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Quand le gouvernement détruit l’agrégation - Rue89, 5 juin 2014

vendredi 6 juin 2014, par Elisabeth Báthory

Tribune d’Antoine W.Böhm, directeur de la revue Theoria.

Selon lui, le retrait des bourses pour les étudiants préparant l’agrégation est une mesure contre-productive et touchant évidemment encore une fois les étudiants les plus démunis. Il va selon lui créer un enseignement et un concours à deux vitesses.

A lire sur le site de Rue89.

Chère Geneviève Fioraso,

Début juillet dernier, vous nous annonciez la suppression des bourses au mérite pour les bacheliers ayant eu la mention TB, quelques 1 800 euros par an attribués uniquement aux étudiants déjà boursiers.

Devant le tollé provoqué, vous reveniez sur votre décision le 12 juillet : ce n’était évidemment pas vous, le ministère n’avait rien communiqué, c’était bien sûr le Cnous (le Centre national des œuvres universitaires et scolaires) qui avait diffusé l’information « sans l’accord du ministère ».

Vous annonciez alors tout de même « une refonte globale des bourses sur critères sociaux », en ajoutant « très certainement en 2014-2015 ».

On y est : juin 2014, l’histoire se répète comme une comédie. Avec un clin d’œil, vous nous faites le même coup ; les Crous (les Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires), dépendant du Cnous, refusent l’attribution de bourses aux étudiants préparant les concours de l’agrégation, sous prétexte d’une circulaire qui devra être présentée en septembre 2014.

Vous arguez maintenant, bien discrètement, qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation du Crous sur une circulaire… qui n’a pas encore parue. La première fois on a bien rigolé, là on commence à se fatiguer.

Vous faites des circulaires et des communications en créateur, vous êtes le Proust de la législation : vous demandez à être interprétée, lue dans le texte. Je ne saurais trop vous recommander d’aller au cœur de l’œuvre : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », disait Boileau, « et les mots pour le dire arrivent aisément ». Il va bientôt falloir l’agrégation aux secrétaires des Crous pour appliquer vos directives.

Une mesure injuste

L’objet même de votre « circulaire » anticipée par les Crous est scandaleux à plus d’un titre. L’année de préparation à l’agrégation est certainement l’une des plus intenses des cursus universitaires. Seuls les étudiants de l’Ecole normale supérieure escomptent l’avoir dès la première tentative, et sont rémunérés à hauteur de 1 300 euros par mois par l’Etat, sous astreinte de lui fournir dix ans de service.

Pour les étudiants ayant suivi un parcours à l’université, la plupart ne l’ont – pour ceux qui réussissent – qu’au bout de deux ou trois tentatives. Il ne s’agit alors pas, bien sûr, d’offrir l’agrégation à tous ceux qui la passent – l’agrégation est peut-être le dernier concours d’enseignement de qualité – mais de permettre à tous de la passer dans les meilleures conditions matérielle, en vue de fournir à l’Education nationale un contingent de professeurs hautement compétents dans la matière qu’ils ont choisi d’enseigner.

En privant les étudiants de bourses après le master deuxième année, vous leur ôtez pour beaucoup toute possibilité de passer le concours. Car la sanction ne se limite pas qu’au seul aspect financier : sans bourse, on ne peut obtenir de logement sur critères sociaux, et donc pas de chambres universitaires. « L’ouverture sociale », on se la met sur l’oreille : on verra plus tard. Vous communiquez une égalité à recouvrer dans l’enseignement, vous êtes en passe de fortifier une université à deux vitesses.

  • D’un côté ceux qui peuvent se payer des études ;
  • de l’autre ceux qui ne comptent pas sacrifier en bonne conscience les 10 000 euros (ce que coûte effectivement une année d’agrégation à un étudiant non encore atteint de marasme) de papa durement économisés sur vingt-cinq ans de carrière.

Et comme entre deux extrémité il y a toujours un moyen terme, restent ceux qui accepteront de faire des prêts sur cinq ans pour passer des concours qui, au demeurant, ne leur permettront jamais que de devenir parmi les professeurs les moins bien payés d’Europe.

Le pourquoi du comment

En réalité, je comprends exactement votre manœuvre désespérée, et pensez bien que personne n’est dupe. Quelques-uns supposent que vous voulez économiser trois-quatre euros sur les bourses étudiantes et s’en insurgent. La supercherie est plus loin, derrière ce premier leurre. Elle court depuis de nombreuses années et a été initiée par les gouvernements de droite.

En privant de bourse les agrégatifs, vous cherchez à supprimer l’agrégation : ni plus, ni moins.

Ceci pour une raison assez évidente : les agrégés sont mieux payés que leurs collègues certifiés, alors qu’ils exercent a priori la même fonction dans l’éducation nationale. La question revenant sans cesse étant : faut-il favoriser les professeurs ayant passé un concours plus exigeant sous le seul critère d’un effort plus important, pour un travail égal ? Effectivement, le meilleur moyen de trancher, vous l’avez trouvé comme vos prédécesseurs : créer un corps d’enseignants unique, sans distinction de salaire ni de mérite. Chacun est logé à la même enseigne.

C’est à cette fin que vous avez inaugurées les Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education (ESPE) avec Benoît Hamon, ministre de l’Education nationale : les étudiants qui y sont inscrits peuvent bénéficier des trois années de bourse pour la préparation des concours de professorat des écoles et du nouveau Capes. Les ESPE permettent alors autant d’unifier le corps professoral (et leurs rémunérations comme leurs obligations) tout en revoyant les programmes, plus centrés sur la pédagogie et les moyens pour gérer une classe que sur les compétences propres à la matière enseignée. L’agrégation, qui est un concours de recherche, n’entre pas dans le cadre des ESPE, « professionnalisant ».

En supprimant les bourses, vous escomptez que les étudiants se détournent de l’agrégation pour passer leur Capes. Si je demandais tout à l’heure bien naïvement s’il était normal qu’un agrégé soit mieux payé que son collègue certifié pour un travail égal, vous avez ri :

« Quoi ? Il ne sait pas qu’un professeur certifié gagne généralement 20% de moins qu’un agrégé pour deux fois plus de travail ? »

Si si. Je le sais tellement bien que je l’assimile directement à la crise des vocations dans l’enseignement :

  • au Capes 2013, seulement 818 candidats en maths ont été reçus pour 1 210 postes offerts ;
  • en anglais (matière pour laquelle vous avez un master, mais n’avez jamais passé l’agrégation ou le Capes), 780 candidats ont été reçus pour 1 050 postes.

Comment expliquer un tel état de fait ? La rémunération n’est pas incroyable, peu d’évolutions de carrière sinon des points gagnés, la constante dévalorisation du métier d’enseignant et le fort investissement que le travail demande.

Comme il manquait des candidats, et comme on ne peut décemment pas recruter les surveillants de salles et les appariteurs, vous avez débauché les admissibles à l’agrégation. Bon bon. D’une pierre deux coups : on met des admissibles à l’agrégation dans le circuit en les payants moins et en arrêtant de leur fournir des bourses, tout en remplissant les contingents.

Chère Geneviève Fioraso, continuez dans cette voie : vous êtes bien partie pour réussir à faire ce que la droite n’a pu mener à terme en quelques dix années : supprimer l’agrégation, créer un corps unique d’enseignants, et ce au meilleur tarif sur le marché.

Vous avez raison : avec un peu de chance la Chine et l’Inde vont délocaliser leurs écoles chez nous. Un véritable plan d’économie durable, qui me mènera certainement un jour à clamer haut et fort : je suis un prof-discount.