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Comment l’orientation scolaire renforce les inégalités - Philippe Testard-Vaillant, Le Journal du CNRS, 27 août 2018

mardi 28 août 2018, par Laurence

Alors que l’école française pèche par un trop grand élitisme, le système d’orientation des jeunes vers l’enseignement supérieur favoriserait le maintien des inégalités sociales. Une problématique au cœur des recherches d’Agnès van Zanten, sociologue et spécialiste des politiques éducatives.

Vous menez depuis longtemps des recherches sur les politiques éducatives. Selon vous, quelle est la caractéristique majeure du fonctionnement de notre système scolaire ?
Agnès van Zanten1
 : Comparé à d’autres modèles éducatifs, y compris ceux de nos proches voisins européens, le système français se montre particulièrement efficace pour dégager une élite, écrémer progressivement les meilleurs ou supposés tels, repérer les pépites qui occuperont les postes les plus en vue dans l’administration, la politique, l’économie, la recherche... À cette fin, un accent très fort est mis très tôt sur la notion d’excellence, à tel point que dès l’école primaire, les enfants sont notés et évalués. Tout le discours de l’école française repose sur l’idée que, pour atteindre cette excellence, l’environnement social et familial des élèves importe peu. Seuls comptent les efforts que l’on fournit en classe. Selon le principe méritocratique au fondement de l’école républicaine et indissociable de l’idée d’égalité des chances, plus un élève travaille, quel que soit son milieu d’origine, et plus il aura de bons résultats, sera récompensé par des diplômes et s’assurera une belle carrière. De même, notre système éducatif est irrigué par la croyance que le concours, avec ses épreuves anonymes passées dans les mêmes conditions par tous les candidats, est la procédure la plus sûre, la plus « pure », la plus juste, pour sélectionner les meilleurs élèves.

Dans les faits, cette idéologie méritocratique induit-elle des effets pervers ?
A. V. Z. :
En privilégiant un enseignement plus soucieux de fabriquer une élite que de faire acquérir à tous les élèves un socle commun de connaissances, notre système éducatif répond mal à la massification de l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur. Chaque année, environ 20 % des jeunes quittent l’école sans diplôme ni qualification, 23 % des élèves des filières professionnelles échouent au CAP, 26 % au BEP, et autant d’étudiants ou presque abandonnent leurs études supérieures. Ce taux d’échec élevé charrie beaucoup de frustration, de fatalisme et de doutes sur leur valeur personnelle chez celles et ceux qui sont ainsi mis de côté et se sentent condamnés à rester dans les strates inférieures de la société.

La France est devenu un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE en matière d’éducation. Ainsi, les enfants de cadres sont deux fois plus souvent diplômés du supérieur que les enfants d’ouvriers, et 20% des jeunes quittent chaque année l’école sans qualification ni diplôme.

Quels sont les jeunes le plus massivement touchés par l’échec scolaire ?
A. V. Z. : Ceux des milieux populaires, sans surprise. Depuis les travaux du sociologue Pierre Bourdieu dans les années 1970, on sait en effet que la réussite scolaire est étroitement corrélée au capital économique et culturel familial. Les chiffres sont implacables : les enfants de cadres sont deux fois plus souvent diplômés du supérieur que les enfants d’ouvriers, même si le système a tendance à nier l’impact du milieu socio-économique sur les performances. Selon les enquêtes Pisa (Programme international pour le suivi des acquis), la France est un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE, un de ceux où le déterminisme social est le plus fort, où l’école, malgré des alternances politiques et des réformes successives, demeure « indifférente aux différences », comme le disait Pierre Bourdieu.

La France mérite aussi le bonnet d’âne pour ses piètres performances en matière de mixité sociale…
A. V. Z. :
Celle-ci, de toute évidence, est loin d’être une réalité. En moyenne, les collégiens et lycéens d’origine aisée comptent dans leur classe deux fois plus de camarades également favorisés que ceux des classes moyennes et populaires.

L’enseignement privé, notamment dans les grandes villes, joue un rôle ségrégatif important (la majorité des élèves de ces établissements appartient aux catégories favorisées). Dans le secteur public, beaucoup de parents des classes supérieures surestiment le risque de « contamination » des bons élèves par ceux en difficulté et déploient des stratégies pour contourner la carte scolaire et accéder à des établissements convoités où prospère un entre-soi scolaire, social, ethnique…

Une masse de travaux montre pourtant que la mixité tire les plus faibles vers le haut sans pénaliser les plus forts, pourvu que les enseignants aient appris à gérer les différences de niveau entre les élèves et que cet écart ne soit pas maximal (il ne faut pas être démagogue, on ne peut pas mettre les enfants les plus brillants avec ceux les plus en difficulté). La mixité est donc favorable à la réussite de tous, sous certaines conditions, mais aussi profitable sur le plan sociétal. Se mélanger aux autres à l’école aide à construire le « vivre ensemble » dans nos sociétés hétérogènes, à condition que l’école soit porteuse d’un idéal culturel et social à la hauteur de cette ambition.

Les problèmes liés à la scolarité des jeunes des milieux défavorisés se manifestent-ils dès le primaire ?
A. V. Z. :
Nous avons une image un peu enchantée de l’école primaire. Cette vision idyllique est intimement liée aux souvenirs d’enfance et au fait que, dans la plupart des cas, les écoliers manifestent un comportement d’acceptation des normes scolaires et les classes ne connaissent pas de soucis de discipline et de violence, les jeunes enfants entretenant un rapport très positif au savoir et aux enseignants. Toutes les études montrent cependant que des décrochages (largement invisibles car sans rejet ostensible de l’institution) interviennent dès le cours préparatoire. Ils sont essentiellement le fait d’élèves des milieux populaires et vont pénaliser ces derniers tout au long de leur scolarité. Une partie du problème tient à ce que les enseignants du primaire ne reçoivent pas une formation didactique et pédagogique suffisamment poussée pour pouvoir détecter les « décrocheurs » précoces comme c’est le cas en Finlande où l’enseignement, soit dit en passant, est une profession très valorisée et très bien rémunérée.

En Finlande, où leur profession est plus valorisée et mieux rémunérée qu’en France, les enseignants du primaire sont formés à la détection du « décrochage » précoce chez les élèves.

Vos recherches actuelles portent sur les conditions dans lesquelles les lycéens sont amenés à choisir leurs études supérieures. Que cherchez-vous précisément à mettre en lumière ?
A. V. Z. :
Jusqu’à présent, très peu de travaux ont été conduits dans notre pays sur les processus qui, au sein des établissements scolaires et des familles, ou encore via Internet, les plates-formes d’orientation en première année d’études supérieures, les salons d’orientation…, entretiennent ou creusent les inégalités entre jeunes s’agissant de leurs choix d’orientation dans le supérieur. Pour mieux saisir pourquoi la France affiche un faible taux de scolarisation des enfants des classes populaires dans le supérieur, nous avons mis en place depuis 2013 un dispositif inédit de grande envergure. Celui-ci repose sur des questionnaires distribués auprès de 1 800 élèves de terminale et de 450 proviseurs de lycées de la région parisienne, ainsi que sur des enquêtes ethnographiques dans quatre lycées et dans plus d’une vingtaine de salons et de journées portes ouvertes d’établissements d’enseignement supérieur.

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