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Pour un débat national sur l’enseignement supérieur et la recherche et un moratoire sur les IDEX - Alain Trautmann, Claude Meunier, Didier Chatenay et Frédéric Hourdin, SLR, 26 septembre 2011

lundi 26 septembre 2011, par Laurence

Ce texte a été rédigé pour reprendre des questions brûlantes actuellement en débat, et dont certaines ont été discutées lors de l’AG du 8 septembre réunissant Directeurs d’Unités et membres du Comité National. Ce texte est une invitation au débat. Que vous soyez d’accord avec son contenu ou que celui-ci vous paraisse critiquable, n’hésitez pas à cliquer sur l’onglet réactions pour donner votre point de vue.

Le texte qui suit vise à alerter sur la profonde déstructuration du système actuel d’Enseignement Supérieur et de Recherche (ESR), qui est opérée sous couvert des "Investissements d’Avenir". Notre pays risque de payer pendant longtemps les conséquences de cette déstructuration, si la politique du gouvernement actuel est menée à son terme, en prolongation d’une direction donnée depuis une dizaine d’années par différentes forces politiques et économiques.

La France dispose d’un système particulier de recherche publique s’appuyant à la fois sur les universités et sur des organismes de recherche spécialisés (INSERM, INRA) ou généraliste (CNRS). La recherche de ce dernier se fait pour l’essentiel dans des Unités Mixtes de Recherche (UMR), au sein desquelles la politique nationale s’articule avec les politiques locales des Universités, sous le contrôle du ministère, dans le cadre de la contractualisation. Les UMR constituent une organisation et un mode de fonctionnement collectif de la recherche avec lequel notre pays a obtenu des résultats scientifiques remarquables et une renommée qui attire de nombreux chercheurs étrangers. Ces résultats sont d’autant plus remarquables que le budget alloué en France aux universités et aux organismes de recherche, rapporté au PIB, se situe en dessous de la moyenne des autres pays de l’OCDE : la France n’est qu’au 26e rang mondial pour les crédits de recherche et développement civils en pourcentage du PIB pour l’année 2010 [1]. Plus grave, notre retard se creuse car l’effort de recherche français stagne depuis des années alors qu’il est en nette croissance dans les pays du nord de l’Europe, par exemple.

L’amélioration la plus importante à apporter à l’ESR serait budgétaire. Si le contexte social et économique est difficile, c’est précisément dans un tel contexte que la défense des services publics (santé, école, etc...) y compris de l’ESR est absolument cruciale. L’Etat affecte actuellement une partie du budget censé soutenir la recherche au Crédit Impôt Recherche (CIR), dispositif très onéreux (5,8 milliards d’euros en 2009 [2]), bénéficiant surtout aux grandes entreprises, avec une efficacité pour la recherche plus que douteuse (voir le rapport de la Cour des comptes à ce sujet [3]). Pour comparaison, la somme affectée par le CNRS au fonctionnement et à l’équipement de ses laboratoires en 2009 est de 480 millions d’euros [4], soit 8% du CIR !

Plutôt qu’une amélioration basée sur une analyse de la situation réelle, c’est un bouleversement du système de l’ESR en France que le pouvoir politique actuel est en train de mettre en place. L’opération la plus récente s’appelle Investissements d’Avenir et s’intègre dans le cadre du Grand Emprunt. Ce dispositif s’appuie sur des structures récentes, une agence de financement (ANR) et une agence de notation (AERES) et s’articule avec une réforme de l’Enseignement Supérieur, la LRU. Ces bouleversements sont fondés sur un appareil idéologique dont la notion centrale est l’économie de la connaissance. Ce terme est censé refléter le simple constat qu’au XXI siècle, les technologies, l’information et le savoir deviendraient les facteurs clés dans la production et la création de richesses. Du coup, l’enseignement supérieur et la recherche auraient dû être une priorité pour tous les pays développés. En réalité, cette notion a été dévoyée pour mettre la connaissance au service de l’économie. Elle a été imposée depuis le début des années 2000 par une coalition d’intérêts où se rejoignent des forces économiques et politiques, aussi bien de droite que de gauche. Son impact sur l’ESR en Europe s’est concrétisé dans le processus de Bologne (1999) et la stratégie de Lisbonne (2000). En France, des présidents d’université proches du PS ont contribué à ce dispositif, en particulier pour l’écriture et la mise en place de la LRU, et une partie importante de ce parti reste aveugle aux présupposés et aux implications de ce qui est une idéologie et non pas une notion neutre.

Le grand public peut être séduit par l’apparence d’évidence qu’ont des notions comme l’économie de la connaissance, la recherche d’excellence, les investissements d’avenir, ou être convaincu de la nécessité de réformer les universités. Les professionnels de l’ESR, quant à eux, assistent sidérés aux bouleversement bien réels qui se produisent et aux désastres prévisibles vers lesquels nous entraîne une politique basée sur l’idéologie plus que sur les réalités, et présentée trop souvent de façon tronquée et mensongère. Les Investissements d’Avenir, ce ne sont pas 20 milliards de plus pour la recherche. D’abord la somme réelle est beaucoup plus faible puisqu’il ne s’agit que des intérêts de ces 20 milliards placés dans des banques. Ensuite si cette somme permet au gouvernement de financer les grandes restructurations qu’elle affiche comme des priorités dans un contexte de difficultés budgétaires, c’est parce qu’elle est associée à une diminution continue des voies de financement traditionnelles. Concrètement, le budget des organismes de recherche est en chute libre [5]. Dans le même temps, l’emploi statutaire indispensable à recruter et garder des professionnels bien formés, créatifs, est de plus en plus remplacé par un emploi précaire, dur à vivre pour les personnes concernées, injuste, et inefficace à terme pour le système. Cette précarisation permet de faire, sans le dire, des économies transférées sur des Investissements d’Avenir. Le coût réel des restructurations est complètement absent de la réflexion, un travers français au service d’une mauvaise caricature d’un modèle anglo-saxon. Ce coût pourrait être très supérieur à l’apport financier du grand emprunt, à la fois en termes de coût direct supplémentaire en personnels nécessaires à la mise en place des nouvelles structures, en coût induit par la charge qu’imposent aux chercheurs les restructurations permanentes et incohérentes, et enfin par la démolition aveugle de ce qui faisait la force et la spécificité d’un modèle particulier d’organisation de l’ESR.

Les Investissements d’Avenir portent bien mal leur nom. Par la précarisation qui leur est associée, ils augurent d’un avenir particulièrement sombre pour les jeunes chercheurs cependant que l’’ESR basé sur les UMR est en train d’exploser, avec la mise en place du dispositif IDEX appuyé sur AERES et ANR. Ceci prépare la disparition pure et simple du CNRS, que les pouvoirs publics continuent d’encenser tout en le poignardant dans le dos. L’ascension dans les critères de Shangaï semble être aujourd’hui le seul objectif donné à la recherche publique. La mise en concurrence des universités doit faire émerger un petit nombre de pôles de recherche universitaires au prix de la quasi-disparition des autres. La politique de recherche du gouvernement est d’abord un chantier de démolition d’un système qui fonctionnait ; un système imparfait comme tout système, mais riche de son histoire, fort du dynamisme et de l’implication de ses acteurs et des équilibres subtils qu’il faut savoir créer et faire évoluer au fil du temps pour concilier les constructions de grands outils et les recherches de pointe sur des sujets risqués, les dynamiques collectives et la concurrence souvent très vive dans la recherche, les recherches sur des sujets porteurs et un minimum de veille et de travail de fond sur tout le spectre de la science. L’habileté du gouvernement a consisté à confier cette démolition aux chercheurs et universitaires eux-mêmes, au nom du réalisme : si vous voulez survivre demain dans un paysage bouleversé, restructurez-vous dans la précipitation pour apporter votre pierre à l’édifice et à l’économie de la connaissance.

Nous en arrivons ainsi à la mise en place d’un dispositif qui se caractérise par une forte concentration de pouvoirs de décision dans quelques endroits : Commissariat général au plan, boards of trustees (sic) des IDEX, ministère, AERES [6], les présidences d’université), dans l’ignorance totale et délibérée des lieux d’élaboration d’une réflexion collective (conseils scientifiques, Comité National). Jamais les personnes qui travaillent dans l’ESR n’ont été consultées sur le bien fondé d’une politique qu’ils sont censés activement contribuer à mettre en place, en passant un temps de plus en plus important à remplir des dossiers de demandes de financement à l’ANR (rejetés dans 90% des cas quand il s’agit de programmes blancs, c’est à dire ouverts et potentiellement originaux), des rapport d’évaluation pour l’AERES, des demandes de LABEX, Equipex, Idex, RTRA, IRT, IHU, SATT [7]. Par réalisme, par crainte de rater le coche, la plupart des scientifiques ont joué le jeu des transformations en cours. Cela ne veut pas dire qu’ils les approuvent.

L’approche des élections présidentielles apparaît comme un moment approprié pour débattre des fondements de la politique de remise en cause profonde de l’organisation de l’ESR, qui culmine avec les investissements d’avenir. C’est le moment de discuter des questions de fond : une recherche publique est-elle nécessaire à la société ? Pourquoi ? Que gagne-t-on et que perd-on à démolir l’existant pour imposer un un modèle unique et simpliste ? Quel doit être la place d’un organisme comme le CNRS dans ce paysage scientifique ? Quelles sont les conséquences du passage d’une gestion contractuelle (négociations entre des tutelles et des unités) à un pilotage par notation ?

En attendant que des réponses explicites et largement acceptées à ces questions aient été élaborées, nous demandons que soit suspendue la mise en place des IDEX, élément déterminant de l’opération "Investissements d’Avenir" qui a été imposée sans le débat préalable qu’une opération d’une telle importance aurait exigé.


[4482 millions affectés en 2009 aux "Contrats et soutiens finalisés à l’activité de recherche", voir

[5Les deux dernières années, le budget que le CNRS a pu allouer au fonctionnement des laboratoires a été chaque fois diminué de 10 à 15%. Pour 2012, la diminution prévue devrait se situer entre 20 et 40%.

[6Comme les agences de notations qui notent les pays, cette agence détient un pouvoir énorme tout en étant responsable devant personne. Sa spécificité, c’est que ce sont les mêmes chercheurs qui sont tantôt membres de jurys et tantôt sur la sellette.

[7Pour la signification de ces sigles, essayer de se débrouiller sur le site du ministère