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La crise de l’édition en sciences humaines et sociales : dossier en deux parties - Jean Pérès, ACRIMED, octobre/novembre 2014

vendredi 9 janvier 2015, par Elisabeth Báthory

Première partie : L’édition en sciences humaines et sociales (1) : crise ou pas crise ?

Deuxième partie : L’édition en sciences humaines et sociales (2) : une crise de l’édition spécialisée


L’édition en sciences humaines et sociales (1) : crise ou pas crise ?

Le thème qui domine depuis une trentaine d’années le débat sur l’édition en sciences humaines et sociales (SHS) est celui d’une crise de ce secteur éditorial, qui se traduirait par une baisse sensible des ventes. Après avoir dégagé les éléments constitutifs de cette crise, ou plutôt du discours qui l’invoque, nous observerons que cette crise a été, et est toujours, largement surévaluée par les éditeurs qui s’en plaignent.

Dans un second article, nous aborderons la question de la spécialisation de la recherche en SHS à laquelle les structures éditoriales actuelles sont parfaitement inadaptées. Ce phénomène, sans doute parce qu’il a été mal compris, a pu générer chez les éditeurs une réaction disproportionnée qui s’est cristallisée dans ce que nous avons appelé « le discours sur la crise ».

Dans les pays anglo-saxons, l’édition des livres de sciences humaines est très largement assurée par les presses universitaires comme les presses d’Oxford ou de Cambridge en Grande Bretagne, celles d’Harvard ou de Columbia aux États-Unis. En France, les presses universitaires et les éditeurs spécialisés en SHS publient la plus grande quantité de livres de SHS. En revanche, et c’est ce qui fait l’originalité du modèle français, une part importante, quantitativement et qualitativement, de ce secteur éditorial, revient aux éditeurs « généralistes » qui publient surtout de la littérature mais qui ont aussi un catalogue important dans le domaine des SHS. Ce sont les grands éditeurs, les plus connus du public, comme les Éditions La Découverte, Le Seuil, Gallimard, Minuit, Albin Michel, etc.

Du fait de la présence significative en son sein des éditeurs généralistes, l’édition de SHS a partie liée avec l’édition en général et relève de sa critique telle qu’elle a déjà été largement exposée ici même [1]. C’est pourquoi nous ne reviendrons pas sur les phénomènes de concentration et de financiarisation de l’édition en général, et nous nous pencherons sur l’économie spécifique au secteur des SHS (qui connait aussi des mouvements de concentration capitalistique [2]) dans laquelle les éditeurs généralistes vont jouer le rôle principal.

Les ingrédients de la crise

En fait de crise, il s’est surtout agi d’un discours sur une crise supposée, discours dont les composantes sont fortement sujettes à caution, mais qui s’est imposé au cours des années à force de répétition par des personnalités faisant « autorité » dans le petit monde de l’édition.

Le titre de l’article de Pierre Nora [3], qui inaugure en 1982 le discours sur la crise de l’édition SHS en France est on ne peut plus explicite : « Écrivez, on ne vous lira pas » [4]. Selon Pierre Nora, les étudiants d’alors, comparés à ceux de la génération des années 1960 et 1970, seraient dépourvus de toute curiosité intellectuelle et ne liraient rien en dehors des cours et des manuels : « Mais il faut admettre que deux mille cinq cents ans de baisse régulière, brutalement accentuée depuis 1970, ont fini par produire leur effet fatal : jamais les étudiants n’ont été aussi affamés de bibliographie dont ils ne lisent pas le premier titre » [5]. Leurs lectures, purement utilitaristes, ne seraient orientées que vers le passage des examens ; d’où des pratiques intensives de « photocopillage » et d’emprunts en bibliothèque en lieu et place d’achats de livres.

Plus de vingt ans plus tard, en 2004, Sophie Barluet, qui rédige un rapport de mission sur l’édition SHS pour le Centre national du livre (CNL) [6], confirme : chaque livre serait devenu une sorte de « banque de données » dans laquelle l’étudiant ne puiserait, au gré de ses besoins, que le strict nécessaire et, dit-elle, « le caractère nécessaire ne porte plus sur le livre en tant que tel, mais sur les éléments qu’il contient, et que l’on n’obtient le plus souvent que par les pratiques de "braconnage" que sont la photocopie et l’emprunt » [7].

Dans l’intervalle, tous les participants au débat sur la crise de l’édition SHS (Jérôme Lindon, François Gèze, Dominique Desjeux, Marcel Gauchet, Marc Minon, et quelques autres) ont adopté cette thèse du déclin de la lecture étudiante, à l’instar d’une revue comme « Livres-hebdo », publiée par le Cercle de la Librairie, syndicat patronal des industries du livre.

Selon les tenants de ce discours sur la crise, les (non)lecteurs étudiants ne sont pas les seuls responsables de la mévente des livres de SHS : les auteurs le sont aussi. D’une part, selon Pierre Nora, parce qu’ils n’écriraient pas bien : « Rares sont ceux qui ont gardé le goût de la belle ouvrage. D’abord parce que bien écrire ne fait pas très scientifique. Ensuite, parce que la plupart ne savent plus le français, qu’on ne leur a pas appris à écrire, ni à aimer, ni à respecter. Enfin et surtout parce qu’il y a l’ordinateur. Celui-ci a bien des avantages, mais il a rapidement modifié la manière d’écrire en substituant un style de flux oral à une écriture de réflexion et de concentration » [8] ; d’autre part, selon le même auteur, parce que les sujets qu’ils choisissent n’intéressent presque personne à cause de leur trop grande spécialisation : « … l’étude de la municipalité de Saint-Denis de 1921 à 1923, si importante qu‘elle puisse être, n’a pas de quoi mobiliser les foules » [9].

Avec une même unanimité, toutes les observations qui désignent une crise de l’édition en SHS convergent sur l’idée d’un déclin culturel par rapport à la période précédente, les années 1960 et 1970, considérées comme un véritable « âge d’or » des sciences humaines. « Plusieurs dizaines de milliers de personnes achètent alors les textes de Louis Althusser, de Lucien Febvre, Fernand Braudel, de Roland Barthes, de Pierre Bourdieu. Tristes tropiques, publié par Plon en 1955, connaît un tel succès qu’il est évoqué pour le prix Goncourt […], Surveiller et punir est vendu à plus de 80.000 exemplaires, Les problèmes de linguistique générale d’Emile Benvéniste, à 20.000. L’histoire, avec la revue des Annales, la sociologie, l’anthropologie, la sémiologie, trouvent un large public » [10]. L’effacement plus ou moins prononcé et durable de ce que l’on a appelé les grands paradigmes, marxisme, structuralisme, existentialisme, psychanalyse, linguistique et des auteurs associés, Althusser, Foucault, Sartre, Lacan, Barthes, et quelques autres, aurait sonné le glas des œuvres de SHS destinées à un large public, et les gros tirages afférents.

Les responsables de cette « crise » sont désignés : les lecteurs, étudiants bachoteurs, et les auteurs, chercheurs sans envergure. Les éditeurs, qui sont tout de même le troisième terme qui permet la rencontre entre les uns et des autres, ne sont pas mis sur le banc des accusés. Et pour cause : ce sont eux qui sont, pour l’essentiel, les promoteurs de ce discours sur la crise.

Crise ou discours sur la crise ?

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L’édition en sciences humaines et sociales (2) : une crise de l’édition spécialisée

Nous avons vu dans un premier article que, contrairement à un discours persistant d’éditeurs commerciaux, le secteur de l’édition des livres en sciences humaines et sociales (SHS) ne connaît aucune crise d’ensemble. Après avoir réfuté les arguments constitutifs de ce discours, nous avons observé qu’il avait permis aux éditeurs de bénéficier de ressources supplémentaires non négligeables (autour de 90 millions d’euros par an).

Dans ce deuxième article, nous établirons que ce « discours sur la crise » trouve sa source dans une partie du secteur éditorial des sciences humaines et sociales réellement en crise, celui de l’édition très spécialisée (sans que, rappelons-le, l’ensemble du secteur soit en crise), dont les éditeurs n’ont pas bien compris l’évolution.

La baisse des tirages et l’augmentation du nombre des titres

Il est un fait sur lequel tout le monde s’accorde et qui a pu inquiéter et induire en erreur les éditeurs : la baisse continue de la moyenne des tirages et des ventes par titre de l’ensemble du secteur des SHS, baisse compensée par une progression encore plus forte du nombre de titres édités. Ainsi, sur la période considérée, le tirage moyen des ouvrages SHS a été divisé par deux (en gros, de 4.000 à 2.000) tandis que le nombre de titres édités annuellement augmentait plus que proportionnellement (moins de 2.000 à plus de 4.000, avec une pointe à 6.000 en 2003 [1]). Presque toujours présenté par les tenants du discours sur la crise comme un symptôme aigu de cette crise, ce phénomène est plutôt l’expression d’une mutation de l’économie éditoriale.

Il faut d’abord souligner, ce qui n’a pas été fait à notre connaissance au cours du débat sur la « crise de l’édition SHS », que cette observation n’est pas propre aux sciences humaines, mais touche l’ensemble de l’édition, dans les mêmes proportions, et pas seulement en France, mais aussi dans les autres pays dits développés [2]. Selon Bruno Blasselle, « même si le nombre de titres publiés [en France] continue de progresser (30.000 titres vers 1975, plus de 65.000 aujourd’hui [2008]), les tirages moyens ne cessent de baisser (8.000 contre 15.000 il y a une quinzaine d’années) y compris pour les livres de poche... » [3]. Voilà qui nuance quelque peu la représentation des SHS comme secteur sinistré de l’édition [4]… Toutefois, cette évolution générale de l’édition prend, dans la sphère éditoriale des SHS, une forme spécifique en raison de la place qu’y tient la recherche universitaire, de plus en plus spécialisée.

La spécialisation de la recherche en SHS

En effet, si le secteur de l’édition en sciences humaines ne connaît pas de crise d’ensemble, il est cependant une partie de ce secteur, correspondant à 23 % du chiffre d’affaires global, qui est réellement sinistrée, celle des livres les plus spécialisés [5] (thèses, recherches de haut niveau) dont les tirages et les ventes ne cessent de diminuer : « Pour l’édition d’ouvrages, les éditeurs mentionnent des ventes comprises entre 300 et 1.200 exemplaires, avec une valeur médiane qui est de l’ordre de 450 exemplaires » [6]. Les autres livres SHS (essais, manuels, ouvrages de synthèse, dictionnaires), d’une facture plus adaptée à un public plus large, connaissent au contraire une progression assez remarquable. Ce sont donc essentiellement les livres spécialisés, expression de la recherche proprement dite, « noyau dur » de l’édition SHS, selon l’expression de Marc Minon, qui tirent les statistiques de la moyenne des tirages et des ventes de l’ensemble du secteur SHS vers le bas.

Selon les tenants du discours sur la crise, cette spécialisation de la recherche relève de la responsabilité des chercheurs. On a vu dans notre premier article en quelle piètre estime un personnage comme Pierre Nora tenait les chercheurs en sciences humaines, qui ne sauraient ni écrire, ni s’élever à un niveau susceptible d’intéresser un large public. D’autres, moins catégoriques, attribuent la spécialisation des enseignants-chercheurs à une attitude de repli. Ainsi, au « repli sur le "chacun dans son coin" » de François Gèze pour lequel, à la suite de « l’épuisement du paradigme structuralo-marxiste […] les chercheurs, les étudiants n’ont plus lu que des ouvrages dans leur strict domaine de compétences » [7] répond comme en écho le « repli des chercheurs entre les murs de leurs laboratoires » de Sophie Barluet [8].

Pour Bruno Auerbach, la source de la spécialisation des travaux de recherche en SHS ne se trouve pas dans une déficience intellectuelle, une mauvaise volonté ou une attitude de repli des enseignants-chercheurs mais dans l’évolution suivante : parallèlement à l’augmentation du nombre des étudiants, le nombre de chercheurs et enseignants a été multiplié par 6 depuis 1960 pour atteindre le nombre de 25.000. Confronté à l’exigence académique de publier (« Publish or perish »), chacun d’entre eux doit le faire à partir du créneau de plus en plus spécialisé qu’il occupe au sein de sa discipline de référence ; mais la validation scientifique de son apport se fera au détriment du tirage de l’ouvrage édité. « Ce que déplorent les éditeurs, c’est donc l’hyperspécialisation de travaux, dont l’offre a été démultipliée par la croissance du nombre de chercheurs , qui les coupe progressivement du "grand public cultivé" pour ne plus s’adresser qu’à un lectorat professionnel… » [9].

Ainsi, sans que le secteur de l’édition de SHS, qui représente, selon les années, de 7 à 10% de l’ensemble de l’édition, soit globalement en crise, la crise subie par son segment lié à la recherche universitaire (2 à 2.5 % de l’ensemble de l’édition) a alarmé les éditeurs généralistes, jusqu’à susciter au fil du temps un discours relativement cohérent mais dont aucun des éléments constitutifs n’est pertinent, que nous avons appelé « discours sur la crise ». Or, alors qu’ils réclament et obtiennent, sur la base de ce discours, des dédommagements de l’État en raison des effets d’une crise globale imaginaire, les éditeurs généralistes se retirent progressivement du segment réellement sinistré de l’édition de sciences humaines et sociales, l’édition de recherche spécialisée, dont ils assurent tout de même encore entre 20 et 25 % des publications (contre 50% environ en 1974).

Pour les autres éditeurs qui assurent les trois-quarts de l’édition de recherche, à savoir les éditeurs spécialisés en SHS [10], la question se pose différemment.

Les éditeurs spécialisés en SHS

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