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L’imbroglio des Espé - Pedro Cordoba, blog "Expertisons les experts" du Monde, 1er juillet 2013

mardi 2 juillet 2013, par Gustave et Pécuchet

Deux volets à l’épopée cordobesque sur les rapports entre didactique et pédagogie (avec Lacan, Wittgenstein… et Sartre)

1. Chronique d’un désastre annoncé
2. Le choix de la canaillerie

1. Chronique d’un désastre annoncé, 20 mai 2013

« Enfin… c’est une certaine conception de la formation qui se répand de plus en plus : on forme, on forme. On forme à l’aide de communications, conférences, entassement de propos ; à propos de quoi, d’ailleurs, on pourrait de temps en temps se demander quel peut en être le résultat. »

Jacques Lacan

Qu’y a-t-il de plus saugrenu que légiférer pour un monde chimérique, de plus cocasse que vouloir organiser un peuple qui n’existe pas ? Eh bien, c’est ce qui a lieu en ce moment même à propos des Espé, ces nouvelles « écoles du professorat » qui ouvriront leurs portes à la rentrée. L’entortillement infini des transactions, chacun essayant de tirer la couverture à soi, a ceci d’ahurissant que les uns et les autres se disputent à grands coups de bec un cheptel imaginaire. Et certes ce « vivier », comme on dit aussi, est conforme aux lubies des professionnels de la professionnalisation mais, malheureusement pour eux, il a pour principale caractéristique de ne pas correspondre au profil réel des candidats. Telles qu’elles se mettent en place tambour battant, ces Espé semblent devoir être peuplées d’ombres ou de farfadets mais pas de candidats en chair et en os. C’est ainsi que les IUFM, les rectorats et les universités (au vrai leurs présidents) confèrent et débattent, parlementent et bonimentent, négocient, trafiquent, troquent et marchandent mais font tout cela dans… le vide, à mille lieues de la réalité.

Cette situation est d’autant plus extraordinaire que ladite réalité est parfaitement connue et qu’il suffit de se reporter aux « Notes d’information » du ministère lui-même pour comprendre que l’histoire des Espé va suivre pas à pas la chronique d’un désastre annoncé. Mais les remastérisateurs de la mastérisation préfèrent se passer en boucle le disque rayé de leurs idées fixes, de leurs obsessions et de leurs manies plutôt que de regarder en face une réalité qui leur déplait : cachez ces candidats que je ne saurais voir.

Rappelons d’abord le schéma de formation tel qu’il est prévu. Une fois leur licence en poche, les candidats aux concours s’inscrivent en première année d’un master professionnel d’enseignement (dit MEEF) organisé par les Espé. Au cours de ce M1, ils préparent le concours et subissent des enseignements en didactique, en pédagogie théorique et autres fariboles déconnectées de la réalité du métier (c’est ce qu’on appelle, par antiphrase, la « professionnalisation »). S’ils sont admis au concours (et/ou ?) au master, ils passent en M2 : c’est l’année de stage avec 9 heures en responsabilité (soit 3 heures de plus qu’avant la réforme), le reste étant consacré à la didactique, la pédagogie théorique et autres fariboles déconnectées de la réalité du métier. La dispute actuelle porte sur le dosage des différents ingrédients qui doivent figurer dans la potion magique de la professionnalisation. Mais personne n’a l’air de comprendre que ce parcours linéaire, qui devrait même inclure des « modules de préprofessionnalisation » dès le début de la licence, n’existe que sur le papier.

Car les uns et les autres oublient un petit détail : ceux qui décident vraiment de la place du concours, puisque concours il y a, ce sont les candidats eux-mêmes. Et ils le font, comme tout un chacun, en fonction de leurs intérêts réels, qu’ils connaissaient mieux que personne, et non pas en fonction des caprices, des tocades ou de l’insatiable appétit de pouvoir qui ont cours dans les milieux des réformateurs, des refondateurs, des réformateurs de la réforme et des refondateurs de la refondation.

Le Ministère a récemment publié les chiffres concernant les concours 2011. Ils traduisent les choix et les décisions des candidats eux-mêmes, qui n’ont strictement rien à voir avec ce que d’autres avaient choisi et décidé pour eux. Et que nous disent en effet les données objectives sur les candidats aux concours du secondaire ?

1. Il y a d’abord le nombre de redoublants : 54,6% des candidats présents aux concours du secondaire (public) avaient déjà été candidats en 2010. Si donc on passe le concours en M1, que vont devenir les 80 ou 85% de candidats collés à la session 2014, An I de la Réforme de la Réforme ? Le ministère semble enfin s’être aperçu du problème. Dans une lettre fort récente, datée du 9 mai et adressée aux différents responsables des masters d’enseignement, Jean-Michel Jolion (du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche) indique qu’il faudra tout faire pour « réorienter » les candidats de M1 qui échoueront à leur première tentative, la bagatelle de 80% des inscrits environ. Autrement dit, qu’il faudra essayer de les décourager de repasser le concours à grands coups de « bilans professionnels » et de « choix alternatifs ». Conscient sans doute de l’absurdité de cette recommandation, Jolion indique in fine que les Espé devront proposer « aux étudiants qui maintiennent leur projet professionnel, un cursus adapté au sein de la mention où ils ont validé la première année ». C’est que les étudiants qui se sont décidés à passer un concours ne renoncent jamais après avoir essuyé un ou deux échecs, surtout s’ils ont été une fois admissibles. Et on ne les fera pas prendre des vessies pour des lanternes : il n’y a pas dans les « autres métiers de l’éducation » dix fois plus de postes à pourvoir que dans l’enseignement en tant que tel ! Et pour comble d’incohérence, si ce bluff réussissait et que les collés renonçaient à représenter les épreuves, le ministère aurait joué contre son propre camp en réduisant de moitié les nombre de candidats (54,6% de redoublants en 2011) alors qu’il reconnaît lui-même qu’il y a pénurie ! Si au contraire, les collés « maintiennent leur projet professionnel » – au clair s’ils sont à nouveau candidats en M2 – ils constitueront de dangereux concurrents pour les M1 au sein même des Espé, ce qui augmentera d’autant les échecs en première année dans un cercle s’alimentant à l’infini, tout en créant une pagaille invraisemblable dans les maquettes de master puisqu’il faudra répéter en M2 les préparations aux concours de M1. A quoi rime un master où l’on fait du surplace deux ans de suite ? Et si cette partie consacrée à la préparation des épreuves est réduite à la portion congrue, les candidats-Espé verront leurs chances de réussite se réduire encore davantage comme peau de chagrin. On peut prévoir, sans risque aucun de se tromper, que les Espé vont être immédiatement encombrées par une majorité d’étudiants en échec à qui personne ne pourra proposer aucune alternative crédible.

2. Evidemment lié au nombre de redoublants (mais pas seulement), il y a aussi l’âge des candidats dont l’itinéraire réel ne correspond pas du tout au parcours rectiligne et tubulaire dont rêvent les réformateurs de la réforme : l’âge moyen des candidats était de 28 ans en 2011. Les vocations précoces pour le métier d’enseignant sont aujourd’hui ultra-minoritaires. C’est après avoir essayé d’autres voies et essuyé bien des échecs que beaucoup d’étudiants se résignent, faute de mieux, à passer un concours. D’autres, les meilleurs, éprouvent un véritable intérêt pour les études académiques et préfèrent les achever d’abord, ce qui implique aujourd’hui d’aller jusqu’au master-recherche, avant de songer aux débouchés professionnels. C’est comme si les responsables du ministère n’avaient pas encore compris que le LMD réduit la licence à un diplôme de premier cycle, l’équivalent d’une ancienne propé ou d’un ancien DEUG, et que les vraies études universitaires commencent en master : d’autant plus extravagant que le ministère lui-même insiste pour rendre les licences plus polyvalentes ainsi qu’il en va dans le BA américain. Aux Etats-Unis dont nous avons adopté le modèle sans avoir voulu en tirer toutes les conséquences, l’ « university » commence en MA (master) et le BA, équivalent de nos licences, est délivré par les « colleges ». Il faut bien que tout le mode se mette ceci dans la tête : dans un avenir très proche, personne ne pourra se targuer d’avoir fait des études universitaires s’il n’est pas titulaire d’un master. Ce sont en tout cas les étudiants qui auront effectué ce choix, qui auront le plus de chances au concours, surtout ceux du secondaire, au détriment, encore une fois, des malheureux étudiants inscrits en M1 professionnel dans un Espé. J’y reviens plus longuement au point suivant. En 2011, les moins de 25 ans ne représentaient plus, en tout cas, que 35% des candidats alors que les étudiants de M2 à l’heure ont 23 ans et ceux de M1, 22 ans ! C’est avec environ 25% des candidats, peut-être moins, à la fois les moins aptes et les moins bien formés car à peine sortis de la licence, que les promoteurs des Espé rêvent de monopoliser les postes ?

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2. Le choix de la canaillerie, 1er juillet 2013

«  La philosophie, ça sert à enseigner aux mouches à sortir du piège à mouches »

Ludwig Wittgenstein

« Il n’y a pas de métalangage », insiste Lacan. Et prétendre le contraire, croire au métalangage, relève de la « canaillerie ». Le mot « canaillerie » n’est donc pas une injure mais un concept, il désigne… la croyance au métalangage. Celui qui dit que le métalangage existe, celui-là est une canaille, étymologiquement : un chien (can, canis en latin) – ce qui n’est évidemment pas gentil pour les chiens. Une telle formulation est énigmatique à souhait, comme il convient à son auteur. Et son rapport au problème des Espé encore plus énigmatique, s’il se peut. On nous permettra peut-être de commencer, à la manière de la Sphinge, par une devinette dont il faudra peu à peu dissiper l’obscurité. Mais disons d’emblée qu’il s’agira de répondre à deux questions, ou plutôt à une question double, une question unique mais dédoublée : pourquoi sont-ils si bêtes ? pourquoi sont-ils si méchants ? Je ne suis évidemment pas le premier à dire mon exécration des prétendues sciences de l’éducation. Mais j’aimerais donner ici à la dispute un tour plus philosophique, formuler les choses avec rigueur même si de façon, à première vue, un peu étrange.

Signalons d’abord que la référence de Lacan est ici Wittgenstein et son analyse de la proposition qui affirme que la proposition « Il fait jour » est vraie. Exemple de ce qu’il ne faut pas dire sauf justement à tomber dans le métalangage, c’est-à-dire dans la canaillerie. Soit donc l’énoncé : « Il fait jour ». Cet énoncé est vrai s’il est vérifié dans sa rencontre avec l’état de choses correspondant et faux dans le cas contraire. Mais cela s’arrête là. Il n’y a pas à redoubler cette proposition par l’invention d’un second langage où l’on pourrait énoncer la proposition selon laquelle la première proposition est vraie (ou fausse). Celui qui prétend dire le vrai sur le vrai tombe dans le métalangage. Or il n’y a pas de métalangage. Autrement dit : il n’y a qu’un seul langage et le langage qui dit le langage est le même langage qui dit un état de choses. Nous parlons des mots avec le langage que nous utilisons pour parler des choses et il n’y en a pas d’autre.

Dire qu’il n’y a pas de langage du langage, cela revient à dire qu’il n’y a pas de mythes des mythes, de rites des rites, de culture de la culture ou, en termes lacaniens, d’Autre de l’Autre puisque l’Autre (avec un grand A) est la façon dont Lacan désigne l’ordre symbolique de la culture, le fait que nous naissons tous dans un monde qui ne nous a pas attendu, ni moi ni personne d’autre, pour signifier. Il y a un déjà-là du signifiant mais il n’y a pas de déjà-là de ce déjà-là. C’est pourquoi nul ne saurait sortir du langage pour parler du langage ou sortir du savoir pour parler du savoir. Fort bien. Mais en quoi prétendre le contraire relève-t-il de la canaillerie ?

Il faut, pour répondre à la question, examiner d’abord ce que Lacan appelle le « discours universitaire ». Ce dernier met en position d’agent le savoir (S2 en son écriture), lequel s’adresse (et s’impose) à l’objet a, cause du désir de l’autre. Or celui qui se place ainsi en S2, l’universitaire donc, a tendance à vouloir usurper la place de l’Autre, devenir l’Autre de l’autre (l’autre avec un petit a, c’est-à-dire vous et moi, moi et les autres comme moi, c’est-à-dire tout un chacun). C’est que S2, ou le savoir, désigne la batterie des signifiants déjà-là, réseau auprès duquel le signifiant S1 représentera le sujet (S barré). Le « savoir », chez Lacan, c’est ce que Lévi-Strauss appelle la « culture ». Que le « discours universitaire » prétende y trouver son assise n’est finalement pas si étonnant.

Essayons pourtant de dire les choses autrement pour ceux qui ne sont pas familiers avec les lacaneries. A cette époque (tout cela apparaît dans le Séminaire du 21 janvier 1970) l’université était terriblement malmenée, on le sait, par un mouvement étudiant qui ne désarmait pas après la « chienlit » de mai 68. Il y avait ceux qui voulaient « réformer » l’université, ceux qui voulaient la « critiquer », ceux qui voulaient la « démocratiser », ceux qui voulaient la « détruire » et ceux qui voulaient tout simplement la « laisser tomber », l’abandonner à son sort, déserter les facs pour « s’établir » dans les usines (dans ce dernier groupe figuraient plusieurs jeunes disciples de Lacan et sa propre fille, Judith). La « théorie des quatre discours » (dont le « discours universitaire ») constitue la réponse de Lacan à toute cette agitation, sa façon à lui de prendre ses distances avec une « université » dont il s’était par ailleurs toujours méfié et avec laquelle il avait toujours eu des rapports fort compliqués. (Est-il besoin de préciser que cette université, joyeusement attaquée de toutes parts, était infiniment plus vivante et plus euphorique (étymologiquement : bien portante) que celle qui est aujourd’hui tombée aux mains des évaluateurs et autres professionnels de la professionnalisation ?)

Ajoutons enfin que ce «  discours universitaire », avec le « savoir » en position dominante, est rapproché par Lacan (toujours dans la même séance du 21 janvier 1970 où il évoque Wittgenstein) de ce qu’il appelle la « bureaucratie », autrement dit dans le langage de l’époque, le système totalitaire en vigueur dans l’Union soviétique. Dans un cas comme dans l’autre, ceux qui se prétendent détenteurs du savoir (scientifique ou marxiste) exercent, au nom de ce savoir, un pouvoir illégitime, une domination que rien ne saurait justifier. Mandarin ou Big Brother, ils veulent assujettir le désir, dicter ce qu’il doit en être de nos désirs, assumer le « pilotage », comme on dirait aujourd’hui, des corps et des âmes, asservir les masses étudiantes dans un cas, les masses populaires dans l’autre. Et c’est en cela qu’il y a canaillerie. « Un anti-communiste est un chien », avait dit Sartre quelques années auparavant. Réponse du berger à la bergère. Après 68 et pour Lacan, de soi-disant communistes (les « bureaucrates » soviétiques) et les « mandarins » de l’université sont, ou risquent de devenir des canailles, c’est-à-dire des chiens. « Chiens de garde » de la bourgeoisie : il suffit de gloser légèrement les formules volontairement ésotériques de Lacan pour y retrouver une certaine banalité de l’époque. Car Lacan ne fait que dire à sa façon ce que tout le monde colportait plus ou moins, il le dit même avec plus de prudence que d’autres.

Le discours universitaire en effet n’est pas la canaillerie, il ne fait que la côtoyer, il risque à tout instant d’y tomber mais il ne s’identifie pas, purement et simplement, à cette ornière. Lacan situe le discours universitaire dans une forme de voisinage à la canaillerie mais il ne va pas plus loin. Attention danger, se contente-t-il de proférer. Celui qui occupe la position du savoir peut être tenté de se prendre pour le grand Autre de quelqu’un. Mais nul n’est forcé de céder à cette tentation. Et surtout il manque à l’universitaire d’être totalement immergé dans le métalangage : posséder un savoir et le transmettre ne signifie pas, à vrai dire, posséder le savoir du savoir, dire le vrai sur le vrai. Sauf dans un cas, un seul, où l’universitaire (si tant est qu’on puisse encore employer ce mot) est irrémédiablement une canaille au sens lacanien, j’ai nommé le didacticien. Et c’est le didacticien lui-même qui définit sa pseudo-discipline comme le « savoir du savoir ». C’est parce qu’il se situe ainsi en « surplomb » du savoir qu’il peut distinguer « savoir savant » et « savoir enseignable » et s’attribuer à lui-même la noble « mission » de les «  transposer » l’un dans l’autre. Cette position permet au didacticien d’exercer son pouvoir à la fois sur les « savants » et sur les « pédagogues », de se tailler d’abord un petit royaume, puis peu à peu un vaste empire, en s’installant dans l’interstice entre les deux savoirs puis en repoussant les frontières des deux côtés, à gauche pour exclure les savants, à droite pour marginaliser les pédagogues. Sans le didactichien, le « savant » est impuissant puisque son savoir ne peut atteindre son public (il n’est pas «  enseignable »). Sans le didactichien, le pédagogue est démuni puisqu’il ne dispose pas des contenus d’enseignement à transmettre. Inutile de dire que tout cela est une vaste fumisterie, simplement destinée à donner un vernis de légitimité au pouvoir de la canaille.

Les savoirs sont bien entendu directement enseignables et se transposent tout seuls dans l’acte même d’enseigner, lequel n’exige que la maîtrise des savoirs et l’art de les transmettre. C’est cette évidence que refusent, avec une infinité de contorsions, les didacticiens car elle les renverrait à leur néant. Ils choisissent même la voie opposée, rajoutant l’une sur l’autre plusieurs couches de métalangage. Le dernier chic est désormais la « métadidactique », que certains appellent « didactologie » : savoir du savoir du savoir, etc.

Lorsque Lacan énonce sa théorie du « discours universitaire », les didacticiens ne disposaient pas du pouvoir immense qui est aujourd’hui le leur. Presque personne ne soupçonnait même leur existence. C’est qu’ils ne possédaient encore que deux petites baronnies, les IREM et le CREDIF, tout à fait insignifiants du point de vue institutionnel et sans le moindre impact sur la formation des maîtres. Leur blitzkrieg eut lieu en 1989 lorsqu’ils eurent d’un seul coup la peau des Ecoles normales d’instituteurs, autrefois tenues par les pédagogues, et s’emparèrent partiellement des concours du secondaire, autrefois pris en charge par l’université. Toujours la même stratégie de mise à l’écart des pédagogues d’une part, des savants de l’autre. Aujourd’hui, avec la réforme des concours, le remplacement des épreuves disciplinaires par des épreuves de didactique, la disparition des IUFM et leur substitution par les Espé, la mainmise des didacticiens sur la formation des maîtres est enfin totale. Assommés par leur terrible défaite du printemps 2009, les universitaires sont hors d’état de réagir. Mais c’est peut-être au sein même des nouveaux ESPE qu’est en train de naître une contestation, celles des pédagogues qui avaient réussi à survivre dans les IUFM et ne se résignent pas à subir une mise à mort sans résurrection possible (voir par exemple sur le site des Cahiers pédagogiques la polémique entre Philippe Watrelot, pédagogue, et Vincent Troger, professeur « universitaire » en «  sciences de l’éducation » :

http://www.cahiers-pedagogiques.com/Des-ESPE-rances
http://www.cahiers-pedagogiques.com/Stop-a-l-anti-universitarisme-primaire )

Mais revenons à Lacan qui, à propos du « discours universitaire », prophétise en réalité ce qu’il en sera des IUFM, et maintenant des ESPE : des machines à décerveler, à promouvoir la bêtise, pour asseoir le pouvoir de la canaille. C’est que la canaillerie a partie liée avec la bêtise dans un système très complexe de relations entre ces deux termes.

La canaillerie se définit comme savoir du savoir. La bêtise est exactement le contraire : ignorance de l’ignorance. Car la bêtise n’est pas simplement l’ignorance, elle est l’ignorance qui se prend pour un savoir, l’ignorance pontifiante, l’ignorance qui se méconnait en tant qu’ignorance. C’est pourquoi elle est sans remède : quand on est con, on est con. « La psychanalyse est un remède contre l’ignorance, dit Lacan. Elle est sans effet sur la connerie ». C’est pourquoi aussi la bêtise s’exprime souvent de façon sentencieuse ou sous forme de tautologie ou de proverbe, ou les deux : un sou est un sou, lui c’est lui et moi c’est moi, araignée du matin chagrin, qui veut la fin veut les moyens. Ce qui compte, c’est que l’énoncé soit irréfutable fût-ce au prix d’une absence de contenu ou de la simple reprise des poncifs les plus répandus dans la culture. « Enflée, pansue, arrogante et satisfaite » (J.-L. Nancy), la bêtise est toujours «  identitaire » et « autoréférentielle » : par appel au « principe d’identité » à l’œuvre dans la tautologie et ses avatars (pléonasmes, lapalissades, redondances) ou par emprunt aux idées reçues et partagées dans un groupe. Au métalangage de la canaillerie s’opposent la tautologie et la citation comme formes privilégiées – et infralinguistiques - du discours de la bêtise.

L’âne est trop proche du Christ pour être vraiment l’emblème de la bêtise comme le chien est celui de la canaillerie. La bêtise est plutôt bovine – « bêtise au front de taureau », disait Baudelaire – elle rumine sans fin ses tautologies et ses citations sans jamais réussir à élaborer un discours qui tienne le coup. Et c’est pourquoi il lui faut toujours recommencer. Incapables d’en finir avec rien, Bouvard et Pécuchet, qui portent dans leurs noms respectifs la référence au bœuf (bos, bovis) et au troupeau (pecus, pecoris), exercent le métier le plus bête du monde : copiste. Est bête tout copiste qui se prend pour un savant.

La bêtise, disait Lacan, est une dimension du signifiant. C’est le signifiant « tout seul », un S1 qui ne donne accès à aucun signifié et ne délivre aucun message parce que, identique à lui-même, bloqué sur lui-même, il est coupé du savoir (S2 comme ensemble des signifiants de la culture). Or le sens exige la mise en rapport des signifiants entre eux, il n’existe que dans la relation et le réseau. C’est pourquoi les dictons de la bêtise tournent si vite court. Elle ne va pas bien loin, la bêtise, pour la bonne raison que son discours ne s’inscrit pas dans l’ordre symbolique de la culture, il ne fait qu’y ponctionner des fragments et se fige en ce miroir. Il y a donc bien un rapport entre la bêtise et l’ignorance. «  Quand quelqu’un dé-conne, affirme Lacan, c’est qu’il a cessé de connaître ». Mais il ne sait pas qu’il ne sait pas, il s’imagine au contraire qu’il est à lui seul une encyclopédie : ignorance de l’ignorance, où les perles se ramassent par boisseaux.

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