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Les dirigeants de Sciences-Po touchent des superbonus - Jade Lindgaard, médiapart, 14 décembre 2011

mercredi 14 décembre 2011, par M. Homais

À lire dans Médiapart.

C’était il y a quelques mois. Le directeur d’un département de Sciences-Po appelle son assistante : il y a un problème, explique-t-il, Sciences-Po a versé trop d’argent sur son compte bancaire. Vérification faite, rien d’anormal ne s’est produit. L’institution a simplement oublié de prévenir son illustre salarié du versement de sa prime de résultat.

A l’IEP, la question des rémunérations de l’équipe dirigeante est aussi taboue qu’ailleurs. Elle se pose cependant avec plus d’acuité dans l’école d’une partie des futurs dirigeants politiques et économiques : les primes des cadres dirigeants atteignent en effet plusieurs centaines de milliers d’euros par an, selon les informations recueillies par Mediapart. Elles sont attribuées en toute opacité par le directeur de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, Richard Descoings.

Alors qu’il entame son quatrième mandat à la tête de cette institution qu’il dirige depuis 1996, et qu’il vient d’annoncer une réforme complète du concours d’entrée à l’école, Mediapart révèle les coulisses dorées de l’école de la rue Saint-Guillaume.

C’est en effet l’un des secrets les mieux gardés de la rue Saint-Guillaume. Chaque année, le directeur et les grands cadres dirigeants, membres du comité exécutif (le « Comex », qui réunit la douzaine de directeurs de l’école), touchent une prime de résultat en plus de leur salaire.

En 2011, le montant de ces primes annuelles oscille entre 10.000 et plus de 100.000 euros par bénéficiaire, selon les informations rapportées à Mediapart par un cadre dirigeant. Au total, 295.000 euros de primes sont distribués, selon lui, à dix membres du Comex en 2011. Mais l’année précédente, l’enveloppe était encore plus grosse : pas moins de 420.000 euros, presque un demi-million d’euros, ont été partagés entre neuf personnes. L’une d’entre elles a reçu une gratification de 200.000 euros. « Qu’en 2011, en pleine crise économique, les directeurs touchent des primes de résultat, c’est choquant, confie un cadre de l’IEP, cela n’a rien à voir avec une quelconque fonction d’utilité publique. »

De plus en plus financée par les droits d’inscription qui ne cessent d’augmenter depuis quinze ans (jusqu’à 9.300€ par an pour le collège universitaire, et 13.000€ pour le master, sur l’année 2011-2012) et le mécénat d’entreprises, la rue Saint-Guillaume reste majoritairement abondée par l’Etat. En 2010, 57% de son budget provenait de subventions publiques (contre 58% en 2009 et 59% en 2008). Pourtant, les rémunérations des dirigeants de Sciences-Po dépassent de très loin la grille des salaires des universités françaises. Cet usage très particulier des fonds publics au profit d’une douzaine de personnes bénéficie d’une étonnante tolérance.

Autour de Richard Descoings, on trouve onze autres directeurs, dont son épouse, Nadia Marik (directrice adjointe et directrice de la stratégie et du développement). Ils sont en charge des études et de la scolarité, des ressources humaines, des affaires internationales et des échanges, de la direction scientifique... Ils sont nommés et renvoyés par Richard Descoings lui-même.

« Ce n’est pas Goldman Sachs »

Qu’en est-il de la rémunération de Richard Descoings, justement ? Son salaire n’apparaît nulle part en tant que tel dans les comptes. Mediapart l’avait publié dans une précédente enquête : son salaire mensuel s’élevait à 17.408,17 € brut en 2005, selon un document comptable que nous avions obtenu.

Selon un cadre dirigeant, il est aujourd’hui d’environ 25.000 € par mois. Sciences-Po ne confirme pas ce chiffre et ne souhaite pas communiquer sur les montants individuels mais reconnaît que son niveau a augmenté depuis 2005. Ces montants très élevés détonnent par rapport aux rémunérations habituelles de l’enseignement supérieur. A titre de comparaison, un président d’université touche entre 4.500 et 6.000 euros par mois environ.

Un ancien directeur de l’IEP, qui fut l’un des proches de Richard Descoings, confie à Mediapart avoir touché, une année, une prime d’une vingtaine de milliers d’euros, représentant trois à quatre mois de son salaire (qui était compris entre 6.000 et 7.000 euros). Cette prime a varié avec le temps, démarrant au niveau d’un mois de rémunération. Il a touché ce bonus « pendant trois, quatre ans » avant de quitter l’établissement et ne trouve « pas scandaleux que les cadres dirigeants soient intéressés aux efforts et aux résultats ». Mais il reconnaît qu’« on ne discutait pas entre nous de nos rémunérations, encore moins de leur part variable ».

Un autre ancien cadre dirigeant se souvient avoir négocié sa prime directement avec Richard Descoings lors de son embauche : « Ça doublait mon salaire » qui était d’environ 3.000 euros par mois, soit une prime annuelle d’environ 36.000 euros. « Tout le monde sait qu’il y a des primes, mais personne ne sait de combien. Ceux qui pouvaient déplaire voyaient sauter la leur », ajoute-t-il.

« Il existe deux systèmes de primes à Sciences-Po, précise un autre ancien directeur ayant lui aussi quitté l’établissement : les primes d’intéressement et sur l’ancienneté, qui peuvent être ouvertes à beaucoup de cadres, selon un mécanisme assez clair, et les primes du Comex, beaucoup moins transparentes. »

Le nouveau directeur de la communication de Sciences-Po, Peter Gumble – ancien journaliste du Wall Street Journal – a beau affirmer que « ce n’est pas le grand secret ! », les informations sur les bonus des dirigeants sont en réalité ultra-confidentielles. Elles ne figurent dans aucun document officiel de l’institution. Seuls les responsables des ressources humaines et du service de paie y ont accès. Elles n’apparaissent pas directement dans les comptes de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), chargée de gérer les finances de l’école.

Dans la version détaillée des livres de compte 2010 qu’a pu consulter Mediapart – pas celle qui est habituellement communiquée à l’extérieur –, on trouve enfin la trace des primes des douze directeurs dans les « commentaires sur les dépenses ». Mais elle est bien cachée, noyée dans une ligne budgétaire concernant « les revalorisations, les promotions et changements d’emploi repère, les primes de résultat, les éléments exceptionnels, etc. ». Le montant de cette ligne s’élève à 840.000 euros.

Interrogé par Mediapart, Sciences-Po explique qu’en 2011, les membres du Comex ont perçu chacun en moyenne une rémunération brute annuelle (salaires + primes) de 142.391 euros, soit entre 11.000 et 12.000 euros par mois (cela varie s’ils touchent ou non un 13e mois). C’est donc pour chacun plus de deux fois le traitement d’un président d’université en fin de carrière. Mais pour le directeur de la communication de l’école : « Ce n’est pas Goldman Sachs. » Certes, si l’on met de côté les primes de résultat, et que l’on ne regarde plus que les salaires cette fois, les neuf plus hautes rémunérations reviennent à des enseignants.

En 2011, les onze du Comex ont gagné un peu moins qu’en 2010, année où ils avaient touché chacun en moyenne une enveloppe de 145.958€, mais 10% de plus qu’en 2009. La part variable de leur rémunération est d’environ 30%. Sur deux ans, l’augmentation est moindre que celle de l’ensemble des salariés, signale l’école, dont les salaires ont, eux, progressé de 12,3% avec, en 2011, un salaire annuel moyen de 41.626 €.

« Les vassaux du suzerain Richard Descoings »

Loin d’être aussi consensuelle que la direction de l’école aimerait le faire croire, cette question des superbonus des dirigeants de Sciences-Po a donné lieu à plusieurs passes d’armes au comité d’entreprise. Depuis dix-huit mois, en effet, la commission économique cherche à en savoir plus sur les primes des cadres dirigeants. Mais elle ne reçoit que des réponses « partielles et confuses » et se heurte à « l’opacité de la présentation » et à « l’absence de réponses » de la part de la direction des ressources humaines, comme elle s’en plaint en réunion. Elle a finalement obtenu la nomination d’un expert extérieur sur le sujet.

Plus grave, en mai, le président de la commission économique, Emmanuel Sprinar, s’inquiète de certaines dépenses « somptuaires », comme l’atteste l’extrait de procès-verbal ci-dessous. Et il interroge le directeur des ressources humaines sur une apparente étrangeté des comptes 2010 : l’ensemble des augmentations au titre de l’ancienneté et du mérite pour tout le personnel (620.000 €) est inférieur à l’enveloppe des primes de résultat des directeurs et des éléments exceptionnels (qui ne portent pas sur des sommes très élevées car ils ne concernent que le différentiel de tickets-restaurants entre 2009 et 2010, les charges sociales et les congés payés) qui atteint 840.000 €.

Extrait du procès-verbal de réunion du Comité d’entreprise du 19 mai 2011.

Depuis 2006, une commission des rémunérations est chargée de fixer chaque année le montant des primes attribuées aux douze directeurs. « Elle est complètement indépendante de la direction de Sciences-Po », certifie l’école. Sauf qu’on y trouve Michel Pébereau, qui préside le conseil de direction de l’IEP, et que siègent à ses côtés quatre autres membres du conseil d’administration de la FNSP : son président, le fondateur de la revue Commentaires, Jean-Claude Casanova ; Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d’Etat ; Hélène Gisserot, procureure générale honoraire près de la Cour des comptes, et Louis Schweitzer, ancien président de Renault.

Les cinq membres de la commission des rémunérations siègent donc tous, par ailleurs, dans des instances de Sciences-Po. En outre, ses réunions ne donnent lieu à aucun compte-rendu, ses décisions ne sont pas publiques, la durée du mandat de ses membres n’est pas connue, pas plus que leur processus exact de nomination.

« Les membres du Comex sont comme les vassaux du suzerain Richard Descoings, décrit un cadre dirigeant, le versement des primes n’a rien à voir avec le professionnalisme. C’est l’affectif qui fonde la relation financière. Il y a ceux qui sont toujours augmentés et ceux qui ne le sont jamais. »

La mission sur les lycées de Richard Descoings payée par Sciences-Po

Cette opacité ne concerne pas que les membres du Comex. Elle s’étend à l’ensemble des salariés, à des niveaux moindres. Ainsi, au sujet des primes au mérite dont peuvent bénéficier les salariés de l’établissement, les informations sont curieusement contradictoires. Officiellement, elles sont plafonnées à 200 euros. Mais dans les faits, « des élus ont pu voir une présentation Powerpoint où figuraient des augmentations allant jusqu’à plus de 800 euros », indique un membre du comité d’entreprise, troublé par ce décalage.

Cette gêne se transforme en colère chez l’élu de la CFTC, Ali Zerouati, « choqué » de voir que certaines augmentations ne dépassent pas... 12 €. Il « demande formellement qu’il n’y ait plus d’augmentation de moins de 35 € », comme en témoigne le procès-verbal de la réunion.

D’autres dépenses étonnent. Ainsi, dans les comptes 2009 on retrouve la mission sur les lycées de Richard Descoings. En 2009, le directeur de l’IEP s’est vu confier une « mission de concertation sur la réforme du lycée ». Quelques mois plus tôt, Xavier Darcos, alors ministre de l’éducation nationale, avait dû retirer sa réforme du secondaire, face à la vague de contestations qu’elle avait soulevée. Rendu à la veille d’un remaniement gouvernemental, le rapport de Richard Descoings ressemble à un tremplin vers un maroquin ministériel. C’est donc un enjeu politique personnel important, sans grand rapport avec les intérêts de l’école de la rue Saint-Guillaume – si ce n’est peut-être publicitaire.

Et pourtant, page 77 des comptes 2009, sous l’intitulé « commentaires sur les dépenses, fonctionnement, rémunération de services », on tombe sur la ligne budgétaire suivante : « prestation de services engagés dans le cadre de la mission de concertation des lycées » : 284.000€. Un peu plus loin, page 90, on découvre 138.000€ dévolus à la « création du site internet de la mission de concertation des lycées ». Soit un total de 422.000€ payés par Sciences-Po. Pourquoi l’école paie-t-elle cette somme pour un rapport rédigé par son chef ?

Interrogé par Mediapart, Richard Descoings répond, par le biais d’un texte écrit – il n’a pas souhaité nous répondre en personne –, avoir accepté la mission « à la condition d’être totalement indépendant du ministère de l’Éducation nationale ». Et donc, « avec l’accord du conseil d’administration de la FNSP, les moyens qu’il a été nécessaire de dégager l’ont été sur le budget de la FNSP ». A quoi a servi cet argent ? Un ancien cadre dirigeant se souvient de plusieurs personnes qui travaillaient sur la mission pour leur directeur. Richard Descoings, en plus de son salaire et de ses primes, a-t-il en sus touché de l’argent de la FNSP pour accomplir cette mission ? C’est impossible de le savoir en consultant les comptes. Et Descoings n’a pas répondu à la question que lui a posée Mediapart.

Audit de la Cour des comptes

Dans les comptes de 2010, on trouve encore 305.000€ de dépenses pour les prestations de services et honoraires pour lever des fonds. C’est la société Optimus qui a été choisie par Sciences-Po pour se livrer à cette tâche de plus en plus essentielle pour Sciences-Po compte-tenu de l’explosion de ses besoins. Optimus a emporté le marché sans avoir à répondre à un appel d’offres et sans concurrence. Le statut de droit privé de la FNSP dégage en effet l’école du respect de la réglementation sur les marchés publics. Parmi les cinq membres du conseil d’administration d’Optimus, on trouve Bernard Spitz, maître des requêtes au Conseil d’Etat et président de la Fédération française des sociétés d’assurances, qui a un temps enseigné à Sciences-Po.

« Je n’ai jamais compris pourquoi le code des marchés publics ne s’imposait pas à Sciences-Po », commente un ancien cadre dirigeant. Le statut de Sciences-Po est ambigu : l’IEP est un grand établissement, comme l’université de Dauphine, ce qui lui permet de rémunérer à sa guise ses salariés et de monter ses droits d’inscription. Mais la FNSP qui le finance est régie par le droit privé. Dans le doute, c’est la lecture juridique la plus favorable au moindre contrôle qui a été choisie.

Poser toutes ces questions au prestigieux Institut d’études politiques de Paris est mal vu. Mais les particularités de la gouvernance maison réservent d’autres surprises. Quand on laisse un message à l’un des principaux syndicats de salariés, c’est... la direction de la communication de l’IEP qui rappelle. Et deux jours de suite. Inutile de préciser que les représentants du personnel sollicités n’ont jamais répondu à nos appels.

Peut-être l’établissement répondra-t-il aux questions de la Cour des comptes. Elle vient de démarrer un contrôle de l’institution de la rue Saint-Guillaume. Le précédent remontait à 2003. Parmi ses objectifs : l’évaluation de la politique immobilière de Sciences-Po, de ses campus décentralisés, de la hausse de ses droits d’inscription. L’instruction devrait durer trois mois.