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Les sept plaies de la recherche scientifique - Yehezkel Ben-Ari, Le Monde Science & techno, 1er juillet 2014

vendredi 4 juillet 2014, par Mariannick

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Les relations entre la société et ses chercheurs ont toujours été complexes. Le retour du sectarisme et du conservatisme religieux entrent en résonance avec la peur du nouveau. La révolution technologique s’accompagne d’une pauvreté abyssale de conceptualisation, et la crise amène le politique à vouloir rentabiliser et planifier la science, entraînant une série de freins à la découverte.

La mode et le court terme. Les découvertes qui changent nos vies sont faites par des esprits en avance sur leur temps qui préfèrent les routes secondaires aux autoroutes. Ils doivent ramer à contre-courant car les modes et le « Big is beautiful » dominent, tout comme le stockage/assemblage aux dépens de l’innovation. Ainsi, pour 1,2 milliard d’euros, le Human Brain Project [projet scientifique européen fédérant 256 laboratoires dans 24 pays] doit nous permettre de comprendre comment le cerveau fonctionne, et guérir les maladies neurologiques et psychiatriques en industrialisant et stockant des données jugées trop éparses. Et grâce aux techniques génétiques, nous pourrons déterminer en quelques secondes qui nous sommes et quelles maladies mentales vont nous atteindre… Sauf que rien ne permet d’étayer ces promesses. Ne manque que l’eau de jouvence à ce palmarès qui ignore que mesurer n’est pas comprendre. De plus, et en l’absence de chercheurs parmi les décideurs politiques, la pléthore d’énarques, de HEC et d’avocats souhaitent rentabiliser la recherche, et « traduire » les découvertes en monnaie sonnante et trébuchante et en brevets afin de réduire le chômage. Dans ce cadre aussi, le jeunisme faisant fureur et les seniors sont priés de cultiver leur jardin ou de s’expatrier vers d’autres cieux plus cléments.

Planification et recherche sur projet. Aujourd’hui, nous sommes financés sur projets, et donc passons l’essentiel de notre temps à écrire des programmes. La réflexion est devenue un luxe interdit, d’autant que les sommes attribuées sont faibles. Du coup, notre temps de recherche est plus restreint que celui de nos collègues anglo-saxons. Les financements sont concentrés dans les mains de quelques chercheurs, créant des oasis de richesse. Ces jeunes chercheurs « excellents » suivent les modes, se spécialisent dans un domaine restreint et ont publié leurs travaux dans une revue dite prestigieuse. Ils deviennent des patrons d’industrie, ayant l’obligation de poursuivre une trajectoire toute tracée. De plus, comme les modes sont éphémères et les innovateurs souvent en dehors des clous, les pépites seront fréquemment à l’extérieur. Il faudra bien pourtant un jour comprendre que la science est un métier d’aventure et d’imprévu, et que l’innovation technologique ne remplace pas l’intuition et le génie.

« Administrativite » chronique. L’administration dirige la recherche ! Avoir un financement, c’est dur, mais le gérer est une tâche herculéenne. Ainsi, une commande passe par une vingtaine de mains avant d’être honorée, et un administrateur zélé décide des salaires des chercheurs. Et tant pis si ce salaire est incompatible avec nos moyens. Il nous est interdit de faire une découverte majeure car elle risque de nous amener à vouloir modifier nos dépenses. La multiplication des règles de gestion entraîne une explosion du recrutement de gestionnaires au détriment des chercheurs et techniciens de la recherche et coûte à la collectivité un bon tiers de notre productivité. C’est les soviets chez Kafka !

« Evaluationite » maladive. Quand les finances ne sont pas au rendez-vous, on évalue. Le chercheur passe sa vie à évaluer ou être évalué. Lister les sigles des structures d’évaluation dépasse l’espace dévolu à cette tribune. Comme toutes ces évaluations in fine se basent sur les mêmes critères – les index de citations et le nombre d’articles publiés dans des revues dites prestigieuses –, nous pourrions faire des économies substantielles en remplaçant les évaluateurs par des singes savants ou des ordinateurs. L’attrait des patrons des organismes scientifiques, comme des présidents d’université, pour les critères de Shanghaï est une illustration de ce véritable fléau d’adolescent qui consiste à considérer la mesure comme un talisman !

Multiplication des guichets. Chaque organisme ou fondation veut avoir ses commissions, ses sources de financement et la paternité des résultats. Cette mode anglo-saxonne est acceptable à la rigueur quand les fondations caritatives distribuent des sommes importantes avec des dossiers légers, ce qui n’est souvent pas le cas. De plus, chaque organisme a ses propres structures de valorisation, entraînant des débats sans fin sur la paternité des découvertes et les royalties qui en résultent.

Précarité à tous les étages et salaires répulsifs. Chercheurs comme techniciens sont fréquemment recrutés sur des CDD de quelques mois. Leur nombre explose : plusieurs dizaines de milliers. Les chercheurs sont des intermittents, comme nos collègues du spectacle, sans en avoir le statut. Quand on décroche le graal – un recrutement permanent dans un organisme –, le salaire de départ est inférieur à 1 900 euros, pour un bac +10 ou +12, ce qui fait du métier de chercheur un véritable sacerdoce.

Horizons bloqués et fuite des cerveaux. Devant les faibles perspectives en France, les jeunes chercheurs que nous avons formés s’en vont habituellement aux Etats-Unis. De même, les techniciens, qui jouent un rôle crucial dans nos découvertes, ont des carrières bloquées : l’avancement va dépendre de leur ancienneté, et non de la qualité de leur travail. Cela rejaillit fortement sur la production scientifique.

Que reste-t-il ? Ce métier demeure parmi les plus beaux qui soient, mais le faire devient difficile. Qu’il me soit permis, pour terminer, de prendre un exemple personnel afin d’illustrer ces évolutions. Pour diriger un laboratoire important, il y a encore quelques années, une administratrice nous suffisait et commander un microscope prenait cinq minutes. Aujourd’hui, un laboratoire de la même taille nécessite une armée d’administrateurs, et la commande du même microscope prendra des tonnes de formulaires et des discussions pour justifier notre choix ! De plus, partant d’une idée, il faut bien l’admettre, un peu farfelue, nous avons découvert, avec un ami clinicien, ce qui semble être un traitement nouveau de l’autisme et un nouveau regard sur les maladies du développement cérébral. Toutes nos demandes de financement ont été rejetées, y compris celles adressées à des organismes qui jugent l’« excellence », et c’est grâce à des investisseurs américains et à la Banque publique d’investissement que nous avons survécu. Une simplification facile à mettre en place, et apparemment souhaitée par les politiques, serait d’exiger que toute demande de financement portant sur une somme inférieure à 400 000 euros soit limitée à 10 pages, sachant que cela suffit amplement à savoir si un projet est « excellent ». Maintenant que les choses sont plus acceptées, le financement devient plus facile, mais les travaux qui suivent sont peut-être moins innovants. Une suggestion : financer des projets à risques en faisant confiance à des chercheurs qui ont fait leurs preuves, sous réserve qu’ils défrichent des terres inconnues loin de leurs terrains habituels.

Yehezkel Ben-Ari est neurobiologiste, lauréat du Grand Prix de la recherche de l’Inserm (2009).