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L’éducation est-elle encore prioritaire ? - Elodie Bertaud, "Médiapart", 8 avril 2011

vendredi 8 avril 2011, par Laurence

Pour lire cet article sur le site de Médiapart [NB : la photo est empruntée à l’article. Il s’agit du quartier enclavé du Petit Nanterre, bidonville et école des Pâquerettes. 1965 (Archives municipales/SDHN)]

Les suppressions de postes et la baisse générale des « dotations horaires globales » (DHG), ces enveloppes d’heures attribuées à chaque établissement scolaire, provoquent à Nanterre, cette ville de tradition ouvrière située au pied de l’Arche de la Défense, un profond malaise.

« Pour la rentrée prochaine, certains enseignements ont été ramenés aux horaires planchers, déplore Dominique Lignat, professeur de français au collège Victor-Hugo. Par exemple, les élèves de 6e n’auront plus que 4,5 heures de français. C’est le minimum légal. Avant on pouvait dégager deux heures supplémentaires pour faire du soutien. » Pour l’enseignante, syndiquée à Sud-Education, ces horaires se justifiaient au vu du niveau d’un certain nombre d’élèves. Selon elle, environ un cinquième de ses élèves de 6e ont de grosses difficultés en lecture.

La contestation – qui a des allures de rituel depuis plusieurs années – gagne en intensité en ce début de mois. Enseignants et municipalité se sont organisés pour présenter un front uni face aux décisions académiques, entraînant aussi d’autres communes des Hauts-de-Seine dans leur sillage.

Ainsi, jeudi 7 avril, 400 à 500 personnes (syndicats, élus, enseignants) originaires de Nanterre, Malakoff, Colombes se sont rassemblées devant la préfecture à Nanterre pour protester contre les suppressions de postes dans le département. L’heure est grave, les moyens dédiés à l’éducation prioritaire ne cessent de diminuer. Et les écarts de performances, que cette politique avait pour ambition d’atténuer, restent éloquents.

Le poids des origines sociales

20 points, pas moins. C’est la différence du taux de réussite au baccalauréat entre les jeunes Nanterriens et les élèves de plusieurs villes voisines des Hauts-de-Seine. Le lycée général Joliot-Curie de Nanterre affiche 60% de réussite au baccalauréat 2010 quand le lycée Jacques-Prévert de Boulogne-Billancourt ou le lycée Léonard-de-Vinci de Levallois affichent respectivement 80 et 85% de réussite. Ces chiffres (pour plus de détails sur ces comparaisons, cliquez ici) montrent la forte imbrication entre situations sociales des familles et réussite des élèves.

La dernière enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) a confirmé ce phénomène en montrant qu’en France, les origines sociales ont plus d’impact sur les performances scolaires qu’en moyenne dans les pays de l’OCDE. L’étude, qui évalue tous les trois ans les acquis des élèves de 15 ans, a croisé capacités des jeunes pour la compréhension de l’écrit et caractéristiques familiales.

Qu’a fait la France pour réduire le poids des origines sociales dans la réussite à l’école ? A l’aube des années 1980, après la victoire de la gauche, Alain Savary, ministre de l’éducation nationale du gouvernement Mauroy, lance un programme dont l’objectif est justement de réduire la corrélation entre inégalités sociales et inégalités scolaires. « Donner plus à ceux qui ont moins ». C’est l’acte de naissance des ZEP (Zones d’éducations prioritaires). Les établissements qui y sont englobés se voient attribuer des moyens supplémentaires. La ville de Nanterre est concernée dès 1982, mais pour un nombre très limité d’établissements (voir dans l’onglet “Prolonger” un historique du développement des ZEP à Nanterre ainsi qu’une carte interactive regroupant des témoignages d’enseignants, directeurs d’écoles, CPE et élus de la commune).

Aujourd’hui, la majorité des établissements de cette commune de la banlieue ouest de Paris relève de l’éducation prioritaire (six collèges sur sept), offrant un terrain adapté à l’archéologue qui voudrait saisir l’évolution de cette politique et mettre au jour le tournant qu’elle prend actuellement sous le ministre de l’éducation, Luc Chatel.

Millefeuilles

Après presque 30 ans d’existence, l’éducation prioritaire ressemble à Nanterre, comme dans l’ensemble du pays, à un véritable millefeuille. Les ministres ont empilé les dispositifs rendant le système difficilement lisible. En 1999, les REP (réseau d’éducation prioritaire) supplantent les ZEP. Puis 2006, on parle de RAR (Réseaux ambition réussite) et de RRS (Réseaux de réussite scolaire). Derrière ces changements de noms, le nombre d’établissements concernés, les moyens alloués, la définition des relations avec les partenaires fluctuent...

L’éducation prioritaire connaît aujourd’hui un vrai tournant. Son dernier avatar, le dispositif CLAIR (Collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite), annoncé par le ministre de l’éducation à la suite des états généraux sur la sécurité à l’école au printemps 2010 et expérimenté dans l’urgence dès la rentrée suivante dans une centaine de collèges et lycées en France, rompt avec les principes fondateurs de l’éducation prioritaire. Il substitue une volonté de réduction de l’échec scolaire à une volonté de réduction de la violence à l’école. Ce programme, qui s’élargit aux écoles à la rentrée prochaine, prendra le nom d’ECLAIR.

Improvisation

Sur le terrain, sa déclinaison a des allures d’improvisation. Illustration à Nanterre, où un collège, le collège République, a rejoint à la rentrée 2010 le programme CLAIR. Ana Masdoua, présidente FCPE des parents d’élèves se souvient : « Ça nous est tombé dessus en Conseil d’administration au mois de juin 2010. La direction nous a dit que le collège avait été choisi comme établissement pilote. Nous avons émis des réserves car nous étions perplexes. Nous avons demandé le contenu exact. En fait, personne ne sait vraiment. » Elle poursuit : « C’est quand même grave que l’éducation nationale nous jette un programme comme ça. Le programme dit “faites de l’innovation”. En gros, c’est “débrouillez-vous sur place”. C’est comme s’il avait absolument fallu trouver une idée. C’est tombé sur la suppression des notes en 5e... Ça aurait pu être autre chose. N’importe quoi pourvu que ça soit innovant. »

Le dispositif CLAIR repose sur trois piliers. Il demande aux équipes de faire preuve d’innovation. Il crée un nouveau poste au sein des établissements, le préfet des études, une sorte de « coach » responsable pédagogique et éducatif d’un niveau. Enfin, le système rompt avec le mode d’affectation traditionnel des enseignants en donnant aux chefs d’établissements la possibilité de recruter leur personnel sur profil. Il revient tout de même au rectorat de valider le choix.

Marc Douaire, président de l’Observatoire des zones prioritaires, ancien instituteur et directeur d’école de ZEP à Nanterre, s’interroge : « L’innovation pédagogique, c’est très bien mais il y a déjà, dans la loi Fillon de 2005, un article qui met en avant le droit à l’expérimentation et à l’innovation. Les établissements s’en sont déjà largement emparés. Le préfet des études ? Nous ne savons pas quelle est sa place exacte, celle d’un CPE ou d’un conseiller d’orientation ? Fait-il partie de l’équipe d’enseignants ou de la direction ? De plus, il existe déjà le conseil pédagogique qui doit remplir les mêmes missions. »

Au collège République de Nanterre, un des deux CPE s’est porté volontaire pour être préfet des études, il s’occupe plus spécifiquement d’une dizaine d’élèves qui ont des difficultés scolaires et/ou familiales. Les notes ont été supprimées pour les élèves de 5e, ce qui de l’avis d’Ana Masdoua, la représentante des parents, a été contre-productif : perturbant les bons élèves et ne remotivant pas ceux qui ont le plus de difficultés. Concernant le volet recrutement, il a simplement permis de fixer trois enseignants remplaçants sur le collège.

A la rentrée prochaine, CLAIR s’élargit aux écoles et devient ECLAIR (Ecoles, collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite). Jean-Michel Blanquer, directeur général de l’enseignement scolaire, l’a annoncé mi-janvier. Sur Nanterre, les quatre écoles rattachées au collège République basculeront donc en septembre 2011 dans le dispositif. « Nous ne comprenons pas où nous allons. Le nouveau dispositif n’est pas clair du tout, explique une enseignante à trois ans de la retraite, travaillant dans une de ces écoles. Nous sommes inquiets pour nos élèves. »

Ces écoles du premier degré sont situées dans le Petit Nanterre, un quartier qui fut, dans les années 1950, tristement célèbre pour abriter l’un des plus grands bidonvilles de la région. Aujourd’hui, 86% du parc d’habitations est constitué de logements sociaux, le taux de chômage est de 30,1% (Insee/Anpe) et le taux de scolarisation des 16-24 ans y atteint péniblement les 56,3%.

Ce fut aussi une des premières ZEP de France. « Aujourd’hui, on nous impose une politique du résultat, de l’évaluation. Nous avons moins de latitude pour faire des projets innovants, ce qui est pourtant le cœur du métier en ZEP », explique la même enseignante. « Ce flou sur l’avenir des ZEP est destructeur et nuisible pour les équipes, déplore une directrice d’école du même quartier. Nous avons besoin de mettre cette énergie au service des élèves et de leurs familles. »

Logé dans l’impressionnante tour de la préfecture de Nanterre, l’inspecteur d’académie des Hauts-de-Seine, Edouard Rosselet, se perd aussi dans les classifications de ses établissements : « J’ai demandé un récapitulatif parce que j’avais du mal à m’y retrouver. C’est vrai que c’est complexe », dit-il en souriant.

« L’inspecteur d’académie : Les écoles viennent d’être incluses dans le dispositif ECLAIR. Nous attendons surtout un fonctionnement en réseau entre les écoles et les collèges, nous souhaitons que les échanges soient encore plus approfondis. Il s’agit essentiellement de créer un sentiment d’appartenance à une démarche commune.

Mediapart : C’est ce qui existait déjà dans les Réseaux ambition réussite et les Réseaux de réussite scolaire...

L’inspecteur d’académie : Bien sûr, bien sûr.

Mediapart : C’est un renforcement ?

L’inspecteur d’académie : Oui, un renforcement.

Mediapart : Une étiquette de plus ?

L’inspecteur d’académie : Moi, je ne dirais pas ça comme ça. Nous sommes en train de cibler des établissements confrontés à une grave difficulté pédagogique. »

Le dispositif ECLAIR, appliqué à la rentrée 2011 aux quatre écoles du Petit Nanterre, semble donc n’avoir de nouveau que le nom. En attendant, les moyens traditionnels alloués à l’éducation prioritaire ne cessent de baisser.

Assèchement des moyens

Car tous les collèges de Nanterre, à l’exception d’un seul, voient diminuer leur nombre d’heures d’enseignement alors que leur nombre d’élèves ne baisse pas, ou pas de façon significative. Jusqu’à présent les collèges dépendant de l’éducation prioritaire (hors ECLAIR) bénéficiaient d’une enveloppe d’heures majorée de 10%. Cette majoration passe à 8% à la rentrée prochaine.

Dans certains établissements, la marque de fabrique des ZEP, les effectifs réduits, n’est plus de mise. « L’an prochain les effectifs seront relevés à 25 élèves partout sauf en 3e, explique une professeur d’histoire-géographie, au collège Victor-Hugo depuis huit ans. C’est difficile en ZEP de bien faire fonctionner une classe de 25. » En France, le nombre moyen d’élèves par classe au collège est de 24,1 (année 2009-2010).

« L’éducation prioritaire est devenue une coquille vide, poursuit-elle. Que fait-on pour les cités ? Pour l’intégration de tous dans la société ? C’est particulièrement écœurant de voir qu’on est prêt à sacrifier la réussite d’une partie des jeunes. »

Les établissements de Nanterre souffrent aussi de la disparition des postes des RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) : enseignants spécialisés et psychologues, essentiels pour améliorer le climat scolaire dans les écoles difficiles. « Les besoins sont criants et pourtant il y en a de moins en moins », s’indigne une enseignante d’école maternelle qui travaille depuis trente ans à Nanterre.

« La diminution des moyens RASED est spectaculaire sur l’ensemble de la ville, décrit Marie-Claude Garel, conseillère générale des Hauts-de-Seine et directrice de l’école Anatole-France de Nanterre. En l’espace d’un an, entre 2009 et 2010, on a perdu la moitié des postes de maîtres E sur ma circonscription. Et sur l’autre circonscription de Nanterre, tous les postes G ont été gelés. » Les maîtres E travaillent sur les apprentissages, les maîtres G sur les problèmes de comportement et d’adaptation à l’école.

« Personne ne songe à nier que l’éducation nationale perd 16.000 postes à la rentrée 2011. Personne, explique Edouard Rosselet, inspecteur d’académie des Hauts-de-Seine. Chaque académie doit contribuer à l’effort. C’est vrai que l’éducation prioritaire participe d’une certaine manière à cet effort. »

Au début de l’année, une liste éditée par le rectorat de Versailles a jeté le trouble parmi les syndicats. Cette « liste des collèges appelant une attention particulière » regroupe une soixantaine d’établissements dans l’académie. Etablie après un tri des collèges selon le pourcentage d’élèves appartenant à des « Professions et catégories socioprofessionnelles » défavorisées, elle laisse penser à un recentrage des moyens sur des établissements ultra-prioritaires, quelles que soient leurs étiquettes antérieures.

Cinq établissements des Hauts-de-Seine y figurent dont un seul de Nanterre. « Il ne faut pas en conclure que l’éducation prioritaire va se résumer à ces cinq collèges-là, explique Edouard Rosselet, inspecteur d’académie. Effectivement, ces cinq-là vont être particulièrement bien suivis. Mais les autres aussi. »

« Le gouvernement renonce à l’ambition d’une réussite scolaire pour tous, estime Zacharia Ben Amar, adjoint socialiste au maire de Nanterre chargé de l’éducation. La suppression de la carte scolaire a déstabilisé le système et a détérioré le lien entre parents et école. L’école est devenue un simple produit. »


Besoin de reconnaissance

Devant la fonte des moyens, les personnels parlent d’« abandon », de « manque de reconnaissance » voire de « mépris » de la hiérarchie. Car, sur le terrain des problèmes de disciplines et de difficultés scolaires se posent toujours de façon aiguë. Et l’indemnité de quelque 90 euros par mois pour les enseignants qui travaillent en ZEP/REP paraît bien dérisoire.

Christophe Gallois-Montbrun enseigne depuis huit ans l’histoire-géographie au collège Victor-Hugo. Attaché à l’établissement et à ses élèves, il a déménagé de Paris pour s’installer à Nanterre, et anime le club théâtre de son établissement. Ce qui lui pèse, c’est surtout l’annonce des suppressions de postes. « On nous dit que partout les moyens baissent, qu’il faut l’accepter chez nous au titre de l’équité. On nous sert qu’il faut faire mieux avec moins. Ce qui sous-entend qu’avant, nous avions beaucoup de moyens et que nous faisions mal notre travail... Parfois les discours nous renvoient en pleine figure une image très négative de notre travail. »

Un mépris qui peut aussi se lire sur les murs. Le lycée Joliot-Curie, seul lycée général et technologique de Nanterre, construit à la fin des années 1950, donne de sérieux signes de délabrement. « Les canalisations fuient, on manque de chauffage... détaille Frédéric Bailleux, professeur d’anglais à Joliot-Curie depuis 1999. J’ai l’impression que la vitesse de rénovation des lycées est corrélée avec les origines sociales du public accueilli. Ça fait des années qu’on entend parler de rénovation. Les travaux n’ont pas encore commencé. »

Ghettos scolaires

Les familles, elles, semblent redoubler d’énergie pour éviter les établissements réputés difficiles. Certains élèves partent vers le privé ou vers les établissements de Rueil-Malmaison, Puteaux, Courbevoie, au risque de renforcer le phénomène de ghettoïsation des établissements de Nanterre.

Les décisions de la famille de Nadia G. illustrent le dilemme des classes moyennes pour la scolarité de leurs enfants. La jeune femme aujourd’hui âgée de 21 ans et étudiante en 4e année de droit à la faculté de Nanterre a fait toute sa scolarité dans les établissements publics de Nanterre. « C’est vrai que c’était parfois mouvementé au collège et au lycée, mais ça ne m’a pas perturbé. » Son frère a pris un autre chemin. Ses parents qui s’inquiétaient de la détérioration des conditions de travail ont décidé de l’inscrire dans un collège privé des Yvelines. Puis, par le jeu des options, il a poursuivi ses études dans un lycée de Rueil-Malmaison « qui a meilleure réputation ».


« Affichage »

« Dans beaucoup de quartiers de Nanterre, les difficultés sociales perdurent, se compliquent, se concentrent, analyse Jean-Pierre Baills, secrétaire départemental du Sgen-CFDT. On l’a vu dans les années 2000 avec la précarisation des emplois, la fragilisation des familles, la violence des quartiers... C’est difficile à gérer pour les collègues dans les écoles. »

Dans ce contexte, l’expérience CLAIR/ECLAIR paraît inadaptée. Et l’annonce de sa généralisation aux écoles et à d’autres collèges et lycées pour la rentrée 2011 n’a été précédée d’aucun bilan. Cela avait été pourtant promis par le ministre de l’éducation nationale. « Ce n’est ni raisonnable, ni responsable, tonne Marc Douaire. Luc Chatel donne des signes de brouillage aux équipes, à la hiérarchie, aux parents, à l’opinion publique. C’est remettre en cause des choses qui marchent pour se lancer dans un dispositif voué à l’affichage dont le seul but est de dire, dans la perspective 2012, que les établissements, comme des entreprises, ont un patron qui peut recruter. C’est une illusion dans l’éducation prioritaire. »

Le président de l’Observatoire des zones prioritaires plaide pour un approfondissement des RAR dont le bilan national publié en janvier a été encourageant : amélioration, en moyenne, des résultats en mathématiques et en français des élèves de ces établissements RAR, émergence d’une culture professionnelle commune, adoucissement du passage école/collège. « On aurait pu s’attendre que le ministre de l’éducation, de façon rationnelle, prenne appui sur ces résultats et s’engage pour consolider cette expérience et diffuser les bonnes pratiques. »

Il faut alors se souvenir de Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’intérieur, proposant le « dépôt de bilan des ZEP », à la suite à l’embrasement des banlieues, fin 2005.