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Qui sont les casseurs ? Hôpital public à vendre - Anne Gervais et André Grimaldi, Le Monde Diplomatique, novembre 2010

vendredi 17 juin 2016, par Hélène

Le cri d’alerte, a été lancé par le professeur Bernard Debré, député de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) mais aussi chef de service à l’hôpital Cochin à Paris : « C’est l’hôpital public qu’on assassine », le 3 octobre 2010.

Aujourd’hui, c’est la dégradation de quelques vitres de l’hôpital Necker au cours d’une manifestation contre la loi travail qui fait scandale parmi les politiques qui ont achevé la casse de l’hôpital !

L’idée n’est pas de justifier une quelconque "casse" d’un hôpital, mais de remettre les pendules à l’heure, et de poser la question : qui casse réellement ?

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Au lendemain de l’adoption par le Parlement français, le 25 juin 2009, de la loi hôpital, patients, santé, territoires (HPST), la ministre de la santé et des sports Roselyne Bachelot, en visite au centre hospitalier universitaire (CHU) d’Angers, affirmait que le système hospitalier « crée de l’emploi ». Et d’ajouter : «  En 2008, ce ne sont pas moins de vingt-cinq mille embauches qui ont été réalisées dans les hôpitaux français (1).  » Quinze mois plus tard, le 2 octobre 2010, il a suffi d’un arrêt de travail de trois infirmières pour que l’hôpital Tenon, à Paris, soit contraint de fermer son service des urgences pendant tout le week-end, mettant en grande difficulté les hôpitaux voisins de Saint-Antoine et Saint-Louis, déjà saturés faute de personnel.

Dès son adoption, la loi avait soulevé l’opposition des communautés soignantes hospitalières contre un « traitement de choc pour tuer l’hôpital public (2)  ».

Créées par la loi, les vingt-six agences régionales de santé (ARS) — dont les directeurs sont nommés en conseil des ministres — se mettent en place avec difficulté. Inévitablement, des conflits de culture et de préséance sont apparus entre les représentants de leurs différentes composantes (Sécurité sociale, direction des hôpitaux et affaires sanitaires et sociales). Au-delà de ces querelles, s’affirment les deux traits fondamentaux de la réforme dite Bachelot : l’étatisme bureaucratique d’une part, l’ouverture vers le marché d’autre part. Même la mise en place de l’éducation thérapeutique du patient, innovation de la loi qui avait réussi à faire consensus, souffre de ce double aspect. Pour obtenir l’autorisation nécessaire de l’ARS, les soignants doivent satisfaire aux exigences bureaucratiques : pour apprendre à un patient à « gérer » son traitement, il faut au préalable lui demander de signer un « consentement éclairé  ». Exactement comme s’il participait à une étude de recherche ! Interrogée sur l’absurdité de cette mesure, l’ARS d’Ile-de-France n’a qu’une réponse : « C’est le règlement !  » Pour autant, autorisation ne vaut pas financement. Ce dernier sera limité. Il faudra donc fait appel au privé, en particulier à l’industrie pharmaceutique, à travers des « partenariats public-privé » prétendument « gagnant-gagnant  » mais au final toujours perdants pour les deniers publics.

Ce mélange de mercantilisme et de bureaucratisme se retrouve dans la gestion même des hôpitaux. Côté mercantilisme : on cède à des entreprises privées l’entretien des locaux, la blanchisserie, la restauration et la logistique ; on envisage de remplacer les secrétaires par des plates-formes de dactylographie privées délocalisées ; on fait payer aux patients les consultations de diététicien et de psychologue jusqu’alors gratuites ; on va demander, à partir de l’an prochain, 55 euros par nuit pour avoir droit à une chambre seule (sauf en cas d’isolement médical) (3) ; on cherche à privilégier les activités rentables (par exemple la chirurgie de la cataracte, du mélanome ou du canal carpien...) ; on contourne les «  rigidités du code du travail  » en favorisant l’embauche sous contrat à durée déterminée (CDD)...

Côté bureaucratie, on produit chiffres et tableaux, si bien que partout il existe désormais, pour un même établissement, deux hôpitaux : l’hôpital « numérique » des comptables et l’hôpital réel, en chair et en os, celui des malades et des soignants. Les deux deviennent de plus en plus discordants. Ainsi, en 2010, le directeur de l’Assistance publique de Paris, M. Benoît Leclerc, a supprimé officiellement sept cent quatre-vingt-trois emplois de personnel administratif, de cadres de santé, d’aides soignantes et d’agents hospitaliers... mais «  aucun emploi d’infirmière », insistait-il. L’hôpital réel s’avère fort différent des chiffres officiels.

Haro sur les corporatismes conservateurs !

Il manque du personnel dans la plupart des services : secrétaires médicales, assistantes sociales, kinésithérapeutes et… infirmières : quinze au grand pôle de neurologie de la Pitié-Salpêtrière, treize en neurochirurgie, huit en hémato-oncologie ; cinquante-huit infirmières manquent à l’hôpital Tenon, aujourd’hui en grève. En effet, ni les personnels en congé maternité, ni ceux en longue maladie ne sont remplacés. Lorsqu’un agent part à la retraite, il faut attendre six mois, quand ce n’est pas un an, pour que son poste soit pourvu. Sous la pression du « toujours plus, toujours plus vite », l’absentéisme augmente, d’autant que beaucoup d’agents ont deux heures de transport par jour, des enfants en bas âge à déposer et à rechercher chaque jour à la crèche, ou à garder à la maison lorsqu’ils sont malades…

Résultat : les services d’urgence sont au bord de la rupture dans plusieurs hôpitaux de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Pourtant, depuis deux ans, les médecins responsables de ces services ne cessent de donner l’alerte. Mais l’énorme machine bureaucratique de l’AP-HP se méfie des professionnels, suspectés a priori de corporatisme conservateur, alors qu’elle est obsédée par l’équilibre financier via les suppressions d’emplois.

De leur côté, Mme Bachelot et M. Claude Evin, directeur de l’ARS d’Ile-de-France, ont une réponse magique : il n’y a pas de manque d’effectifs, il y a seulement un manque d’organisation. lls ne souffrent pourtant pas d’un excès de crédibilité en la matière. M. Evin a osé proposer de réduire massivement le nombre de blocs opératoires de garde en Ile-de-France de 18 h 30 à 8 heures du matin : sept blocs sur cinquante-quatre — soit un seul par département (hors Paris) — resteraient ouverts. Cette proposition, qui a suscité un tollé, n’a fait l’objet d’aucune concertation avec les professionnels impliqués. De la même façon, on a pu apprécier les talents d’organisation de la ministre et de ses services lors de la vaccination contre la grippe A (4).

Selon le discours officiel, le malaise hospitalier serait purement parisien et toucherait particulièrement « les nantis de l’AP-HP  ». Les mêmes politiques produisent pourtant les mêmes effets : après avoir supprimé plus de deux cents agents, le CHU de Nantes a dû fermer onze blocs opératoires pendant trois semaines en juillet 2010. Quant au privilège des Parisiens, il suffit pour en juger de comparer quelques chiffres : en 2009, le budget de l’AP-HP était de 6,5 milliards d’euros pour vingt-trois mille lits, tandis que Lyon recevait 1,4 milliard d’euros pour cinq mille quatre cents lits, Marseille 1,1 milliard d’euros pour deux mille trois cents lits et Toulouse 850 millions pour deux mille huit cents lits.

En réalité, la politique du gouvernement vise à mettre progressivement les hôpitaux en déficit pour les obliger à supprimer des emplois, quitte à diminuer leur activité au profit des cliniques commerciales — lesquelles sont jugées moins coûteuses pour la Sécurité sociale, même si elles le sont beaucoup plus pour les patients (lire « “Non, c’est la cheville…” »). Ainsi, l’enveloppe budgétaire des hôpitaux doit augmenter de 2,7 % en 2011, mais l’accroissement programmé de leurs charges (fonctionnement, entretien, mise aux normes, mesures salariales catégorielles, coût des traitements et des différents plans de santé gouvernementaux) est de 3,5 % (5).

A cela s’ajoute la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), soumise par le gouvernement au vote de l’Assemblée nationale à partir du 26 octobre 2010, qui prévoit de réduire les sommes consacrées aux missions de service public (urgences, continuité des soins...) : elle s’inspire des conclusions du rapport Briet (6), du nom du haut fonctionnaire choisi par le gouvernement pour présider le conseil de surveillance de l’AP-HP en remplacement du représentant du maire de Paris, jugé trop sensible à la pression de la population.

Le rentable au privé, le reste au public

De plus, la politique de convergence tarifaire — c’est-à-dire du « tarif unique » entre établissements de santé, quel que soit leur statut, public ou privé, quelles que soient leur taille, leur mission, leur vétusté — va pénaliser en premier lieu les hôpitaux publics et, parmi eux, les hôpitaux de grande taille au bâti ancien. Autrement dit, le déficit de l’Assistance publique de Paris, qui atteint déjà 96millions d’euros, ne peut qu’augmenter l’année prochaine.

Pour survivre à cette concurrence déloyale, les hôpitaux publics adoptent un mode de gestion qui se rapproche de plus en plus de celui des cliniques privées. Désormais, les praticiens hospitaliers seront embauchés sous contrat renouvelable tous les trois ans et essentiellement payés à l’activité (7). Ils seront donc plus facilement révocables. Tout comme les directeurs des hôpitaux, qui pourront venir du privé et ne rien connaître à la santé publique, telle la nouvelle directrice de l’AP-HP, Mme Mireille Faugère, qui a fait toute sa carrière à la SNCF. Ainsi peuvent-il se concentrer sur l’objectif unique de leur mission : la rentabilité financière, dont dépend d’ailleurs en partie leur propre salaire.

L’Allemagne a appliqué cette politique libérale avec méthode et efficacité. Résultat : la part des établissements publics dans l’administration des soins est passée de 46 à 32 %, celle du privé lucratif de 15 à 30 %. Deux CHU ont même été vendus au privé : celui de la ville de Hambourg et celui de Giessen et Marburg. La part des dépenses restant à la charge des patients a augmenté, passant de 11 % à 13 %, tandis que les dépenses publiques, elles, baissaient de 79 % en 2000 à 77 % en 2007.

La France suit le mouvement. Au nom de la rentabilité, les hôpitaux publics vont devoir réduire leur personnel et leurs activités au profit des cliniques commerciales. Le comble sera l’introduction, au sein des hôpitaux publics eux-mêmes, de cliniques commerciales. C’est ce que souhaite M. Durousset pour les maternités. C’est ce qui est prévu à l’hôpital Saint-Joseph de Paris pour une clinique d’orthopédie. Grâce à ce « partenariat public-privé », la division des tâches sera plus facile : le rentable au privé, le reste au public. A n’en pas douter, les coûts pour la Sécurité sociale seront ainsi « mieux maîtrisés ».

Déjà, le montant des dépenses non prises en charge par l’assurance-maladie est passé, entre 2002 et 2008, de 5 % à 29 %, et le nombre de personnes qui renoncent à des soins pour des raisons financières atteint désormais 23 % — et même 33 % pour celles qui n’ont pas d’assurance complémentaire. Les primes de ces mêmes complémentaires, mutuelles et assurances privées, ont connu une progression de 44 % entre 2001 et 2008, tandis que les remboursements ne progressaient dans le même temps que de 27 % (8). Le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, M. Jean-François Copé, propose d’aller un peu plus loin : il réclame, tout simplement, la fin du monopole de la Sécurité sociale (9).

Anne Gervais & André Grimaldi
Respectivement hépatologue praticienne hospitalière à l’hôpital Bichat (Paris) et professeur de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière (Paris), auteur, avec Claude Le Pen, d’Où va le système de santé français ?, Prométhée, Bordeaux, 2010.


(1) « Roselyne Bachelot estime que les hôpitaux créent de l’emploi », Ouest-France, Nantes, 26 juin 2009.

(2) André Grimaldi, Thomas Papo et Jean-Paul Vernant, « Traitement de choc pour tuer l’hôpital public », Le Monde diplomatique, février 2008.

(3) Le principe est déjà adopté dans plusieurs hôpitaux de province (Rouen, par exemple) et à l’hôpital Bichat à Paris, à titre de test.

(4) Lire notamment « Vaccins H1N1 : le ministère de la santé mis en cause », Le Figaro, Paris, 15 octobre 2010.

(5) « Estimations relatives au taux d’évaluation budgétaire pour 2010 », Fédération hospitalière de France (FHF), Paris, mai 2009.

(6) Cf. dépêche Agence de presse médicale (APM) du 20 avril 2010.

(7) Journal officiel, Paris, 30 septembre 2010.

(8) « Le coût de la consommation santé pour les ménages », UFC-Que choisir, septembre 2010.

(9) Jean-François Copé, « Pourquoi l’assurance-maladie allemande est en bonne santé ? », Slate.fr, 14 avril 2010.