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La dette étudiante, une bombe à retardement - Christopher Newfield, Le Monde Diplomatique, septembre 2012

dimanche 2 décembre 2012, par Mademoiselle de Scudéry

Travail de sape idéologique contre la gratuité

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Dans l’interminable feuilleton de la crise du capitalisme américain, la dette étudiante succédera-t-elle aux subprime ? Estimée à plus de 1 000 milliards de dollars, elle a doublé au cours des douze dernières années, au point de dépasser désormais le volume des achats par carte de crédit. En 2008, les créances moyennes des nouveaux diplômés s’élevaient à 23 200 dollars — à peine moins s’il sortait d’une université publique (20 200 dollars). Dans un contexte économique difficile, marqué par un taux de chômage élevé, un nombre croissant d’entre eux se trouvent dans l’incapacité de rembourser leurs prêts. Le taux de défaut de paiement des étudiants — qui ne peuvent pas recourir à une procédure de faillite individuelle — est passé de 5 à 10 % entre 2008 et 2011 (1).

L’accroissement spectaculaire de leur dette relève d’une combinaison de plusieurs facteurs. Le premier tient à l’histoire de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis. Héritiers des collèges religieux et des universités de recherche fondés au XIXe siècle par de riches mécènes — à l’instar de Cornell, de Johns Hopkins, des universités de Chicago ou Stanford —, les grands établissements privés comptent, depuis leur fondation, parmi les plus chers du monde : une année d’études à Harvard coûte en moyenne 36 000 dollars (52 650 dollars si l’on inclut les frais de subsistance) (2). Or ce sont eux qui définissent le prix du marché. La concurrence généralisée entre facultés pour attirer le maximum d’étudiants les incite à multiplier les dépenses afin de proposer des prestations comparables à celle d’une institution comme Harvard. Les subventions de l’État ne suffisant pas, les directions reportent une part des coûts sur les droits d’inscription, toujours plus élevés. Même les universités publiques ne font plus exception : initialement créées pour offrir une solution de rechange quasi gratuite au réseau privé, elles peuvent désormais facturer jusqu’à 13 000 dollars par an et par élève. L’idéal des origines s’est évaporé, et, pour les étudiants, la facture ne cesse de s’alourdir.

Les frais de scolarité augmentent à un taux deux à quatre fois supérieur à celui de l’inflation. Globalement, le coût de l’enseignement supérieur a doublé en trente ans (3). Loin de freiner la tendance, la crise économique a joué un rôle d’accélérateur. Si le secteur privé a enregistré une hausse moyenne de 8,3 % en 2011, c’est dans le public que la flambée a été la plus spectaculaire, notamment dans les États de l’Ouest, particulièrement dépendants du réseau universitaire public ; on a ainsi pu observer des hausses de 21 % en Californie, 17 % en Arizona, 16 % dans l’Etat de Washington, etc. (4). Ces augmentations sont d’autant plus problématiques qu’elles vont de pair avec un désengagement progressif de la plupart des cinquante Etats américains, principaux bailleurs de fonds de l’enseignement supérieur. En 1990, l’Etat de Washington versait environ 14 000 dollars par tête, et les étudiants ne payaient que 3 000 dollars de frais de scolarité. Vingt ans plus tard, le rapport s’est presque inversé : la subvention publique ne dépasse pas les 5 000 dollars, et chaque inscrit doit acquitter une facture annuelle de 11 000 dollars (5). Toutes les universités ont ainsi augmenté leurs tarifs, et les droits de scolarité moyens sont passés de 8 800 dollars en 1999-2000 à 14 400 dollars en 2010-2011.

Instituées par le gouvernement fédéral au milieu des années 1960, les bourses d’études versées directement aux étudiants (et non aux universités) n’ont évidemment pas suivi cette pente. La principale d’entre elles, le Pell Grant, est plafonnée à 5 500 dollars par an, soit à peine un tiers du coût moyen d’une année universitaire. Ainsi les étudiants doivent-ils non seulement recourir à des prêts encadrés par l’État — et également plafonnés —, mais aussi se tourner vers les banques commerciales, qui pratiquent des taux d’intérêt plus élevés. Logiquement, le nombre de débiteurs de plus de 40 000 dollars a décuplé en dix ans.

Par ailleurs, les jeunes Américains intègrent de plus en plus fréquemment des universités à but lucratif, qui font payer très cher une instruction médiocre. Ces établissements, privés mais financés à 90 % par des subventions (6), consacrent trois fois moins d’argent à l’enseignement que les universités publiques, pour des frais de scolarité deux fois supérieurs. Cet écart se répercute sur le taux de réussite : seuls 20 % des étudiants en ressortent diplômés. Lourdement endettés, ils n’ont acquis qu’une faible qualification et peuvent difficilement espérer trouver un travail suffisamment rémunérateur pour rembourser leurs emprunts.

Bien qu’elles fassent l’objet d’enquêtes fédérales quasi permanentes, ces universités à but lucratif enregistrent des taux de recrutement record, notamment parmi les étudiants les plus vulnérables, poussés hors du système public par les politiques d’austérité successives. C’est à la faveur des coupes budgétaires opérées dans le public, pourtant plus rentable, que ce système continue de prospérer. Tandis que le Royaume-Uni, effrayé par la possible calamité financière que pourrait engendrer le fardeau de la dette étudiante, a récemment renoncé à créer des établissements lucratifs, les États-Unis persistent à nourrir un secteur dont l’existence même repose sur l’obligation d’endettement et sur la quasi-certitude d’un défaut de paiement dans au moins la moitié des cas (7)…

C’est qu’un obstacle de taille se dresse devant ceux qui souhaitent réformer le système d’enseignement supérieur : le secteur bancaire. Principal bénéficiaire de cette croissance exponentielle des prêts étudiants, il n’a aucun intérêt au changement. Avec 100 milliards de dollars en prêts étudiants accordés en 2011 et 1 000 milliards de créances en attente, une manne de 30 milliards de dollars en intérêts bancaires annuels est en jeu (8).

Pourtant, la situation est si préoccupante que, en janvier 2012, le président Barack Obama en a fait l’un des thèmes de son traditionnel discours sur l’état de l’Union. A cette occasion, il a menacé de diminuer les subventions publiques pour les universités qui augmenteraient leurs droits d’inscription trop rapidement. Il a également tenté, au cours de son mandat, de réduire la place des banques commerciales dans le programme fédéral d’aide aux étudiants — sans succès. Mais ces initiatives ne s’attaquent pas véritablement au problème du coût des études supérieures, qui révèle l’incapacité du capitalisme américain à remplir sa mission cardinale : permettre au plus grand nombre d’accéder au mode de vie de la classe moyenne.

Cet échec plonge ses racines dans les politiques d’austérité mises en place depuis trente ans, et qui ont conduit non seulement à la déliquescence des infrastructures scolaires, médicales, etc., mais aussi à la stagnation des salaires et à l’explosion des inégalités. Au cœur de l’idéologie néoconservatrice — particulièrement en vogue sous Ronald Reagan et depuis épousée par tous les candidats républicains (et parfois démocrates…) à la Maison Blanche — qui inspire ces politiques, la « théorie du ruissellement » soutient l’idée que la création d’emplois et de richesses est l’apanage des riches Américains. Pour accomplir cette mission, ils disposent d’un allié de taille, l’État, qui s’emploie à leur aménager un environnement favorable. C’est ainsi, par exemple, que l’ancien président George W. Bush a justifié la diminution de la taxation sur les dividendes à 15 %, soit la moitié du taux d’imposition du travail. Les théories reaganiennes ont eu un tel impact qu’elles sont parvenues à détruire dans une large partie de l’opinion l’idée même d’un État acteur de la vie publique, capable de procéder à des investissements ou de mener à bien des projets utiles à la société. Dans ce contexte si profondément déterminé par les normes conservatrices que même la timide réforme du système de l’assurance-maladie est qualifiée de « socialiste » et présentée comme une entrave à la libre entreprise, le président Obama et, plus généralement, l’ensemble des démocrates s’estiment tenus, pour être audibles, de se montrer plus néolibéraux qu’ils ne le souhaiteraient.

Ces décennies de coupes claires ont été dévastatrices pour les universités ; pourtant, les néoreaganiens continuent de prôner le transfert des coûts de l’enseignement supérieur du public vers le privé. Voilà déjà trente ans que le mouvement est amorcé, et les résultats sont loin d’être concluants : les trois quarts des Américains les plus modestes n’ont fait aucun progrès vers l’obtention d’un diplôme...


(1) « The student loan default trap. Why borrowers default and what can be done » (PDF), National Consumer Law Center, Boston, juillet 2012.

(2) Julie M. Zauzmer, « Harvard tuition rises to $52 650 », The Harvard Crimson, Cambridge, 24 février 2011.

(3) Laura Choi, « Student debt and default in the 12th District », Federal Reserve Bank of San Francisco, décembre 2011.

(4) Larry Gordon, « California leads nation in escalation of college costs », Los Angeles Times, 26 octobre 2011.

(5) Dan Jacoby, « A better business plan for Washington state’s public higher education », The Seattle Times, 25 janvier 2011.

(6) Goldie Blumenstyk, « For-profit colleges show increasing dependence on federal student aid », The Chronicle of Higher Education, Washington, DC, 15 février 2011.

(7) « Half of money lent to students at for-profits will end up in default, government predicts », The Chronicle of Higher Education, 22 décembre 2010.

(8) Dennis Cauchon, « Students loans outstanding will exceed $1 trillion this year », USA Today, McLean (Virginie), 25 octobre 2011.