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L’université en questions, par Pierre Macherey, "La Revue des Livres", 19 septembre 2011

mardi 20 septembre 2011, par Laurence

Le texte qui suit, publié sur le site de la Revue des Livres (anciennement RiLi) est l’introduction de La Parole universitaire, à paraître le 22 septembre aux éditions La Fabrique. Les études que rassemble La Parole universitaire sont issues d’un travail mené au cours de l’année universitaire 2009-2010 par le groupe d’études « La philosophie au sens large » animé par Pierre Macherey de 2000 à 2010 à l’université Lille-III dans le cadre de l’UMR du CNRS « Savoirs Textes Langage ».

Pierre Macherey, après avoir travaillé avec Althusser, a enseigné la philosophie aux universités de Paris I et de Lille III. Il est actuellement rattaché à l’UMR du CNRS « Savoir Textes Langage ». Dernières publications : Marx 1845. Les « thèses » sur Feuerbach (2008) ; Petits Riens. Ornières et dérives du quotidien (2009) ; De Canguilhem à Foucault. La force des normes (2009) ; De l’utopie ! (2011).

Introduction : l’Université en questions

C’est une évidence que le statut de la res universitaria est aujourd’hui en questions, au pluriel du mot question, ce qui signifie que, outre le fait que son existence est factuellement menacée sur tous les fronts, c’est sa réalité même qui fait problème, dans la mesure où sa nature et ses fonctions paraissent remises en cause sur le fond. À quoi sert l’université ? Qu’y fait-on au juste ? Quel type de discours, particulier dans sa forme et dans son contenu, y tient-on ? Quelles sortes de relations se nouent entre ceux qui relèvent, à des titres divers, de son ordre ? À quelles conditions peut-elle marcher correctement, c’est-à-dire remplir les missions dont elle a la charge, qui légitiment qu’on cherche à la perpétuer ou éventuellement à l’adapter à de nouveaux besoins restant à définir ? Ces interrogations s’imposent aujourd’hui avec une indiscutable urgence, dans une ambiance de méfiance et de désespérance, sur fond du soupçon ou de la crainte que l’idée même d’université pourrait bien avoir fait son temps et devoir céder la place à autre chose, sans qu’on voie clairement ce que cet « autre chose » pourrait être et quel prix il faudrait consentir à payer pour le faire advenir.

Notons toutefois que les difficultés que signalent ces questions ne sont pas nouvelles : c’est depuis qu’université il y a, au sens propre, c’est-à-dire plus de huit siècles, qu’elles se sont manifestées, avec des périodes d’accalmie, voire d’assoupissement, scandées par des moments de grande inquiétude et agitation qui révèlent que la chose universitaire n’a cessé d’être un objet de souci, et a été empêchée de subsister tranquillement dans son coin, arc-boutée sur ses franchises, à l’abri du regard de la collectivité avec laquelle elle doit tant bien que mal entretenir des relations d’échange qui, dans certaines circonstances, peuvent revêtir une allure tumultueuse et mettre en péril les dispositifs ordinaires dont dépend son fonctionnement normal, ou réputé tel. Le fait que l’université soit en crise n’a donc rien de surprenant, et même pourrait bien représenter son état normal, que cela se manifeste ou non à travers des effets visibles : la question qui se pose serait donc de savoir quelle sorte singulière de crise elle traverse actuellement. D’autre part, se trouver dans un état critique est sans doute fort dérangeant, mais peut aussi fournir l’occasion d’échapper au ronron, au train-train dont la corporation universitaire, sans vouloir l’accabler, n’a que trop tendance à faire une armure protectrice, ou un écran qui sert à dissimuler les vrais problèmes, ceux qui n’ont jamais été pris en compte, sinon sous la forme de leur dénégation, avec toutes les conséquences fâcheuses que cela ne peut manquer d’entraîner. L’université va mal ? Il faut en profiter pour essayer de faire remonter au jour certaines nécessités oubliées ou passées sous silence, que leur refoulement a rendues d’autant plus agissantes, même si leur action s’est poursuivie dans le secret, protégée par une ignorance qui en a renforcé la nocivité.

Comment s’y prendre pour y parvenir ? La philosophie peut-elle être de quelque utilité à cet égard ? Faut-il attendre d’elle qu’elle dise le vrai sur l’université, une université où, par ailleurs, elle revendique, en vertu de sa disposition générale à dire le vrai sur toute chose, d’occuper la place qui lui revient de droit, en réunissant en une seule formule l’appel à « défendre l’université » et celui à « défendre la philosophie » ? Or, la forme défensive de ces appels conduit à soupçonner que la cause à laquelle ils renvoient est perdue d’avance, seules pouvant lui convenir des manœuvres de repli, et plus grave encore de repli sur soi, qui tendent à faire de l’université un bunker ou un ghetto tout en dotant la philosophie de privilèges indus. Ce repli sur soi s’incarne justement dans l’effort en vue de perpétuer une idée, vers laquelle convergeraient simultanément l’université et la philosophie, ramenées à leur essence, leur essence pure – faut-il le préciser ? Disons-le brutalement d’entrée de jeu : il faut se méfier des philosophes lorsqu’ils se mettent à réfléchir ou à pérorer sur l’université, en entreprenant de la ramener à son idée ou à son essence, ce qu’ils font en vue de promouvoir l’idée ou l’essence à laquelle ils identifient leur propre démarche de philosophes, qui fait des idées et des essences un fonds de commerce des plus profitable, dont ils sont les mieux placés pour exploiter les innombrables possibilités. En jouant sur la parenté du mot « université » et du mot « universalité », celui-ci désignant précisément la sorte de réalité, définie par son caractère global, qu’ils ont accaparée, ils n’ont guère de peine à métamorphoser la réalité historique de la chose qu’est l’université, avec toutes les impuretés dont, en tant que chose, elle est affectée, ainsi qu’avec les mutations dont elle a fait l’objet, en une idéalité immatérielle et intemporelle, à laquelle l’immatérialité et l’intemporalité dont ils la gratifient offrent la garantie de son indéfectible unité : sous cette forme, elle se dispose et se destine d’elle-même à être préservée et perpétuée, ce qui suffit à justifier la thématique de la « défense », en lui prêtant l’allure d’un retour à l’idée ou à l’essence auxquelles, si on se place au point de vue de la vérité, il serait impensable d’être infidèle ; et le philosophe se présente comme étant lui-même le meilleur gardien de la fidélité qui leur est due. Or, il ne faut pas, à ce propos, se raconter d’histoires : outre que l’idée à travers laquelle elle se représente n’est pas si claire qu’elle le prétend avec la caution des philosophes, – ils ont d’ailleurs varié sur ce point qui leur a fourni maintes occasions de dispute –, l’université n’est pas elle-même une idée, ou du moins elle n’est pas seulement cela, mais elle est, comme on l’a dit de manière volontairement vague pour commencer, une chose, mouvante et périssable comme le sont toutes les choses, quoi qu’en dise le philosophe qui prétend atteindre, au-delà du plan où les simples choses demeurent engluées, un ordre indestructible d’où elles tireraient leur intelligibilité profonde.

Concrètement, l’université n’a pas été, du moins à l’origine, une organisation intellectuelle ordonnée à une représentation unifiée du savoir. C’est ce que confirme le fait que le mot universitas, qui a servi à la nommer au moment de sa création, a été repris au vocabulaire juridique où il désigne une association (societas, consortium), c’est-à-dire un ensemble de personnes travaillant ensemble et réunies de ce fait par une communauté d’intérêts, ce qui a été le cas, au Moyen Âge, de la corporation des maîtres, forme nucléaire des toutes premières universités1. Avant de se définir sur un plan idéal comme l’incarnation d’un corps de savoirs dont la solidarité est fondée sur des principes théoriques transcendant la réalité factuelle et ses divisions contingentes, l’université est donc une collectivité, une réalité sociale qui s’est formée à un certain moment, dans des conditions historiques déterminées, et non pour l’éternité. C’est par métaphore que la représentation de l’université s’est associée au concept abstrait d’universalité, qui est venu se greffer sur sa figure initiale au titre d’un supplément d’âme dont elle n’avait pas eu besoin pour exister au départ.

Comme chose sociale, l’université, qui n’est certainement pas cause de soi, ne peut se soustraire à des débats qui en remettent en cause la cohésion telle que déclare l’assurer sa conformité à son idée ou à son essence ; et ne peut qu’être dommageable à la chose qu’elle est le refus de prendre en compte les contradictions et les écarts dont ces débats sont les symptômes directs ou indirects. En s’évertuant à poursuivre un discours sur l’université « comme telle », le philosophe prend le risque de la réduire à un « comme si », c’est-à-dire à un simulacre, à un devoir-être qui tire son caractère affirmatif, et même impératif, d’une revendication à l’autosuffisance, à l’absolue présence, prête à tout moment à sombrer dans le vide. Plutôt que conforter la thèse de la pré-éminence d’un « pouvoir spirituel » indépendant des diverses figures du pouvoir temporel qu’il dirige ou inspire de haut et de loin, et qui transmue l’Université, avec une majuscule de majesté, en une sorte d’église laïque, comme un temple inviolable, il faudrait se demander : l’université, oui, mais à quelles conditions ? – au pluriel, car ces conditions ne sont pas nécessairement homogènes entre elles ni toujours les mêmes.

L’inverse ou la réciproque de l’édifiant et confortable discours philosophique sur le prétendu « comme tel » de l’université, qui renvoie à ce qu’elle devrait être en faisant commodément l’impasse sur ce qu’elle est à tel ou tel endroit et à tel ou tel moment, serait le propos désabusé et réaliste, à tonalité défaitiste ou, si l’occasion s’en présente, contestataire, sur l’université comme « institution ». À force de circuler, de façon tonitruante ou rampante, le discours sur l’Institution, et ici encore la majuscule s’impose, s’est banalisé, en l’absence d’une analyse un peu poussée de ses attendus. Institution, ce terme véhicule insidieusement la fiction ou le mythe d’une organisation fermée, bouclée et verrouillée, aussi labyrinthique qu’un château kafkaïen, tellement enroulée sur elle-même qu’elle offre à toute tentative de pénétration et d’altération une résistance obstinée : y mettre le doigt, c’est s’exposer à être récupéré par le pouvoir absorbant de sa structure centralisée auquel on ne peut échapper efficacement qu’en l’abordant de l’extérieur, sur le mode de l’attaque frontale, donc en en remettant radicalement en question le caractère dominateur. En conséquence, on ne saurait échapper à l’alternative : être dedans ou dehors, c’est-à-dire s’y soumettre, rendre les armes, et rentrer dans le rang, ou bien au contraire s’opposer, combattre, avec l’objectif de détruire l’ennemi, étant entendu qu’il n’est pas envisageable de pactiser avec lui, en passant des compromis qui ne peuvent que tourner à son avantage, ce qui les métamorphose en compromissions. Impossible à transformer, l’imprenable Institution serait en conséquence infréquentable, en raison de sa capacité à faire de ceux qui se risquent à l’approcher et à en user des esclaves passifs, tributaires plus ou moins consentants, au sens de la servitude volontaire, du « système » implacable qu’elle représente, rien de plus, pour reprendre le terme évocateur forgé par Lacan, que des « astudés », assujettis au régime d’études qu’elle leur impose. Ce discours, si on le regarde d’un peu près, se révèle exactement symétrique de celui que tiennent spontanément les philosophes sur l’essence de l’Université : l’un et l’autre représentent en bloc leur objet, l’Université, comme une totalité repliée sur soi, animée ou inspirée par un besoin de conformité dont la réalisation débouche sur la mise en place d’un conformisme, que celui-ci soit interprété comme un bienfait, un avantage à préserver, ou au contraire comme une malédiction, qu’il ne suffit pas d’exorciser mais qu’il faut concrètement attaquer, en se tenant résolument à distance et hors de son atteinte.

Les deux discours sont donc finalement équivalents, à ceci près que le second, le discours sur l’Institution, fait ressortir une composante que la disposition idéalisante et en fin de compte anesthésiante du premier tend au contraire à gommer, à éluder, sinon à évacuer complètement : il constitue expressément l’université comme un « lieu », lieu clos, protégé par ses limites, à l’intérieur desquelles des personnes, on serait tenté de dire des personnels, se livrent à des comportements ritualisés, comme le sont tous les comportements sociaux, qui confortent symboliquement le profil de l’Institution, alors gérée comme un microcosme disposant de ses règles propres et de son langage ; ces limites et les attitudes auxquelles elles donnent un champ d’exercice sont exploitées dans la perspective d’une politique de rétention, rétive à toute velléité d’ouverture sur le monde extérieur interprétée comme une menace qui remettrait potentiellement en cause la cohésion dont l’Institution tire sa force propre à persévérer dans son être. Cette thématique du territoire inscrit le concept d’université dans l’espace d’une topographie imaginaire et réelle à la fois : topographie imaginaire dans la mesure où elle renvoie aux fantasmes identitaires qui définissent l’incorporation à l’Institution, fantasmes dont les présupposés restent fondamentalement obscurs ; mais aussi topographie réelle, lorsque des spéculations urbanistiques ou sécuritaires la traduisent dans les termes d’une localisation on ne peut plus matérielle et factuelle, en assignant à l’université un domaine réservé dans un plan de ville, que ce soit au centre ou à la périphérie, ou en l’encerclant de grilles placées sous la surveillance de « vigiles » censés protéger son espace vital contre tout risque d’invasion ou de piratage. Vue sous cet angle, l’université serait le monde dans lequel sont cantonnés des « gardiens » dont le modèle a été dès le départ fourni par la République de Platon, qui ont le privilège de se voir délivrer un enseignement recensé comme « supérieur » : en fin de compte, ils seraient avant tout des gardiens d’eux-mêmes, condamnés à rester parqués dans des réserves où ils ont la garantie de perpétuer leur statut d’élite qui, plus que tout, redoute l’irruption des barbares. Cette attribution à l’université d’un espace propre, auquel elle est à tous les sens du mot attachée, soulève de nombreux problèmes : où passent exactement les frontières qui délimitent cet espace ? Jusqu’à quel point ces frontières sont-elles étanches, et coupent-elle la communication avec l’extérieur ? Et surtout, le dispositif propre à l’université se déploie-t-il sur un unique espace, dont le caractère exclusif garantirait l’homogénéité ? L’université n’effectue-t-elle pas en réalité l’imbrication de plusieurs espaces, obéissant à des logiques différentes, ce qui a pour conséquence qu’ils ne se recouvrent pas exactement ?

Ceci conduit à se demander où il faut se placer, quel point de vue il faut adopter relativement à cet espace attribué à l’université et dans lequel elle est cantonnée, afin de trouver des réponses aux interrogations qui ont été soulevées pour commencer. Nous posions la question : « Que fait-on à l’université ? » Mais, avant même de chercher à y répondre, il faudrait examiner ce que signifie l’expression « à l’université », formule qui suggère l’existence d’un endroit particulier où l’on ferait des choses assez spéciales, voire exceptionnelles, dont l’exécution nécessite qu’on « vienne à » l’université, qu’on s’y inscrive ou qu’on y soit recruté, condition indispensable pour en partager les intérêts communs, et, concrètement, participer à la communauté qui la définit. Là est en effet le sens précis, repris du latin « universitas », c’est-à-dire « communauté », du mot qui a servi initialement et continue aujourd’hui encore à la désigner. Or, de quel type de communauté s’agit-il ? D’une communauté essentielle, déterminée par des critères intellectuels ou spirituels, ou d’une communauté institutionnelle, fondée sur des contraintes de type contractuel, juridiquement sanctionnées et rendues comme telles inattaquables ? Et dans quelle position faut-il se maintenir vis-à-vis de cette communauté, quelle qu’en soit la nature, pour arriver à en comprendre les règles et les mécanismes, et éventuellement mieux les maîtriser ? D’après ce qui précède, il semble qu’il faudrait d’une façon ou d’une autre lui appartenir, condition préalable pour en approcher les normes de fonctionnement, tout en évitant que cette appartenance ne dégénère en un rapport de sujétion et de soumission qui conduise à adopter ces normes sans discussion, comme allant de soi, inaltérables et inaltérées, en droit comme en fait. Pour parler convenablement de l’université, on devrait donc, pour reprendre l’alternative évoquée précédemment, ne se trouver ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, c’est-à-dire la regarder depuis cette place d’où elle apparaît à la fois comme répondant à certaines spécificités, donc à des obligations, qu’on ne peut se permettre d’ignorer, mais aussi comme exposée en permanence à remettre en jeu ses présupposés, qui ne présentent pas un caractère définitif, mais sont toujours susceptibles d’être renouvelés, donc appelés pour une part à être altérés si la nécessité s’en impose, ce qui relève indissociablement de conditions théoriques, intellectuelles, et pratiques, matérielles. En conséquence, une politique universitaire, si elle devrait être définie en accord avec les universitaires eux-mêmes, en plaçant sous ce terme tous ceux sans exception qui fréquentent et font marcher l’université, ne devrait pas l’être par eux exclusivement, comme s’ils étaient seuls à être concernés par des problèmes qui intéressent en fin de compte la société tout entière, et non telle ou telle de ses composantes.

Des problèmes que la res universitaria a dû surmonter pour exister, nous aurions un tout premier indice en prêtant attention à la mutation dont le concept communautaire qui sert à la nommer a déjà fait l’objet au cours de son histoire passée. Sans entrer dans les détails de cette histoire, qui est fort complexe, disons qu’on peut sommairement distinguer en elle deux grandes phases : celle d’une université pré-moderne, dont le modèle s’est diffusé en Europe de la fin du XIIe  siècle au XVIIIe e siècle ; et celle de l’université moderne, dont l’organisation, avant de se propager à l’ensemble du monde, a commencé à se mettre en place au début du XIXe siècle, au moment où a pris forme la mythologie de l’« Alma Mater », ce qui coïncide grosso modo avec la création, sous l’inspiration de philosophes post-kantiens mobilisés pour la réussite de cette opération, de l’université de Berlin, l’actuelle Université Humboldt, du nom de celui qui a le plus contribué à en fixer les premières orientations, qui se sont ensuite transmises à la plupart des universités européennes et même transcontinentales, et caractérisent encore pour l’essentiel la forme et l’esprit des universités telles que nous les connaissons actuellement. Cette université « moderne » s’est constituée au moment où l’État a pris en charge les activités académiques, qui se sont alors déroulées en son nom et sous sa responsabilité, ce qui l’a amené à en assumer directement le contrôle : l’expression « politique universitaire » a alors pris tout son sens.

Dans sa figure initiale, propre à la première des deux phases qui viennent d’être distinguées, la communauté universitaire, primitivement désignée sous l’appellation de « studium generale », représentait la corporation où étaient rassemblés des maîtres et des élèves, ou si l’on veut des étudiants, se consacrant à l’étude de corpus hiérarchisés dont les matières étaient distribuées verticalement en catégories nettement séparées : les unes, de caractère propédeutique, correspondaient à la maîtrise des « arts » du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et du quadrivium (arithmétique, musique, astronomie, géométrie) ayant pour fonction de donner son cadre de base à une formation académique ; les autres, auxquelles était assignée une position culminante par rapport à cette base, avaient pour contenu la théologie, le droit et la médecine, disciplines « nobles » répondant à des fonctions sociales nettement identifiables et tirant leur prééminence du fait d’avoir abandonné la neutralité intellectuelle propre en principe à l’étude des arts. Le partage ainsi instauré avait pour critère un certain rapport au pouvoir et à l’autorité, auxquels seules les facultés supérieures avaient le privilège de participer, en préparant à les exercer sous des formes spécialisées, en tant que prêtre, juge ou médecin, les trois principaux types d’acteurs de la reproduction sociale. C’est cette première forme de division du travail intellectuel que la modernité a dénotée comme archaïque, ce qui a conduit à repenser l’économie des activités universitaires, en référence non plus à un tel partage hiérarchisé, fonctionnant sur fond de transcendance, mais à une unité organique du savoir dont toutes les branches devaient alors être ordonnées à partir d’un principe immanent à l’ordre académique, en tant que celui-ci relève d’une nécessité qui lui est propre et non d’une autorité extérieure : de là un nouveau concept d’université constituée en communauté de connaissances négociant entre elles leurs relations sur des bases intellectuelles, sous le regard de la philosophie, et non plus corporation divisée entre des ordres inégaux, dont la responsabilité, distribuée entre des laïcs et des clercs, était placée sous la surveillance permanente de l’Église, sous l’autorité, en dernière instance, de la religion et de la théologie.

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