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Sciences Po : "Non, tout n’est pas à jeter dans le legs de Richard Descoings", lemonde.fr, un "point de vue" signé par huit personnes du monde entier, le 27 décembre 2012

jeudi 27 décembre 2012, par Alain

"Sciences Po est devenu (sic) un modèle d’espoir dans la société française" et l’"on ne peut séparer le succès des prétendus excès."

On a beaucoup entendu parler des "dysfonctionnements" - pour reprendre un mot du rapport de la Cour des comptes, trop cité, sans doute - dans la gestion de Sciences Po. Sans relâche a été mise à bas la statue de celui qu’on avait jadis adoré, son défunt directeur.

Cependant, avec la situation de Sciences Po, nous assistons à l’alourdissement de l’héritage d’une méthode de gestion considérée, semble-t-il, comme trop légère. Nous vivons le "fixement" d’une vision universitaire qui existait essentiellement dans le mouvement. La fixer, arrêter le mouvement, c’est arrêter la vie. Arrêter la vie de Sciences Po, la ralentir en tout cas, touche un public également restreint a priori - celui des diplômés issus de cette institution.

Mais il en est tout autrement : alors que les universités françaises peinent à se repenser, prises dans les pièges de leur propre mission démocratique, alors que les grandes écoles, pour leur part, ne parviennent guère à s’extraire de leur extrême élitisme ; alors que certaines institutions acceptent la fatalité qui fait d’elles les centres de formation en France du marché du travail international, tandis que d’autres s’enferment dans le refus du monde dans lequel nous vivons ; dans ce contexte critique s’est fait sentir la nécessité de concevoir un nouveau modèle. Un modèle ouvert sur le monde, en même temps qu’aux prises avec les points de tension de la société française, fondé sur la compréhension du fait que la diversité peut être une politique universitaire.

UN NOUVEAU MODÈLE

Un modèle qui puisse, par sa flexibilité et sa créativité, servir de partenaire pour les autres universités d’envergure mondiale. Ce modèle a été celui de Sciences Po, au temps de Richard Descoings. Et il n’est pas vain que deux de ses directeurs adjoints aient été de grandes figures du savoir international : Hervé Crès et Bruno Latour, dont la quasi-totalité de l’oeuvre a été publiée en anglais par les Presses universitaires de Harvard.

Sciences Po est devenu un modèle d’espoir dans la société française, certes, à travers les conventions passées avec des lycées de zones défavorisées ; mais aussi, et plus généralement, en proposant à une jeunesse en crise la possibilité de rêver à un avenir.

Ce rêve, et la possibilité pour ce rêve de devenir réalité, ont nourri, soutenu, porté une génération entière d’étudiants, à qui désormais beaucoup était de nouveau possible. Au même moment, Sciences Po prenait une place inédite dans le champ de la recherche et de la production de savoir : l’école d’économie préservait et étendait son rôle, contribuant au renouveau de la France dans ce champ de recherche. L’école de droit, avec ses accords passés avec des universités prestigieuses, jouait un rôle fondamental dans la théorisation du droit européen, un champ en pleine mutation.

En histoire, les résultats de Sciences Po à l’agrégation égalent ceux de l’Ecole normale supérieure. Dans tous les champs du savoir, Sciences Po, à l’époque de Richard Descoings, a tenu un rôle conquérant, recrutant sans cesse de nouvelles figures, jouant notamment sur la possibilité offerte à certains des plus grands savants d’être présents dans deux institutions. Des figures éminentes du monde politique, économique, philosophique, artistique et diplomatique y donnaient des conférences.

L’ÂGE D’OR

Les accords passés avec de nombreux établissements permettaient à Sciences Po d’accueillir les chercheurs étrangers, et aux universitaires rattachés à la Rue Saint-Guillaume d’essaimer dans le monde entier. L’institution a connu un âge d’or sans précédent, faisant d’elle le centre des savoirs dans la capitale française, un endroit dont les expérimentations servaient d’exemple au monde.

La crise actuelle, profonde, est la réaction d’un univers du pouvoir qui a peur de cette révolution du savoir. La gravité de la situation, la brutalité des accusations portées, l’oubli du corollaire même de ce que l’on reproche, conduit à se poser cette question il y a peu encore absurde : est-il possible, dans la communauté universitaire mondiale, et dans le cadre national même, de faire l’économie de ce que représente le "Sciences Po de Richard Descoings" ?

On pourrait dire, d’une certaine manière, que ces enjeux du savoir ne touchent pas à la gestion de l’institution. Si la Cour des comptes met en cause l’augmentation considérable de la dotation de l’Etat dans la gestion de Sciences Po, il n’en demeure pas moins que celle-ci, si elle avait suivi la croissance de l’institution, avait également diminué en proportion, passant, en 2010, sous la barre des 50 % du financement des dépenses et que, de surcroît, tout était fait pour étendre toujours davantage la place du financement privé.

Si l’on critique l’explosion du budget de l’institution, il convient de ne pas oublier que la durée des études y est passée de trois ans à cinq, que le nombre d’étudiants a, lui aussi, explosé.

Si l’on remet en cause le traitement de Richard Descoings, évidemment incommensurable aux circonstances françaises, on passe sous silence le fait qu’il s’inscrivait dans une perspective internationale, et qui aurait fait de lui un dirigeant moins bien loti que le moins bien loti des directeurs d’Ivy League qui étaient ses interlocuteurs - James Wright, président de Dartmouth College, rétribué 687 404 dollars (520 364 euros) en 2010.

Enfin, si l’on met en cause la politique agressive de recrutement d’universitaires étrangers, à tous les coûts, il convient de se souvenir que c’est exactement ce que font les universités anglo-saxonnes qu’admirent tant les Français.

Clemenceau avait dit naguère : la Révolution est un bloc. C’est en assumant cet héritage, mais aussi en le dépassant, que la République a pu s’instaurer. L’héritage de Richard Descoings est inachevé, mais il est un bloc.

On ne peut séparer le succès des prétendus excès. Il faut l’accepter, avec ses ombres et son éclatante lumière, afin de pouvoir préserver et accroître, dans la société et la communauté internationale des esprits, la place incontestable qui est la sienne et que, par un oubli, maladroit sinon coupable, des enjeux essentiels du savoir et de l’éducation, on tendrait par moments à faire disparaître. Une telle disparition, par manque d’ambition, serait une tragédie, pour la connaissance et pour la société.

Tom Bishop, directeur du Centre de civilisation française de New York University ; Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research ; Bachir Diagne, professeur à Columbia University ; Francis Fukuyama, chercheur à Stanford University ; Kishore Mahbubani, doyen de la Lee Kuan Yew School of Public Policy, Singapore University ; Edmund Phelps, Prix Nobel d’économie ; Giuseppe Sacco, professeur à la Luiss de Rome ; Claude Steel, doyen de la School Education se Stanford university.

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