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Le Monde s’intéresse au Crédit Impôt Recherche - 30 septembre 2013

lundi 30 septembre 2013, par Mille Tons et Free Man

1. Impôts : de la niche à la cage

Philippe Escande. À lire ici (abonnés)

En janvier 2011, le candidat François Hollande fustigeait "l’opacité et l’iniquité d’un système fiscal qui empêche les Français d’avoir une relation citoyenne normale à l’impôt". Et il ajoutait : "Le premier impératif, c’est de simplifier le système afin de le rendre transparent et compréhensible par tous." Il reste manifestement du progrès à faire.

Eloignons-nous des polémiques actuelles et prenons le cas du très consensuel crédit d’impôt recherche, promu depuis trente ans par les gouvernements de droite et de gauche. Devenu, entre-temps, la plus grosse niche fiscale à destination des entreprises et une singularité mondiale, il est emblématique des errements de la politique fiscale française : opaque, complexe et archaïque.

Depuis sa création en 1983, ce dispositif a été modifié huit fois, presque tous les ans depuis 2004, généralement sans attendre les effets de la précédente réforme.

Mais pour quel résultat ? Destiné à combler le retard de la France en matière de recherche dans les entreprises, ce dispositif qui coûte plus de 5 milliards d’euros à l’Etat ne semble pas avoir bougé la moindre ligne dans ce domaine.

MAQUIS INEXTRICABLE

La France garde son retard par rapport à des pays beaucoup moins généreux, comme l’Allemagne, la Suède ou les Etats-Unis. De plus, cinq ans après la grande réforme Sarkozy, qui en a fait exploser le coût pour les finances publiques, on ne dispose d’aucun outil fiable d’évaluation de son impact, et les travaux des chercheurs sont empêchés par le "secret fiscal" quand bien même ils n’auraient besoin que de données anonymes.

Malheureusement, l’opacité et la complexité du système fiscal français ne sont pas près de disparaître. Elles sont indispensables à l’Etat prestidigitateur et lui donnent l’illusion de piloter au plus près l’économie du pays. Le principe est simple et immuable. On fixe un taux élevé de prélèvement, ici l’impôt sur les sociétés, puis on le mite de niches fiscales affichant les priorités nationales. Comme les nouvelles s’ajoutent aux anciennes qui sont constamment modifiées, elles forment à la fin un maquis inextricable.

Ce manque de transparence ne profite pas qu’à l’Etat, mais aussi aux innombrables lobbies dont les mieux organisés et puissants profitent de la complexité du système pour avancer leurs arguments, souvent à coups de chantage à l’emploi ou à la délocalisation. Dépourvue de vision d’ensemble, sans indicateur clair, la puissance publique vogue d’une position à l’autre, au gré des courants, comme un bouchon sur la mer. Ce n’est plus une niche, mais une cage qui enferme l’Etat dans un rôle d’arbitre des rivalités particulières. Les petits contre les gros, l’industrie contre le service, les anciens contre les modernes.

Bien sûr, le rôle de la puissance publique est d’aider à la prospérité de ses entreprises et de ses citoyens. Tous les grands pays aident la recherche privée, mais à l’heure d’Internet et de l’individu roi, comme le disait un certain François Hollande, la transparence et la simplicité sont les meilleurs garants de l’acceptabilité et de l’efficacité d’un impôt.


2. Crédit d’impôt recherche : bataille pour un magot fiscal

Sandrine Cassini et Valérie Segond. C’est là

La France est un enfer fiscal bien connu mais doté de fraîches oasis moins connues, où le contribuable écrasé par l’impôt mais bien conseillé vient volontiers se ressourcer. Ainsi en est-il du fameux crédit d’impôt recherche, alias CIR, la plus grosse niche fiscale jamais créée dans le pays et qui fait régulièrement l’objet d’une féroce bataille entre entreprises et responsables publics, qui s’alarment de son dérapage incontrôlé. Comme très récemment la Cour des comptes, qui vient de rendre des conclusions cinglantes et repose la question lancinante. Cette dépense considérable est-elle vraiment utile ?

Créé en 1983 pour aider l’innovation, ce mécanisme de réduction d’impôt sur les sociétés (IS) en fonction des dépenses de recherche engagées n’a cessé d’être assoupli. Jusqu’en 2004, n’en bénéficiaient que ceux qui avaient augmenté leur effort sur les deux dernières années. Mais voilà que, à l’été 2007, le président de la République, Nicolas Sarkozy, en modifie les règles : le cadeau n’est plus accordé sur la hausse, mais sur le volume. Avec une générosité inégalée : la réduction d’IS s’élève à 30 % des dépenses jusqu’à 100 millions d’euros, et 5 % au-delà. Mieux : elle n’est plus plafonnée. Deux ans plus tard, pour pallier en 2009 la panne de trésorerie des entreprises, elle sera même remboursée. Ainsi, à ceux qui parient sur l’avenir, l’Etat ouvre son chéquier en grand.

LA FRANCE, PARADIS FISCAL POUR LA RECHERCHE

Message vite reçu : la ruée vers l’oasis est spectaculaire. De 10 000 bénéficiaires en 2007, on passe à près de 20 000 en 2011. Et leur créance sur l’Etat gonfle de 1,8 à 5,2 milliards d’euros, pour aller vers les 6 milliards en 2014. On est très loin du coût annoncé en 2007 par le ministre du budget, Eric Woerth : 2,7 milliards "en régime de croisière"... sous-estimant ainsi de 2 milliards les prévisions du Trésor, qui, à l’époque, pronostiquait un coût de 4,6 à 5,1 milliards en 2013. "Cette réforme majeure a été mal anticipée", résume, dans un laconisme sévère, Patrick Lefas de la Cour des comptes.

En tout cas, elle a fait de la France un paradis fiscal pour la recherche, avec l’arsenal d’aides publiques, directes et indirectes, le plus généreux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), absorbant 0,4 % du produit intérieur brut (PIB). C’est quatre fois plus qu’en Allemagne, qui elle n’a pas de CIR. Et ce pour quel effet ? Sur le plan macroéconomique, c’est quasi invisible : la recherche privée a à peine progressé en quatre ans. Pire : entre 2008 et 2011, on a injecté, en moyenne, 3 milliards d’euros d’argent public en plus au titre de la réforme. Or les dépenses déclarées de recherche n’ont augmenté que de... 3 milliards d’euros en quatre ans, à 18,4 milliards. Effet d’entraînement : zéro.

Pointant la crise, le sénateur PS Michel Berson, auteur d’un rapport sur le sujet, estime que "la stabilité des dépenses est due au CIR, sans quoi la recherche privée aurait encore baissé". Peut-être. Mais il n’a entraîné aucune accélération des recrutements de jeunes docteurs bien qu’il accorde, pendant un an, un crédit d’impôt à 120 % de leur salaire chargé... C’est-à-dire un travail ultra-qualifié gratuit pour l’employeur.

DAVANTAGE D’INVESTISSEMENTS VENANT DE SOCIÉTÉS ÉTRANGÈRES

Pourtant, ces 3 milliards d’euros ont fait bien des heureux : deux fois plus de PME ont sollicité le CIR. Et leur réduction moyenne d’IS a crû de 40 %. "C’est un dispositif fantastique, qui a permis de créer des entreprises de renom dans le numérique", se félicite Guy Mamou Mani, président de Syntec numérique, qui réunit SSII et éditeurs de logiciels. "Il nous a permis de nous battre sur les appels d’offres face aux géants américains comme Google", assure Alexandre Zapolski. Sa société, Linagora, spécialisée dans les logiciels "open source" (code source ouvert), a fait passer de 10 à 40 personnes son équipe de R & D. "En 2008, j’ai voulu partir au Canada, car nous n’étions pas assez compétitifs. Mais la réforme m’a fait changer d’avis." Le CIR finance la moitié de sa masse salariale.

Spécialisée dans le ciblage publicitaire sur Internet, la start-up Criteo déménage dans la Silicon Valley (Californie) en 2010. C’est pourtant à Paris qu’elle inaugure, en 2012, "le plus grand centre de R & D de la capitale avec 200 ingénieurs", selon son fondateur, Jean-Baptiste Rudelle. "Nous avons préféré Paris à la Silicon Valley, car les ingénieurs français, eux, ne sont pas des mercenaires, et le CIR était intéressant. Sans lui, nous ne serions pas allés aussi loin."

De fait, depuis 2008, il y a eu davantage d’investissements dans des centres de R & D venant de sociétés étrangères, selon l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII). Cependant, elle ne suit pas les fermetures, fort nombreuses... Et elle n’a eu vent d’aucune relocalisation. En clair, le CIR n’a pas rehaussé l’attractivité de la France.

En fait, ce sont les très grands groupes français qui ont le plus profité du déplafonnement. Un jackpot inespéré : selon nos informations, en 2009, les 25 premiers bénéficiaires se sont partagé 1,4 milliard d’euros de CIR, sur les 4,7 milliards créés dans l’année. La liste est éloquente : on y trouve les groupes les plus rentables (Sanofi, Total et L’Oréal), ceux qui vivent de la commande publique (Thales et Dassault Aviation), les anciennes gloires (Alcatel et Peugeot), ceux qui ont abusé du système (Servier), ou encore nos groupes publics (EDF, Orange et Areva). Personne n’est oublié.

UN CRÉDIT POUR NAVIRES EN DÉTRESSE ?

Mais le contribuable français, lui, aurait peut-être aimé un système un peu plus discriminant. Car si le montant des aides reçues par les entreprises de plus de 5 000 salariés a augmenté de 130 % entre 2007 et 2011, elles n’ont pas pour autant accru leur effort de recherche. Dans l’automobile comme dans la pharmacie, il a même baissé en France. Ils s’en sont donc servi comme d’un simple outil d’optimisation fiscale.

Il est vrai que le CIR a aussi permis d’éviter le pire aux navires en détresse, comme Alcatel-Lucent, qui bénéficie, selon les années, de 84 à 93 millions d’euros de CIR. "Bien que nos charges soient écrasantes, nous préservons de l’emploi en France par fibre patriotique, dit un cadre de direction de l’équipementier. Le CIR, comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, compense le manque de compétitivité du territoire." Selon nos informations, les effectifs de R & D en France ont tout de même reculé de 11 % entre 2008 et 2012, tombant à 3 050 ingénieurs, contre une hausse de 13 % en Chine, à 5 300 personnes. "Le CIR nous permet de maintenir en France l’un des centres les plus importants", affirme Gabrielle Gauthey, directrice des affaires publiques d’Alcatel-Lucent. Mais il ne devrait pas empêcher une nouvelle saignée dans les équipes françaises, lors de la mise en place de "Shift", le prochain plan d’économies du groupe.

L’exemple de Sanofi, premier bénéficiaire du CIR en 2009 et qui a encore obtenu 130 millions d’euros de réduction d’impôt en 2012, mérite aussi que l’on s’y arrête. Car avec ses 8 milliards d’euros de profits par an, son besoin d’aide publique paraît moins évident. Avant la réforme du CIR, le groupe détenait pour son activité pharmaceutique (hors Pasteur) treize centres de recherche en France.

Fin 2012, après avoir fermé les sites de Rueil-Malmaison, Bagneux (Hauts-de-Seine), Evry (Essonne), Labège près de Toulouse et vendu le site de Porcheville à Covance (Yvelines), il n’en a plus que six, où ne travaillent plus que 4 900 personnes en CDI, contre 6 300 personnes en juin 2008.

Le CIR n’aura-t-il donc servi qu’à financer la fermeture de ces centres ? Réponse de Christian Lajoux, président de Sanofi France : "Nous avons regroupé les petits centres hérités des acquisitions, et qui n’avaient pas sorti de nouveau produit depuis dix ans, sur quelques gros sites en France." Mais, précise-t-il, "cette restructuration avait été décidée dès l’acquisition de Synthélabo en 2000 puis d’Aventis en 2004".

Le CIR aurait-il donc été sans effet sur la stratégie de recherche de Sanofi ? "Si notre présence en France tient d’abord à l’existence de chercheurs de haut niveau, d’écosystèmes favorables, comme d’un bon réseau hospitalier, le CIR a contribué à y ancrer notre recherche. Alors que la France ne représente plus que 8 % de nos ventes, nous y investissons 1,8 milliard d’euros par an, soit 37 % de nos dépenses mondiales de R & D."

L’intérêt du cas Sanofi tient aussi à ce que la recherche pharmaceutique vit une révolution : elle passe d’un modèle de brevets développés en interne à de l’ "open innovation" en partenariat avec des tiers. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à Sanofi. L’externalisation, en forte hausse, représente déjà 13 % des dépenses déclarées au CIR. Or cette mutualisation entraîne celle des coûts, donc fait baisser le coût fixe de la recherche. "Pourtant, jure M. Lajoux, dans cette révolution, la logique arithmétique est secondaire. C’est la stratégie d’ouverture qui compte."

Du coup, il n’est peut-être plus pertinent de mesurer l’effet du CIR par le montant des dépenses : "Le seul indicateur d’efficacité qui vaille, c’est la part des nouveaux produits et services dans le chiffre d’affaires", dit Pierre Bitard de l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT).

LA RECHERCHE EST DÉSORMAIS MONDIALE

En attendant, les grandes entreprises défendent bec et ongles leur gâteau face aux velléités de quelques responsables publics de raboter l’onéreux dispositif. Depuis des mois, Medef, ANRT, Association française des entreprises privées (AFEP), organisations professionnelles, cercle de l’industrie, grands patrons, tout le monde ou presque est sur le pont ou dans les avions présidentiels pour convaincre des bienfaits du CIR. Avec un argument choc répété en boucle : le CIR abaisse de 30 % le coût du chercheur en France. Supprimez-le, et toute la recherche quittera le territoire ! Oubliant que, CIR ou pas, la recherche est désormais mondiale : c’est en Inde et au Brésil que L’Oréal, dont deux tiers des chercheurs sont encore en France, ouvre ses nouveaux centres. En clair, aucun pays ne captera plus la totalité de la recherche.

A contrario, il n’y a pas de raison que la France, et son excellence scientifique, disparaisse du réseau mondial de la connaissance. D’autant que valoriser nos chercheurs à bac + 8 au prix du livreur de pizzas, dans les laboratoires publics comme, désormais avec le CIR, dans les labos privés, est la voie la plus sûre vers la baisse de la valeur ajoutée.

Mais rien de tel qu’un chantage à l’emploi pour faire taire de telles interrogations. Il n’aura pas fallu bien longtemps pour que François Hollande, hier convaincu de la nécessité de replafonner le dispositif, annonce en juin qu’il le sanctuarisait. Le CIR est devenu au fil des ans un crédit compétitivité qui ne dit pas son nom.

Pourtant les pistes de maîtrise du CIR existent, la Cour des comptes les a évaluées : allégement du taux, comptabilisation par groupe et non plus par filiales, replafonnement, simplification de l’assiette. Le plus simple serait sans doute de remplacer le CIR, qui équivaut à 3,3 points d’IS, par une baisse du taux à 30 %. Mais pour les entreprises du CAC 40 qui voient leur IS baisser de 6 points grâce au CIR, il n’est pas question de partager le gâteau avec les PME.


3. "Réorienter le crédit d’impôt recherche vers les PME"

Propos recueillis par Valérie Segond. Ici aussi (et en pdf ci-dessous)


4. Profession : chasseur de subventions

Sandrine Cassini et Valérie Segond. Toujours là