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Il était un Petit navire… Billet publié par le Groupe Jean-Pierre Vernant, 20 février 2018

mardi 20 février 2018, par Mariannick

De temps à autre, nous recevons anonymement des textes proposés à la publication. Ainsi, celui-ci, réagissant au « message aux personnels » du nouveau directeur du CNRS, et signé du collectif Kylo V. Nèr.

À lire ici

Au départ on pense à un jeu, un pari entre mecs bourrés : « tiens, pas cap’ de mettre trois fois ‘’innovation de rupture’’ [1] en deux pages dans un message officiel ? »
Et puis finalement non, ce ne doit pas être ça. C’est vraiment le « message aux personnels » d’Antoine Petit, nouveau directeur du CNRS, suite à sa prise de fonctions. Un scientifique remarquable, qui a fait paraît-il un bon travail à la tête de l’INRIA.
Il y a donc là-derrière autre chose qu’un idiot défi.
Alors, forcément, on s’agace. Puis, on réfléchit à ce qui se passe ici. L’homme qui réfléchit, comme l’a superbement dit Rousseau, est un animal dépravé ; la dépravation fait alors son œuvre dans les esprits.

On est chercheur. On se souvient lorsqu’on arrivait dans le monde des sciences humaines des années 1990, il y avait encore de ces dinosaures de la recherche qu’on croisait dans les couloirs, qui d’année en année répétaient « je termine mon grand livre… », et qui au bout du compte et grâce aux deniers de l’Etat perçus pendant des décennies ne publièrent qu’une notice biographique d’Ampère ou Volta dans la gazette régionale d’EDF… On était content, au final, que ces fossiles fussent relégués au placard à balais par la nouvelle génération, celle qui pensait résultats, projets, listes de publications, bibliométrie, scientométrie, évaluations – un peu selon le modèle de l’outre-Atlantique déjà… On était enthousiaste, ou presque, on sentait le vent nouveau. Puis on a vu s’accumuler les acronymes, les Crac, les Ribac, la grande famille des EX, les Labex, les Equipex, les Idex, les Putex, la compétition acharnée pour récupérer les millions, comme dans un jeu télévisé célèbre, les agences de com’ sollicitées pour répondre aux appels d’offre… Mais on a joué le jeu : les h-indexes, les concours d’Exs, les projets COST ou ANR ou ESF ou MC ou H2020, etc. On était encore il y a si peu presque en phase avec la nouvelle direction de la recherche, laquelle, derrière son disruptif de chef, surenchérissait dans le style de ladite nouvelle génération. Presque.

Et puis aujourd’hui dans ce message que l’on reçoit et qu’on va lire, le CNRS est nommé : « vaisseau amiral de la recherche française ». On comprend bien, il en va de toute une stratégie complexe à mettre en place aujourd’hui, entre les universités en guerre (non, pardon, en « quête d’autonomie »), les divers plans européens de recherche, les polémiques sur le CICE et la part de la recherche dévolue à la R&D dans les entreprises, etc. Acceptons donc la métaphore maritime.

Ainsi, ce navire devra « avoir l’ambition de conforter cette place en développant des partenariats avec les acteurs du monde académique, universités, écoles et autres organismes de recherche, du monde industriel, grands groupes, PME/ETI et startup, les collectivités territoriales et notamment les conseils régionaux et les principaux acteurs sociaux. » Evidemment, on n’a rien contre la bonne entente ; mais tout de même, pourquoi les start-ups, les PME, les ETI, tout ce monde ? En quoi exactement les nouveaux développements scientifiques sur l’homotopie, la microhistoire ou la théorie des multivers devraient-ils intéresser les « conseils généraux » ? D’emblée, le message du directeur du CNRS affirme sa miscibilité affirmée avec tout un tas d‘instances qui n’ont pas grand-chose à voir avec la recherche.

Certes, le lecteur charitable dira qu’il faut faire la part de la novlangue de rigueur. Pour diriger ce cuirassé massif de la recherche, on doit sans doute accepter de parsemer son discours de signaux comme cette jolie phrase : « nous mettrons au cœur de notre action l’avancée des connaissances pour le rayonnement de la France, pour une société de progrès et pour des innovations de rupture. » Même si « société de progrès », c’est vide et ça ne veut rien dire, ça fait tout de même toujours plaisir, un peu comme de parler de la neige ou des voies sur berges à Paris…

Mais ce message au petit personnel porte, incontestablement un « message ». Relisons-y les « priorités » du CNRS :

  • « Soutenir dans tous les domaines une recherche fondamentale au meilleur niveau mondial ;
  • Promouvoir la pluridisciplinarité, en particulier autour des grands problèmes de société ;
  • Travailler en lien avec les acteurs industriels et économiques sur les innovations de rupture ;
  • Jouer un rôle moteur dans la présence de la recherche française au niveau international, notamment dans les grands programmes et infrastructures ;
  • Refonder les partenariats avec des universités autonomes ;
  • Apporter une culture et une expertise scientifiques aux décideurs, et à la société »

Si cela pourrait sembler consensuel à beaucoup, en réalité ces six points dessinent une orientation assez nette ; ainsi, seule la première de ces priorités a à voir avec la recherche, et le reste indique une stratégie dont on va maintenant questionner le bien fondé.

Il s’agit donc d’abord de penser l’insertion du CNRS dans ce qui n’est pas lui. Les universités, cela va de soi - mais quasiment tous les labos sont affiliés à des universités, donc pourquoi parler de « partenariat à refonder » ? La mention de la « place de la recherche française » indique simplement en creux que la recherche devient une grande arène compétitive et qu’il faut probablement accentuer la compétition à l’intérieur de la France, selon le principe biologique exact que les bons compétiteurs seront meilleurs en dehors de l’environnement s’ils sortent d’une compétition intraenvironnementale plus serrée.

Mais surtout, on voit bien comment la recherche ici viserait à satisfaire des demandes externes : les décideurs, les problèmes de société, les acteurs économiques, etc. Or, que veut dire exactement « travailler avec les acteurs industriels et économiques sur les innovations de rupture » ? Si cela consiste à aider à fabriquer l’iPhone 16, croit-on vraiment que cela se concilie aisément avec « soutenir dans tous les domaines une recherche fondamentale au meilleur niveau mondial » ?

Une telle ode à l’ « innovation de rupture », dont on sait bien qu’elle ne provient pas des labos d’informatique ou de paléoanthropologie du CNRS, mais bien de de « ceux qui ont réussi » [2], y a-t-on réfléchi vraiment ? En quoi l’innovation serait-elle un but en soi de la recherche ? Bêtement, on pensait que la recherche vise à la connaissance (on est complètement 1.0, au fond..).

Par exemple, innover pour atteindre l’iPad 18 Stellar directement connecté à un patch intracérébral, afin d’envoyer toutes les données sur nos rythmes de vie à des fabricants d’oreiller e-alive ou de sextoys éthiques chinois, est-ce vraiment la marque d’une « société de progrès » ? Pour le dire ingénument, est-ce juste, est-ce bien ? Puisqu’en tout cas il n’est plus question d’être vrai…

Et d’ailleurs sait-on vraiment ce que l’on dit quand on vante cette « innovation » sur tous les tons ? On a pu très sérieusement soutenir que l’innovation, au fond, la vraie, c’est fini, puisque toutes les technologies dont on use ont été élaborées dans les années 50-80 : nucléaire, computation, protocoles internet, supraconductivité… ; et le reste, aujourd’hui, ne serait que raffinement incrémentiel [3]. Thèse discutable, certes, mais on y pense ici simplement parce que l’innovationisme au fond ne va réellement pas de soi ; et qu’en revanche un beau problème pour chercheurs consisterait à évaluer cette thèse minoritaire et apparemment paradoxale…

Certes il y aurait un argument économique à cet enthousiasme pour l’innovation de rupture : en dernière instance – et sans doute Marx lui même serait d’accord avec ça – c’est l’innovation qui alimente la croissance (économique). On l’entend ; mais précisément, est-ce bien le moment de tout indexer sur la croissance ? N’y a t il pas un sens à écouter un instant le discours qui questionne la valorisation inconditionnelle de la croissance comme but ? On sait bien que la planète est en mauvais état, avec son climat changeant et ses animaux en voie d’extinction galopante : est-ce le bon contexte pour croître sans se poser de questions ? Et de continuer ainsi cette sorte de course aux armements entre solutions technologiques à des problèmes, puis problèmes neufs posés par ces solutions, puis nouvelles solutions technologiques à ces nouveaux problèmes, et ainsi de suite – cycle vicieux dont on a montré à quel point il faisait corps avec la modernité [4] ?

Peut-être la réponse à ces questions est-elle quand même un grand « oui ». Reste que se les poser, concevoir les moyens de les formuler rigoureusement et de les résoudre (donc avec des données, des modèles, des théories, voire un minimum de réflexion et de mise en perspective, etc.) constitue justement une part de ce que veut dire faire de la « recherche fondamentale » ! Présupposer qu’il va de soi que l’on doive activement startuper en navire amiral de l’innovation de rupture qui entraînera « sans silo » [5] les collectivités territoriales, c’est exactement le contraire de la recherche fondamentale.

Et c’est bien cela qui est choquant dans ce message aux chercheurs entérinant sans distance aucune l’exaltation contemporaine de l’innovation, le mythe de la start-up fraîche et créative comme visage de la modernité, l’alignement sur la compétition mondiale généralisée. Sans compter l’ancillarisation de la recherche même, au service des « acteurs industriels » et des « décideurs »… Là où près de 70% des start-ups en réalité se plantent, où l’industrie et l’économie au fond sont à la traîne de la finance au sein de laquelle se joue la vraie guerre économique, où les « problèmes de société » sont définis par un calendrier changeant, au gré des émotions publicisées et des stratégies politiciennes, on voudrait que la recherche se modelât et se pliât à ces contraintes qui n’en sont que pour ceux qui se les donnent ?

Ne nous méprenons pas : on n’entame pas ici le refrain de la recherche fondamentale contre la recherche « appliquée », la dénonciation gauchiste de toute collaboration avec le privé et l’industrie, l’éloge collatéral de la gratuité du savoir désintéressé – armé de l’argument récurrent que les grandes avancées technologiques ou scientifiques proviennent de spéculations totalement déconnectées de tout but pratique (e.g. la géométrie riemanienne, la physique quantique, l’algèbre booléenne, etc.). Non, on n’a évidement rien contre le fait que la recherche coopère avec l’industrie, que la biologie par exemple ait un œil sur le traitement des maladies, ou la logique une parenté avec la microinformatique. C’est d’ailleurs déjà ainsi dans le travail quotidien du chercheur individuel. Mais la présente réaction agacée vient ici du fait que, quoiqu’il en soit de tout l’intérêt de l’application de la recherche, et quelle que soit l’indéniable vérité contenue dans l’affirmation de notre nouveau président selon laquelle « la science est à l’origine de beaucoup d’innovations de rupture qui permettent la création d’emplois et de valeur », ce n’est pas là le but et l’essence de la recherche. Celle-ci ne s’est aucunement constituée « pour le rayonnement de la France, pour une société de progrès et pour des innovations de rupture », et si elle l’atteint c’est en quelque sorte par surcroît.

Pour résumer, on voit bien combien ce message venu d’en haut prolonge et entérine tout ce qui investit le monde de la recherche, et dont on comprend qu’en réalité cela était à l’oeuvre depuis bien longtemps, bien avant ce macronisme devenu aujourd’hui notre lot :
Pour lire la suite…


[1“Breakthrough innovation”, dans la version anglaise, et on se demande pourquoi “disruption” a disparu dans l’affaire.

[2L’allusion ici va à la métaphore dite ‘de la gare’, appelée sans doute à devenir célèbre pour les historiens du macronisme ; le chef de l’Etat y partitionnait la société en ‘ceux qui ont réussi’ et ‘ceux qui ne sont rien’.

[3Hanlon M. ‘’The golden quarter’’, Aeon, décembre 2014. https://aeon.co/essays/has-progress-in-science-and-technology-come-to-a-halt.

[4On pourrait soutenir que l’insuffisance des solutions purement technologiques, due au fait qu’elles induisent de nouveaux problèmes, était déjà envisagée par l’économiste néoclassique Stanley Jevons dans The coal question (1865). Evidement il y a aussi de nombreuses analyses marxistes de cette question, attribuant l’insuffisance de toute ‘solution’ technologique à la persistance du régime de production capitaliste - e.g. Sweezy, P., “The Guilt of Capitalism », Monthly Review, 49, 2.

[5C’est dans le “message aux personnels” ; merci de nous expliquer un jour.