montrer à quel point ce projet traduit l’affaiblissement constant du statut des universitaires dans notre pays et le mépris insondable de nos élites pour le monde académique. Le projet du gouvernement, qui témoigne d’une méconnaissance totale de la nature et du sens même de la justice universitaire (I), aboutit en effet à remettre fondamentalement en cause le principe constitutionnel d’indépendance des universitaires (II) sans réussir à justifier le prétendu lien avec la lutte contre le harcèlement sexuel (III).

I – La justice universitaire, gardienne de la liberté académique

Il n’y a pas a priori de lien évident entre les libertés universitaires et la justice universitaire conçue comme une justice de type échevinal où seuls des universitaires peuvent juger des universitaires et les sanctionner disciplinairement. Il s’agit d’une franchise universitaire qui a un lien pourtant essentiel avec nos libertés universitaires [3]

Comme nous avons eu l’occasion de le démontrer, les libertés universitaires sont au nombre de trois : la liberté de la recherche, la liberté de l’enseignement et la liberté d’expression à l’intérieur ou à l’extérieur de l’amphithéâtre. Ces libertés, comme toutes les libertés, ne sont pas absolues mais forcément limitées par le droit. Les universitaires sont par exemple soumis, comme tous les citoyens, aux rigueurs de la loi pénale et peuvent d’ailleurs être parallèlement poursuivis et jugés par la justice universitaire pour les mêmes faits. Mais la soumission des fautes disciplinaires ou déontologiques des universitaires à une justice de type échevinal vient garantir l’indépendance que protège leur statut. La doctrine universitaire classique percevait d’ailleurs la justice universitaire comme la gardienne de la liberté académique. Ainsi le doyen Trotabas, qui présida le Conseil supérieur de l’Éducation nationale — ancêtre du CNESER disciplinaire — soulignait l’esprit dans lequel officiait cette instance juridictionnelle d’appel : « le Conseil supérieur est le gardien de l’honneur du personnel enseignant, pour l’enseignement privé comme pour l’enseignement public (…) ; le gardien, aussi, de l’honneur des élèves et des étudiants et de leur avenir universitaire ; le gardien enfin de la liberté de l’enseignement et dans l’enseignement dans bien des cas » [4]. Par conséquent, même lorsqu’ils statuaient en matière disciplinaire, les universitaires se considéraient eux-mêmes comme étant les gardiens de la liberté académique. Telle est la conclusion à laquelle parvenait, avec d’autres, le doyen Vedel dans une étude souvent citée sur la justice universitaire. Il caractérisait en effet la jurisprudence de l’ancien Conseil supérieur de l’Éducation nationale comme étant marquée par « l’ombrageuse détermination des conseils d’université et du Conseil supérieur de défendre la liberté politique la plus totale des enseignants. Cette détermination était tellement connue que, paradoxalement, elle n’a pas guère eu d’occasion de se manifester visiblement dans la jurisprudence  » [5].

Ces juridictions universitaires spéciales, que sont les juridictions universitaires, forment une exception au droit commun de la fonction publique dans lequel «  la répression disciplinaire a un caractère hiérarchique et non contentieux ». En effet, « dans le droit commun de la fonction publique, c’est le supérieur hiérarchique (le ministre en principe pour les fonctionnaires d’État) qui prononce la peine disciplinaire, éclairé, mais non lié par l’avis de l’organisme paritaire  » [6]. Par conséquent, un universitaire a un statut juridique différent d’un enseignant du secondaire ou du primaire. C’est l’une des manifestations les plus nettes de l’autonomie institutionnelle des universités par rapport à l’autorité administrative et politique.

Il faut ici préciser pourquoi les juridictions universitaires, en prenant les sanctions disciplinaires, jouent un rôle crucial dans la protection de l’indépendance des enseignants. Depuis la loi du 12 novembre 1968 (loi dite Faure) et son article 38, il y a « une compétence exclusive des juridictions universitaires pour prononcer les sanctions  » [7]. Le ministre ne dispose plus du pouvoir de punir les universitaires, comme il pouvait le faire auparavant, même si c’était le plus souvent après avoir reçu un avis conforme des conseils universitaires [8]. Parmi ces sanctions disciplinaires réapparaît d’ailleurs en 1968 « l’interdiction d’enseignement avec privation, totale ou partielle de traitement » (art. L. 952-10). La plus grave demeure toutefois la révocation, dont il convient de dire quelques mots pour souligner une fois de plus la spécificité du droit public universitaire. En effet, à la différence de ce qui se passe dans d’autres corps de fonctionnaires, les militaires, par exemple, l’administration n’est pas compétente pour prononcer la révocation d’un universitaire. Ce sont ses pairs qui vont décider en la matière. Il s’agit là de l’une des spécificités les plus marquantes du statut des universitaires. Le CNESER disciplinaire qu’on accuse parfois de laxisme n’a pas tremblé ces dernières années pour révoquer des universitaires s’étant particulièrement mal comportés : on peut ainsi citer non seulement le cas de l’ancien président de l’Université de Toulon sanctionné pour avoir effectué un trafic de diplômes pour des étudiants chinois, mais aussi les cas d’un ancien directeur de laboratoire de l’Université des Antilles, qui a fait un usage pour le moins contestable des fonds généreusement alloués par l’Union européenne et celui, plus récent, d’un professeur qui avait commis des actes de harcèlement sexuel à l’égard d’étudiantes et qui, ensuite lors de la procédure en appel, avait fait pression sur elles.

Pour lire la suite


[1G. Vedel, « Réforme de l’enseignement supérieur (Christian Fouchet) », Espoir1983, n° 45

[2Telle est la thèse défendue par H. Truchot, « Le prononcé des sanctions disciplinaires à l’encontre des enseignants-chercheurs : le bilan contrasté d’une justice spécialisée », RDP, 2019, n° 3, pp. 663 et suiv.

[3Nous résumons ici le cinquième chapitre de notre livre « le pouvoir disciplinaire : la franchise juridictionnelle » in Les Libertés universitaires à l’abandon ?Paris, Dalloz, 2010, pp. 191-218.

[4« Adieu au Conseil supérieur de l’Éducation nationale statuant en matière disciplinaire », D. 1965. chron. 25.

[5G. Vedel, « Réflexion sur la justice disciplinaire », Mélanges L. Trotabas, LGDJ, 1970 p. 560 » .

[6Ibid]].. En d’autres termes, alors que pour les autres fonctionnaires les conseils de discipline ont un rôle seulement consultatif, l’essentiel de la compétence disciplinaire pour les universitaires (enseignants et étudiants) est exercé par des juridictions, soumises au contrôle de légalité du Conseil d’État, officiant comme juge de cassation. De telles juridictions sont souveraines et l’autorité hiérarchique «  est liée par les décisions des juridictions universitaires »[[B. Toulemonde, Les libertés et les franchises universitaires, thèse Lille, 1971, p. 615.

[7Ibid p. 620.

[8Ibid p. 620.