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Aix-Marseille Université paye le tribut de ses prétentions - Lucie Delaporte, Médiapart, 29 juin 2013

samedi 29 juin 2013, par Gustave et Pécuchet

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On hésite d’abord un peu. La façade est en ruine, pas un étudiant à l’horizon… le bâtiment, avec ses filets pour retenir les chutes de pierres, paraît condamné. Difficile d’imaginer devant ces murs lépreux qu’on est devant l’une des antennes de la fac d’Aix-Marseille que son site présente fièrement comme «  la plus grande université francophone ». Depuis la fusion en 2007 des trois universités d’Aix Marseille, l’université est en tout cas devenue avec ses 72 000 étudiants et ses 7 600 salariés « la plus jeune et la plus grande de France ». Une entité difficile à cerner puisque la fac est éparpillée sur une trentaine de sites, d’Aubagne à Arles en passant par Avignon ou Dignes-les-Bains.

L’enseignante avec qui nous avions rendez-vous arrive. C’est donc bien là. En cette période d’examen, les étudiants ont déserté le campus renforçant l’impression d’un bâtiment laissé à l’abandon. L’université d’Aix Marseille – ou AMU pour Aix Marseille Université, et pour sonner plus anglo-saxon – est emblématique de la politique menée ces dernières années. En fusionnant, elle a atteint la taille critique pour apparaître dans le classement de Shanghaï, ce classement mondial des universités aussi controversé que convoité. Elle figure « dans les 150 premières universités »…. tout en accusant un déficit de 11 millions d’euros l’an dernier. Derrière cet affichage grandiloquent, le quotidien de l’université est celui d’un établissement qui fonctionne avec des économies de bout de chandelle, l’autonomie promise s’étant surtout traduite, ici comme ailleurs, par à un désengagement financier de l’Etat.

«  Seule la moitié des travaux dirigés de la deuxième année de licence ont été assurés. Faute d’enseignants et de salles », explique Edith Galy, maître de conférences en psychologie pour qui « on est arrivé à un niveau de mécontentement jamais vu chez étudiants, même s’ils paraissent résignés ». Cette année, devant l’ampleur des dysfonctionnements, un certain nombre de postes ont finalement été débloqués dans l’urgence, un mois après la rentrée des étudiants. Tous les paramètres pour diminuer les coûts sont utilisés : réduction de l’offre de formation, du nombre de semaines de cours, locaux moins entretenus...

Mais la principale variable d’ajustement reste évidemment la masse salariale. Et sur ce plan, la fac ne manque pas d’imagination. « Avec un salaire de maitre de conférences vous embauchez trois contractuels, le calcul est vite fait », nous lance un de ces « précaires-permanent » comme il se définit. Les postes de « PRAG », « PRCE », ces enseignants du secondaire recrutés par l’université qui font beaucoup plus d’heures de cours que les maîtres de conférences et professeurs pour moins cher, se sont multipliés. A l’inverse, les postes d’ATER, ces jeunes doctorant payés pour enseigner mais aussi pour faire leur thèse, disparaissent. Trop chers, nous explique-t-on.

« On entre dans l’ère du soupçon généralisé »

Au moment où, à Paris, on débat âprement de l’introduction de cursus en anglais pour attirer les étudiants étrangers, dans la section de français langue étrangère, la créativité administrative pour habiller la précarité laisse admiratif. « La fac ne “recrute” que des vacataires qui ont un autre emploi principal. Ils ne doivent pas dépasser 187 heures de cours dans l’année, à la 188e heure, ciao ! Vous imaginez au niveau pédagogique ce que cela peut donner », se désole une enseignante. « Désormais, on leur demande d’être des auto-entrepreneurs voire des intermittents. Vu les délais pour être payés, entre 12 et 18 mois, ils sont obligés de se financer sur des prêts à la consommation. Au moindre problème, la moindre pétouille ou revendication, ils dégagent ! » renchérit un de ses collègues, tous deux préférant rester anonymes.

Pour pallier le manque de postes, les enseignants titulaires multiplient les heures supplémentaires, en espérant qu’elles leur seront payées un jour. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la rémunération n’a aujourd’hui plus rien d’évident, comme nous l’assure un professeur de langue qui raconte avoir dû ferrailler plus d’un an pour obtenir le paiement de plus de 200 heures sup. « J’ai dû obtenir plus de huit signatures ! », s’agace-t-il. Car à la gestion quotidienne de la pénurie s’est en effet ajoutée, paradoxe de cette prétendue « autonomie », une bureaucratie de plus en plus tatillonne. « On entre dans l’ère du soupçon généralisé », affirme ainsi Emmanuel Le Masson, enseignant à la fac d’économie et gestion. « Les services des ressources humaines appliquent ou tentent d’appliquer des règles managériales inadaptées au service public en général, aux universités en particulier ». Résultat, poursuit-il, « on applique de façon mécanique et stupide des directives obscures ».

Dans cette université gagnée par le gigantisme – pour concurrencer les autres universités françaises et rivaliser sur la scène internationale avec les plus grands établissements –, la paralysie menace, racontent ces profs qui attendent en vain une convention de stage pour leurs étudiants, une autorisation d’utiliser une salle de projection… « Tout doit passer par la présidence à Marseille. Donc on attend ou on abandonne », résume un jeune maître de conférence.


« On passe notre temps à dire ce que l’on fait, ce qu’on l’on va faire »

A rebours du lyrisme officiel sur la « réussite des étudiants » – qui ne compte pour quasiment rien dans le classement de Shanghaï –, Emmanuel Le Masson déplore que « l’évolution de carrière ne dépende absolument pas de l’engagement pédagogique mais des publications ou de l’investissement dans des tâches administratives ».

L’important est de participer à la visibilité de la fac, d’attirer les financements, et de montrer comment on s’y prend. « On passe notre temps à dire ce que l’on fait, ce qu’on l’on va faire… C’est autant de temps en moins pour la véritable recherche ou pour l’enseignement », précise Gaetan Hagel. Ce paradigme de la communication heurte le monde universitaire. « Il y a désormais une culture de la publication à tout prix. On publie, on republie…, poursuit-il. Souvent les articles n’ont aucun intérêt, aucune nouveauté, tout le monde le sait mais là n’est pas tellement la question puisque seule la quantité compte pour être bien classé. «  La pression à publier est totalement intériorisée puisque l’équipe sera mal notée si, en son sein, certains ne publient pas assez, affirme Mathieu Brunet, maître de conférences en Lettres et membre de Sauvons l’université. Dans les comités de sélection (pour les postes de maître de conférences ou de professeur), on compte le nombre de publications –mais personne n’a le temps de les lire ».

Ce que décrivent ces enseignants c’est un bouleversement culturel aussi profond qu’insidieux. « En quelques années, j’ai vu disparaître la collégialité. On fonctionnait en équipe de recherche, en équipe pédagogique. Là, le chacun pour soi l’emporte », assure Mathieu Brunet. La course aux financements, l’évaluation de plus en plus individualisée a introduit un climat parfois très lourd dans la communauté universitaire.

Alors que l’université a été l’une des plus mobilisées contre la loir LRU en 2009, elle paraît, au moment où la loi Fioraso qui entérine les grands principes de la LRU est discutée au Parlement, particulièrement éteinte. Le sens du collectif a vacillé dans un système où il y a très clairement des gagnants – ceux qui parviennent à obtenir des financements, à avoir l’oreille du président pour tel ou tel projet – et des perdants – ceux, par exemple en sciences humaines ou en lettres, qui n’ont pas la chance de pouvoir prétendre participer à court terme au redressement. « Les moyens se sont concentrés sur 10% du personnel, 90% sont dans la détresse  », résume le linguiste Robert Chaudenson (lire ici son blog). Effet déflagrateur garanti, mais heureusement, rien de tout cela n’est perceptible à Shanghaï.