Accueil > Université (problèmes et débats) > Slow Science – La désexcellence, par Olivier P. Gosselain - blog de Paul (...)

Slow Science – La désexcellence, par Olivier P. Gosselain - blog de Paul Jorion, 23 août 2011

lundi 5 septembre 2011, par Laurence

Ça a commencé comme ça. Une poignée de collègues issus de disciplines différentes, l’envie de travailler ensemble, un financement de cinq ans, des séminaires réguliers où le plaisir d’échanger se mêlait à un sentiment grisant de progression et, au final, des objets d’étude, des rencontres et des résultats qui dépassaient de loin nos attentes initiales. [1] Une belle histoire de recherche, en somme, pour une petite communauté regroupant des académiques, des doctorants et des étudiants.

Le groupe n’avait pas en commun que des objectifs scientifiques. Il partageait aussi une conception de la recherche et des relations entre chercheurs centrée sur la convivialité, l’intelligibilité, l’échange et la volonté de bien faire son travail. Rien de révolutionnaire à première vue. Mais le décalage avec les politiques de recherche développées par nos institutions nationales et internationales était pourtant flagrant. Il y avait loin, en effet, entre ces valeurs et les injonctions de productivité, de rentabilité et d’immédiateté inlassablement ressassées par nos managers académiques.

Frappés par ce décalage et convaincus que notre façon de procéder était humainement et scientifiquement plus satisfaisante, nous avons esquissé l’idée d’un mouvement Slow Science – sorte de doigt d’honneur académique à ce Nouvel Ordre de la recherche. La filiation avec Slow Food était d’autant plus évidente que deux des valeurs qui nous tenaient à cœur étaient le plaisir et la créativité. Ici encore, rien de révolutionnaire. Retirez ça de la recherche : que reste-t-il ?

Le hasard a fait que nous avons été soumis quelques temps plus tard à une évaluation de laboratoire. L’outil destiné à mesurer nos performances était un formulaire standard, sorte de canif suisse du coaching en entreprise, avec son inévitable analyse SWOT [2]. C’était déconcertant de naïveté et presque embarrassant à remplir. Mais à une question au moins, portant sur notre conception de la recherche, nous avions apporté une réponse sincère : plaisir et créativité. Ce fut le point de rupture pour les duettistes en costume sombre qui pilotaient le groupe d’évaluation. De tels termes, nous affirmaient-ils, étaient tout simplement inacceptables. Indignes de figurer sur un formulaire d’évaluation et preuves évidentes de notre manque de sérieux.

Émergence d’une communauté

Les évaluateurs et leur rapport sont sortis de notre vie aussi rapidement qu’ils y étaient entrés. L’histoire serait donc sans conséquence, si elle ne soulignait l’énorme décalage qui s’est installé entre une conception bureaucratique de la recherche, fondée sur les préceptes de l’économétrie et de la communication d’entreprise, et sa pratique concrète, fondée sur l’engagement mutuel de chercheurs qui s’efforcent avant tout de faire honnêtement leur travail. Elle conduit également à s’interroger sur ce qu’apporte cette « excellence » dont on nous rabâche inlassablement les oreilles en termes de satisfaction et de réalisation personnelles.

Nous sommes manifestement nombreux à nous poser la question. Une petite recherche sur le Net confirme d’ailleurs que les bonnes idées naissent rarement seules : la notion de « Slow Science » est dans l’air depuis vingt ans au moins. Apparue très paradoxalement sous la plume d’Eugene Garfield [3], le père de la bibliométrie et de «  l’impact factor » [4], elle a ensuite été sporadiquement mentionnée par des chimistes et physiciens américains ou australiens, avant de faire son apparition en Europe dans l’univers des sciences humaines. Ce passage des sciences de la Nature aux sciences de l’Homme et du monde anglo-saxon à l’Europe (à l’exception notoire de l’Angleterre) correspond grosso-modo à la trajectoire historique des politiques de recherche centrées sur la compétitivité et la productivité. Les occurrences du concept de Slow Science se lisent ainsi comme les symptômes d’un malaise qui n’a cessé de s’étendre durant les dernières décennies. Toutes apparaissent d’ailleurs indépendamment les unes des autres, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de mode, mais d’un mouvement de fond, né de la prise de conscience d’un problème par les acteurs eux mêmes, et d’une tentative de réponse remarquablement convergente.

Un aspect fondamental de cette convergence est qu’elle nous prémunit de toute tentative de confiscation du concept. Inutile de sombrer nous aussi dans la compétition et l’enfermement. Si Slow Science peut devenir un mouvement permettant à la fois de nous transformer nous mêmes et de transformer notre univers de travail, c’est probablement à la façon d’un logiciel libre [5]. L’approche classique – centralisée et experte – devrait en effet céder la place à une construction collective, plus apte à faire émerger une forme stable et cohérente de résistance. Au lieu de mouvement, on parlera alors de communauté.

Symptômes et solutions

Pour mieux cerner les termes de la réflexion à entreprendre, examinons brièvement le contenu des quelques appels en faveur d’une approche Slow Science. Le plus simple est de procéder chronologiquement, en commençant par Eugene Garfield. Ce dernier fustige l’image populaire d’un progrès scientifique essentiellement lié à une succession d’éclairs de génie et de découvertes fortuites. Les percées importantes, écrit-il, sont plus souvent issues de décennies de travail. Elles proviennent d’individus « qui labourent opiniâtrement un champ mûr pour une découverte, et qui sont préparés intellectuellement à reconnaître et exploiter des résultats inattendus ». En matière de recherche, la lenteur et la constance l’emportent donc sur la vitesse et la versatilité. Le danger vient de la pression exercée par l’opinion publique sur les chercheurs – via les politiques de financement – dont on attend qu’ils obtiennent des résultats immédiats, dans des domaines qui changent sans cesse au gré de l’actualité. Ce que déplore Garfield, en définitive, c’est le déséquilibre actuel entre les recherches de type «  curiosity driven » et « objective driven ».

Dans un courrier adressé à Nature [6], Lisa Alleva (biochimiste) recentre la critique sur le comportement des scientifiques et particulièrement celui de ses jeunes collègues, engagés dans une course effrénée pour obtenir des financements, une direction de laboratoire ou une titularisation. Cette frénésie finit par les écarter des fondements mêmes de la recherche. « En me détachant des ambitions de mes pairs », écrit-elle, « j’ai découvert un secret : la science, la slow science, est peut-être le passe-temps le plus enrichissant et le plus agréable que l’on puisse avoir. » [7] L’origine de cette découverte ? Un petit laboratoire dans lequel les chercheurs ont toute liberté de «  lire la littérature, de formuler des idées et de préparer soigneusement [leurs] expériences », mettant en œuvre des «  stratégies réfléchies. » [8]

Des idées du même ordre sont défendues par Dave Beacon, un physicien spécialisé en informatique quantique. [9] Séduit par les appels au ralentissement dans de multiples domaines et soucieux de trouver un rythme de vie plus équilibré, il s’interroge : « Quels changements faudrait-il pour faire advenir une “science plus lente” ? Et que nous apporterait concrètement ce ralentissement ? » En ligne de mire : la course folle qui conduit à sacrifier la réflexion sur l’autel de délais toujours plus courts – appels à projet, demandes de financement, publications, communications – ou l’inquiétude qui nous saisi lorsque nous voyons s’élever la pile des nouvelles publications sur le bureau d’un collègue. Refuser cette course ne revient pas à réduire sa quantité de travail, mais à transformer son rapport au travail. Et cela en s’offrant notamment le « luxe » de s’absorber tout entier dans un problème ou de folâtrer, courir ou bricoler pour nourrir sa réflexion. En se donnant le droit de savourer et partager les contributions qui nous émerveillent, plutôt que de se sentir obligé de les critiquer ou d’en produire une version légèrement altérée. En trouvant le temps, au final, de s’interroger sur ce que l’on recherche vraiment dans la recherche. Le problème est qu’il est très difficile d’atteindre des conditions propices à un tel recentrage lorsque les financements de projet privilégient systématiquement le court terme. Des programmes qui ne dépassent pas un horizon de quelques années [10] ont pourtant peu de chances d’engendrer des résultats satisfaisants, pour la simple raison qu’une recherche sérieuse impose souvent l’exploration méticuleuse d’innombrables culs-de-sac.

Notons que cet impératif du temps long est particulièrement cruel pour les programmes interdisciplinaires qui s’efforcent de dépasser la simple juxtaposition de domaines de recherche. Comme le constatent nos collègues F. Joulian, S. de Cheveigné et J. Le Marec, « [l]es équipes-projet qui font le pari de l’interdisciplinarité se trouvent [...] dans la nécessité de gérer les contradictions entre les exigences de résultats et retombées rapides de la recherche par projet, et le besoin de durée longue et de marges d’essais et d’erreurs, pour construire véritablement les conditions de l’interdisciplinarité. » [11] Il en résulte une baisse marquée de la spéculation intellectuelle et de la créativité. Le formatage des projets commence d’ailleurs au niveau doctoral : pour espérer un financement, nos jeunes collègues se trouvent maintenant obligés de proposer des recherches balisées, qui sortent aussi peu que possible des sentiers battus. Annonçant pratiquement leurs résultats à l’avance, ils tentent ainsi de garantir le retour sur investissement. S’il fallait évaluer les projets de la génération précédente sur de telles bases, la plupart seraient tout simplement refusés. Quelle ironie, quant on pense que ses représentants occupent aujourd’hui les postes d’évaluateurs.

Toute recherche comporte donc sa part d’incertitude et demande un temps considérable pour obtenir des résultats significatifs. C’est le leitmotiv des initiateurs de la « Slow Science Academy », qui a vu le jour à Berlin en 2010. [12] Dans leur manifeste [13], les auteurs se présentent comme des scientifiques qui ne remettent pas en question le fonctionnement actuel de la science (auquel ils prennent tous part), mais refusent qu’on la réduise à ces seules caractéristiques. [14] La science, martèlent-ils, requiert du temps. Pour lire, pour se tromper, pour découvrir la difficulté de se comprendre – surtout entre sciences humaines et sciences de la nature –, pour digérer les informations et pour progresser. Afin de préserver ces bases, sur lesquelles s’est fondée la pratique scientifique durant des siècles, nos collègues allemands proposent la création d’un lieu inspiré des anciennes Académies, où se développait naguère le dialogue en face-à-face entre les scientifiques. Leur « Slow Science Academy » aura ainsi pour mission d’offrir une possibilité de retraite aux chercheurs, leur fournissant « de l’espace, du temps et par la suite des moyens, pour qu’ils puissent mener leur job principal : discuter, s’émerveiller, penser. » [15]

Pour lire la suite

Olivier Gosselain est mcf en anthropologie à l’EHESS


[1Voir Gosselain, O.P., R. Zeebroek et J.-M. Decroly (eds), 2008. Des choses, des gestes, des mots. Repenser les dynamiques culturelles. Paris : Editions de la MSH (Techniques et Culture 51).

[2« Strenghts, Weaknesses, Opportunities, Threats ». C’est sur cette base que s’élaborent les plans stratégiques dans les milieux d’affaire et, depuis quelques années, dans les universités.

[3Garfield, E., 1990. "Fast Science vs. Slow Science, Or Slow and Steady Win the Race." The Scientist 4(18) :14.

[4Outils statistiques servant de balises actuelles à la gestion des carrières scientifiques. Pour l’Europe et dans le domaine des sciences humaines, le classement des revues (European Reference Index for the Humanities) a été initié par la European Science Foundation au début des années 2000 et concrétisé en 2007. Cet outil, qui n’a fait qu’accroître la pression sur les chercheurs (particulièrement les plus jeunes) et renforcé la position hégémonique de certaines universités, est présenté comme une progression favorable, émancipatrice et garante de la diversité des cultures scientifiques européennes. Les formules qui égrènent le texte de présentation laissent en tout cas peu de doute sur la culture dans laquelle baignent ceux qui pilotent l’initiative : « …how the community of European humanities researchers can best benchmark its outputs… » ; « … systematic turnover of panel membership was also implemented… » ; « …impact and… appropriate evaluation mechanisms for humanities research… » ; « … to raise the threshold of editorial standards… » ; « …to meet stringent benchmark standards… » (voir ce lien , consulté le 17 juin 2011).

[5Du moins ceux qui se fondent, comme Linux, sur un style de développement de type « bazar », pour reprendre la terminologie d’Eric Raymond (voir ce lien, consulté le 15 juin 2011).

[6Alleva, L., 2006. "Taking time to savour the rewards of slow science". Nature 443, 21 September : 271.

[7Ibid.

[8Lisa Alleva est aujourd’hui à la tête de son propre (petit) laboratoire, poursuivant des travaux sur le traitement de certaines maladies virales (voir ce lien, consulté le 17 juin 2011).

[9Voir ce lien (consulté le 15 juin 2011).

[10Dave Beacon fait référence aux programmes financés par la National Science Foundation (NSF).

[11Joulian, F., S. de Cheveigné et J. Le Marec, 2005. Évaluer les pratiques interdisciplinaires. Nature, Sciences, Sociétés 13 : 284-290 ; p. 286.

[12Slow-science.org (consulté le 21 décembre 2010). Dommage que l’anonymat et le mode de présentation du site confèrent à cette « Académie » une totale opacité.

[13Slow science manifesto (consulté le 21 décembre 2010).

[14Evaluation par les pairs et classement des publications en fonction de leur impact, importance accordée aux médias et aux relations publiques, accroissement de la spécialisation et de la diversification dans toutes les disciplines, applications des recherches en vue d’accroître le bien-être et la prospérité (ibid.).

[15ibid