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« Son Excellence l’excellence » : radiographie d’une imposture (1/2) - Pascal Maillard, Le blog de Médiapart, 17 février 2011

jeudi 17 février 2011, par Laurence

Professeur à l’Université de Strasbourg, membre de Sauvons l’université et du groupe de recherche POLART (Poétique et politique de l’art), Pascal Maillard décortique les faux-semblants de la politique « d’excellence » proférée tous azimuts par Nicolas Sarkozy, et décrypte les mécanismes de privatisation de l’éducation et de la recherche qu’elle déguise.

« Ce brain drain à l’envers sera construit sur un processus bottom-up et ouvert »- phrase extraite d’un projet « Initiative d’excellence ».
« L’excellence, c’est le meilleur »- Valérie Pécresse
« La République, elle est dans l’excellence »- Nicolas Sarkozy

Trop, c’est trop ! Je prends la plume pour dénoncer une immense imposture : un langage, une idéologie, une politique sont en passe de devenir une formidable machine à broyer l’intelligence. Nos élites en sont les promoteurs, nos nouveaux managers de la science les sectateurs zélés, notre Président l’initiateur. Les chercheurs et les universitaires connaissent bien le nouveau dieu qu’on leur impose : il est en train de changer les conditions d’exercice de leur mission, la conception même de leur métier et l’ensemble du paysage universitaire.

Les citoyens connaissent un peu moins cette idole, même si le concert qui l’accompagne commence à faire entendre sa petite musique dans les médias, l’espace social et surtout l’ensemble des fonctions publiques. On nous en rebat tant les oreilles que le mot et la chose virent au phénomène de société. Publicité vue pour des appartements résidentiels à la campagne : « Vivez l’excellence ! ». Discours entendu de notre Président adressant ses voeux au monde de la culture et de la recherche, avec son art consommé du double sujet : « La République, elle est dans l’excellence ».

Il est temps d’ausculter l’objet de ce nouveau culte. Faire l’autopsie de l’excellence est en effet une urgence si on ne veut pas, d’ici peu de temps, faire celle de la recherche et des universités françaises assassinées par un pauvre mot, un petit mot aux conséquences incalculables. Assassinée par un mot et la chose que cache le vide apparent qu’il cache. Et ce n’est pas là pur jeu de l’esprit : l’analyse qui suit n’est pas faite pour rire. Elle s’inspire de l’étude très documentée publiée récemment par SLU (Sauvons l’Université !) et qui mérite une lecture attentive : « A propos d’indécence. La politique budgétaire de l’ESR en débat ». Elle a été écrite dans ses marges et la présuppose, d’une certaine façon. Si elle parvient à déciller quelques regards, peut-être n’aura-t-elle pas été vaine. L’humour y a aussi sa place, tout comme la faculté d’indignation : elles aident à vivre et penser, en ces temps de détresse et de grande destruction.

L’excellence frénétique

L’excellence à la cote au Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il n’est pas le seul, mais s’il est un ministère de l’excellence, c’est bien celui-là. Il affiche depuis trois ans un même objectif, constamment répété : faire de la recherche et des universités une priorité nationale, pour enfin « rivaliser avec les meilleures universités mondiales », selon une formule inaugurale de Nicolas Sarkozy, déclinée à souhait par sa Ministre la plus constante, la plus dévouée et la plus « durable » du quinquennat. La politique d’excellence doit donc signer l’entrée de la France dans la compétition mondiale de la recherche, dans l’ère de la « performance », dans cette « économie de la connaissance » qui rime si bien avec « excellence ».

Toutes les réformes initiées depuis 2007, conduites au pas de charge et dans la plus grande précipitation, seront donc sous le sceau de l’excellence, selon la volonté de notre président. Que l’on juge de la surface que prend cette grande déclinaison de l’excellence dans le domaine de l’Enseignement supérieur et de la recherche : aux « Campus d’excellence » ont succédé les « Initiatives d’excellence », chargées de faire naître des « pôles d’excellence » ; les enseignants-chercheurs sont désormais évalués pour toucher leur « Prime d’excellence scientifique » (PES) ; des « chaires d’excellence » sont promises aux meilleurs chercheurs mondiaux ; les étudiants ne sont pas en reste puisqu’ils bénéficieront de « formations d’excellence », de « diplômes d’excellence » et même de « licences d’excellence » ; les bienfaits du Grand emprunt se déclinent enfin en trois vagues d’appels à projets : les « Equipements d’excellence », les « Laboratoires d’excellence » et les « Initiatives d’excellence ».

L’ensemble du dispositif définit la « Politique d’excellence » du gouvernement en matière de recherche et d’enseignement supérieur. La France qui pense et qui cherche vit depuis un an au rythme frénétique de sa « Polex » : elle a désormais son « EX » comme Polytechnique a son X. Des linguistes facétieux du Ministère ont même suffixé le préfixe pour inventer les acronymes des trois appels à projets : LabEX, EquipEX et IdEX. « Inex », plus naturel, n’a pas survécu, probablement en raison de sa suggestivité (inexact, kleenex...). Quoi qu’il en soit, un jury international rendra les arbitrages de ces trois concours qui permettront d’attribuer la manne du Grand emprunt sous le contrôle de l’ANR (Agence nationale de la recherche) et un évident pilotage ministériel.

L’excellence contagieuse

En plus d’être généreuse, l’excellence est contagieuse. Elle prodigue ses vertus dans tout le système éducatif, à commencer par les « internats d’excellence ». Ce gadget présidentiel fort coûteux (200 millions d’euros), mis en place à la rentrée 2010, doit attirer -sélectionner, faudrait-il dire- les élèves les plus « méritants » qui bénéficient d’un encadrement exceptionnel (un adulte pour trois élèves au collège-lycée du Sourdun) alors que la majorité des établissements subissent les saignées de réductions massives de postes et que la France est désormais classée dernière des pays de l’OCDE pour le taux d’encadrement des élèves : 6,1 enseignants pour 100 élèves/étudiants quand la Grèce et le Portugal atteignent 9 pour 100 (télécharger en pdf).

Mais l’excellence est aussi promise aux élèves qui n’auront pu rejoindre les « universités d’excellence » (unEX, universEX, universitEX ?) via la passerelle des « internEX ». Notre président ne voulait-il pas faire récemment de l’apprentissage une « filière d’excellence » ? Il paraît même que les jardins d’enfants vont devenir des jardins d’excellence. On y parlera anglais dès 3 ans, nous promet Luc Chatel. Avec des machines et non des hommes, bien sûr ! Les ordinateurs sont plus performants et plus rentables que le millier d’enseignants de langue que le Ministère supprime dans le primaire. On parlera bientôt « globish » de la maternelle à l’université où l’excellence importe massivement et à la vitesse grand V le « business-English ».

Nul doute que nos Recteurs auront à cœur de mettre en musique cette très excellente politique. Il sont depuis peu stimulés par une augmentation de leur « prime au mérite » qu’on a eu l’intelligence de ne pas baptiser « prime d’excellence », même si le montant frôle l’indécence en ces temps de crise (elle pourra atteindre 22 000 euros) et contribuer à provoquer un courageux retour de palmes académiques. Certes, c’est bien moins que les Présidents d’université (jusqu’à 40 000 euros) ou que certains Préfets (jusqu’à 60 000 euros), mais on n’est pas loin d’une prime de compétitivité équivalant mensuellement à deux smics.

Cette politique des primes n’est pas seulement scandaleuse en période de restriction budgétaire et de paupérisation croissante des classes sociales les plus défavorisées. Elle révèle la logique même de cette excellence très particulière que le gouvernement infuse dans tous les services publics : s’assurer de la plus grande efficacité ainsi que de la soumission politique des hauts fonctionnaires au moyen de primes qui dépendent d’une évaluation quantitative, et plus précisément d’un rendement. Parmi les critères de l’évaluation il est tenu compte, on le sait, du nombre de reconduites à la frontière pour les excellents Préfets, de la bonne gestion des suppressions de postes d’enseignants pour les Recteurs et de l’application efficace des réformes de l’autonomie pour les Présidents d’université. Et quand tous ces excellents serviteurs de l’Etat seront malades d’avoir trop bien travaillé, ils iront se faire soigner dans ces nouvelles « usines à soins » que deviennent les hôpitaux publics, où les infirmières sont soumises à la déshumanisation du rendement et du travail à la chaine.

C’est que la politique de l’excellence est d’abord une politique du chiffre. Plus une seule fonction publique territoriale ou d’Etat n’échappe à cette rationalité comptable, assise sur un fantasme de pure objectivité, gage d’efficience et de performance. Le discours présidentiel sur le qualitatif est une tromperie : l’excellence n’est que le paravent publicitaire d’une gestion des quantités, qu’elle relève des masses salariales ou de la performance individuelle des personnels.

L’excellence présidentielle

Le Grand emprunt cache la plus grande braderie de ce début du 21ème siècle. Son arme aura été dans un premier temps une immense supercherie, un mensonge d’Etat, sorti tout droit de la bouche de notre Président, et martelé à souhait : la recherche française est « médiocre, médiocre ! ». Il faut donc la réformer en profondeur. On se souvient du discours du 22 janvier 2009 qui avait indigné toute la communauté universitaire, et plus encore les chercheurs du CNRS. Il faut prendre le temps de relire ce discours (ici) et aussi de le voir, dans un montage qui a encore plus de sens aujourd’hui qu’il y a deux ans (ici). Une communication mensongère est parvenue à convaincre de cette « médiocrité » une large partie de l’opinion publique et une frange non négligeable des chercheurs eux-mêmes. Après la rhétorique de stigmatisation et de culpabilisation des chercheurs, après l’argument mensonger de la médiocrité de nos laboratoires et de nos organismes, il suffisait très logiquement et très efficacement d’embrayer sur le discours, la communication et la politique de l’excellence. La mise en rapport des trois citations disposées en épigraphe de ce billet d’humeur allégorise à elle seule l’inanité de l’excellence qu’on nous impose : importation irréfléchie et placage d’un modèle managérial inadapté dans une novlangue, tautologie creuse, valorisation idéologique d’une notion impensée.

L’excellence, avant d’être un projet politique pensé par et pour le service public, conçu dans l’intérêt général, est l’idéologie d’un capitalisme financier et de ce nouveau libéralisme autoritaire qu’incarne Nicolas Sarkozy. La mondialisation est son alibi, l’« économie de la connaissance », sa justification et le Traité de Lisbonne sa caution européenne. De nombreux articles de Mediapart ont montré comment et à quelles fins Sarkozy privatise, compulsivement ou méthodiquement, la justice, les médias, la gestion du chômage, l’ensemble des services publics de l’Etat. L’excellence est le mot par lequel il privatise en ce moment même la science française avant d’opérer demain la privatisation de la Sécurité Sociale. Le président ne défend pas, n’a jamais défendu, l’intérêt général. Il défend des intérêts strictement économiques, et plus précisément les intérêts d’un secteur privé essentiellement limité aux grands groupes industriels et financiers. Le sujet est effectivement, comme il le dit lui même, « considérable ».Les profits des entreprises et des actionnaires ne le seront pas moins.

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