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Professeur Thomas Clay : « Ce que je vais devoir dire au juge », entretien avec Laurent Mauduit, Médiapart, 9 juin 2011

mardi 14 juin 2011, par Sylvie

Doyen de la Faculté de droit de Versailles, figurant parmi les meilleurs spécialistes français du droit de l’arbitrage, le professeur Thomas Clay est poursuivi en diffamation par Bernard Tapie pour avoir émis des doutes sur la légalité de l’arbitrage dont il a profité. Il a accepté d’accorder un entretien à Mediapart pour expliquer dans quel état d’esprit il abordait cette confrontation judiciaire.

Il donne aussi son appréciation sur les nouvelles voies de recours contre la sentence qu’ouvre notre découverte des liens entre l’un des arbitres, Pierre Estoup, et Me Maurice Lantourne, le conseil de Bernard Tapie.

Depuis la sentence en sa faveur, en juillet 2008, Bernard Tapie n’avait pas vraiment répondu aux critiques dont il a fait l’objet. Pendant longtemps, il a même été économe de sa parole. Alors, pourquoi aujourd’hui réagit-il si vivement et porte-t-il plainte en diffamation contre vous ? Parce que vous avez dit dans un entretien au Nouvel Observateur que l’arbitrage était « illégal » et « peut-être frauduleux » ?

Je suis très surpris par cette réaction car je n’ai émis que des opinions juridiques sur un sujet que je connais un peu pour y dédier mes recherches et mes enseignements depuis près de vingt ans et sur lequel, ceci expliquant peut-être cela, on m’a beaucoup interrogé. N’est-ce pas le rôle d’un universitaire que de donner un éclairage scientifique sur les questions qui se posent dans le champ social ? C’est en tous les cas la conception que je me fais de ma fonction. Je ne pensais pas être renvoyé devant une juridiction pénale pour avoir prétendument porté « atteinte à l’honneur à la considération de Bernard Tapie, comédien », puisque c’est sous cette qualité qu’il se présente dans l’acte de procédure.

Mais ma surprise redouble face à la violence du procédé pour lequel a opté M. Tapie qui a volontairement choisi la voie judiciaire la plus brutale et la plus pénible. Il y a à l’évidence une volonté d’humiliation derrière cette action. Il faut bien comprendre qu’en choisissant la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel avec ma comparution personnelle obligatoire, il a décidé d’utiliser un bazooka judiciaire pour empêcher une discussion scientifique. En outre, en me réclamant 150.000 € de préjudice moral, il vise l’équivalent de trois ans d’un traitement de professeur d’université.

Certes, mais Bernard Tapie s’estime diffamé quand vous avez dit que cet arbitrage était illégal ou même éventuellement frauduleux...

Cette réaction revêt une part de mystère pour moi car mes propos ne le mettaient pas en cause. Je n’ai émis qu’une opinion sur la légalité du recours à l’arbitrage dans cette affaire qui concerne des deniers publics et sur les éventuelles possibilités de contestation judiciaire de la sentence. Dans tous les entretiens que j’ai accordés à la presse à propos de cette affaire, je n’ai presque jamais parlé de M. Tapie. Les seules fois où je l’ai fait c’était pour dire au contraire que, à mes yeux, ce n’était pas lui qui était en cause dans cette affaire qui porte son nom –par exemple dans un entretien au Point.fr. Il a joué son jeu, en recherchant à maximiser ses intérêts, ce qui ne peut pas lui être reproché.

Ce sont les dysfonctionnements de l’Etat qui posent problème. Or, cette action en diffamation vise à disqualifier ma parole scientifique et à accréditer l’idée d’un conflit personnel entre M. Tapie et moi, alors que je ne le connais pas et que, au fond, son sort personnel m’indiffère. Mon seul souci est de défendre l’institution de l’arbitrage qui est une justice exceptionnellement efficace. L’arbitrage ne doit surtout pas être contaminé par cette affaire avec laquelle il n’a en réalité rien à voir. A bien des égards, cette affaire surprend l’observateur et le praticien de l’arbitrage que je suis. Je n’ai parlé que d’arbitrage et pas de M. Tapie.

Oui, mais s’il a porté plainte, c’est peut-être aussi pour vous intimider, pour vous faire taire...

Il est vrai que ce type d’actions contre des universitaires a tendance à se multiplier, même si peu, à ma connaissance, ont eu l’écho médiatique de celle-ci du fait de la personnalité du plaignant. Mais si j’en juge par les innombrables soutiens de collègues reçus dès que l’action pénale a été rendue publique, il y a là un symptôme qui montre l’inquiétude croissante à l’égard de la liberté d’opinion et d’expression des universitaires. Des pétitions et des tribunes ont été ou vont être publiées en défense de ce pilier de notre démocratie qu’est la liberté de pensée et de critique. C’est le travail de recherche et d’expression qui est de plus en plus souvent attaqué. D’où l’émotion suscitée.

Car, et c’est là à mon avis, le vrai ressort de cette action judiciaire, il s’agit effectivement d’une tentative d’intimidation pour m’empêcher de m’exprimer car ce que j’ai à dire n’a pas l’heur de plaire à M. Tapie. Or, mon opinion sur le sujet, même si elle est critique sur le recours à l’arbitrage dans cette affaire, ne vise pas le comportement de M. Tapie dans la défense de ses intérêts et du choix de ses moyens d’action. Mes propos, qui sont abusivement attaqués par M. Tapie, ne consistent qu’en l’expression d’une opinion sur la légalité et l’opportunité du recours à l’arbitrage au vu, principalement, des constatations faites par la Cour des comptes et reprises par le Procureur générale près la Cour de cassation, plus haut magistrat français du parquet.

Ils n’ont pas pour objet de prétendre que M. Tapie aurait œuvré pour recourir à un arbitrage dont il aurait su qu’il était illégal ou frauduleux, contrairement à ce qu’il prétend dans sa plainte. Mes propos n’ont pour but que de répondre aux questions qu’on me pose sur les raisons pour lesquelles cet arbitrage est selon moi discutable d’un point juridique. Donc, je m’étonne encore de la réaction de M. Tapie et de sa volonté d’une confrontation personnelle avec un universitaire comme moi devant le tribunal correctionnel.

Toutefois, je ne peux m’empêcher de rapprocher son action d’aujourd’hui, et ce qu’elle présuppose d’intimidation au cours du débat public sur la légalité de cet arbitrage, avec sa tentative pour entrer en contact avec moi la veille de mon audition comme expert devant la commission des finances le 10 septembre 2008. J’avais d’ailleurs refusé de le rencontrer car, encore une fois, pour moi, il n’est pas le problème.

Vous avez le sentiment que c’est à votre liberté d’universitaire qu’il s’en prend...

On pourrait en effet penser que le propos est exagéré ou caricatural. Mais que se passe-t-il aujourd’hui pour moi ? Même si les réactions sont très majoritairement positives, je suis aussi insulté sur Internet, mon travail scientifique est décortiqué par des spécialistes autoproclamés et immédiatement déconsidéré, ma réputation est salie et même ma fonction de doyen est calomniée. Je lis aussi que mes engagements politiques, qui sont connus, seraient la clé de lecture de mes opinions juridiques, alors que cela n’a bien sûr rien à voir. Mais c’est une manière de disqualifier mon travail. On dira sans doute encore que je cherche à me faire de la publicité, oubliant que ce n’est pas moi qui ai cherché à être renvoyé devant un tribunal correctionnel et que je m’en serais bien passé. Et je ne vous parle pas des frais de justice. Bref, le préjudice que je subis est important, il faudra d’ailleurs bien qu’il soit réparé.

Comment évaluez-vous votre préjudice ?

C’est en cours. Mes avocats, et notamment le premier d’entre eux Maître Matthieu Boissavy, s’en chargent. Pourquoi pas 45 millions d’euros ? Que je reverserai bien sûr instantanément à une association de défense de la liberté d’expression ou de la liberté universitaire...

Soit le même montant que le préjudice moral dont a bénéficié Bernard Tapie ? Il n’en demeure pas moins que c’est vous qui êtes pour l’instant sur la sellette et allez devoir vous justifier...

C’est le seul bon côté de cette plainte : on va enfin pouvoir discuter devant une juridiction judiciaire du caractère légal ou illégal de cet arbitrage. En me reprochant de l’avoir estimé illégal et peut-être frauduleux, M. Tapie m’oblige, pour prouver ma bonne foi, à justifier le sérieux de mes propos sur cette illégalité et sur cette fraude éventuelle. Ce sera donc le cœur du débat. Je ne suis d’ailleurs pas certain que c’est ainsi qu’il envisageait cette audience qui suscite, du coup, une véritable attente si j’en juge par le nombre de journalistes qui m’ont contacté ou le nombre d’avocats qui m’ont proposé d’assurer ma défense. La prétendue diffamation est ici directement liée à la discussion sur l’illégalité et à l’éventuel caractère frauduleux de cet arbitrage. On ne peut pas les dissocier.

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