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Enquête sur les intellectuels contestataires - Le Monde diplomatique de janvier 2011

mercredi 5 janvier 2011, par Laurence

Voici le début de trois articles du dossier du Monde Diplomatique de janvier 2011, que l’on peut acheter en kiosque.
- "La pensée critique dans l’enclos universitaire" - Pierre Rimbert
- "Dans la caverne d’Alain Badiou" - Evelyne Pieiller
- "Les universités françaises dans la tourmente des réformes" - Christophe Voilliot

Bonne annex !

La pensée critique dans l’enclos universitaire - Pierre Rimbert

De plus en plus décrié en raison des dégâts qu’il occasionne, le système économique suscite manifestations populaires et analyses érudites. Mais aucune théorie globale ne relie plus ces deux éléments en vue de construire un projet politique de transformation sociale. Les intellectuels critiques n’ont pourtant pas disparu. Que font-ils ? Les institutions qui les forment et les emploient leur permettent-elles encore de concilier culture savante et pratique militante ?

Des rues noires de monde, des slogans offensifs, des chants au poing levé, des directions syndicales dépassées par leurs bases. Le combat social de l’automne 2010 contre la réforme des retraites aura mobilisé plus de manifestants qu’en novembre-décembre 1995. Cette fois, pourtant, nulle controverse opposant deux blocs d’intellectuels, l’un allié au pouvoir et l’autre à la rue, ne vint troubler la bataille. Quinze ans auparavant, en revanche...

Un hall bondé de la gare de Lyon, des banderoles, des visages tournés vers un orateur qui ne parle pas assez fort. Le sociologue Pierre Bourdieu s’adresse aux cheminots. « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public. » Un intellectuel français de réputation internationale aux côtés des travailleurs ? Scène devenue insolite depuis les années 1970. Ce mardi 12 décembre 1995, deux millions de manifestants ont défilé contre le plan de « réforme » de la Sécurité sociale et des retraites porté par le premier ministre, M. Alain Juppé. La grève installe un climat où l’inconnu se mêle aux retrouvailles. Car revoici le salariat, dont philosophes, journalistes et politiques avaient cru riveter le cercueil lors des restructurations industrielles des années 1980. Et revoilà des chercheurs critiques, décidés à mener la bataille des idées tant sur le terrain économique que sur les questions de société.

Deux pétitions aux tonalités antinomiques révèlent alors une fracture du monde intellectuel français. La première, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », salue le plan Juppé, « qui va dans le sens de la justice sociale » ; ses signataires se recrutent par cercles concentriques au sein de la revue Esprit, de la Fondation Saint-Simon, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, plus généralement, d’une gauche ralliée au marché. L’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » réunit de son côté chercheurs, universitaires, (...)

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Dans la caverne d’Alain Badiou - Evelyne Pieiller

Alors que l’idéal communiste semblait périmé, un philosophe qui s’en réclame trouve un écho remarquable, y compris à l’étranger. Or Alain Badiou, qui interroge les conditions de l’égalité véritable, affirme la nécessité d’une rupture radicale avec le consensus démocratique.

De Philosophie Magazine en « cafés philo », il y a déjà quelque temps que la philosophie sort de sa tour d’ivoire pour redonner sens à l’entreprise de vivre. D’abord requise dans le domaine rarement compromettant de la morale, elle l’est aujourd’hui aussi dans le champ politique. Signe des temps, des brèches cherchent à s’ouvrir dans l’impuissance mélancolique suscitée par le fameux duo loi du marché — fin des idéologies.

Rien d’étonnant donc au retour de la question de l’engagement, que corrobore le regain de curiosité pour Jean-Paul Sartre ou Albert Camus. En revanche, au-delà de la séduction exercée par la vigueur pamphlétaire du bref De quoi Sarkozy est-il le nom ?. le retentissement des œuvres récentes d’Alain Badiou était peu prévisible : non parce que s’y exprime une critique du capitalisme — ce n’est plus une anomalie en nos temps perturbés —, mais parce que celle-ci est reliée à un éloge du communisme, «  ce vieux mot magnifique », selon ses termes, que l’histoire semblait avoir rendu synonyme d’échec et de despotisme. Le rayonnement actuel de Badiou indiquerait donc que les invocations à la moralisation du système ne suffisent plus, mais que le combat contre la résignation se cherche des rêves et des armes. Reste à examiner ce qui fonde cette alternative radicale dont il est aujourd’hui, de pair avec son grand interlocuteur Slavoj Žižek, l’énonciateur reconnu.

Badiou n’entend pas définir un programme, mais user de la philosophie comme d’une « puissance de déstabilisation des opinions dominantes », et en imposer la « pertinence révolutionnaire » en démontrant tout d’abord le « lien interne entre le capitalisme déployé et la démocratie représentative ». Parce que cette dernière admet « des adversaires, mais pas d’ennemi », personne ne peut « y être porteur d’une autre vision des choses, d’une autre règle du jeu que celle qui domine » — c’est-à-dire le respect des libertés individuelles, dont celle d’entreprendre, d’être propriétaire, etc. (...)

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Les universités françaises dans la tourmente des réformes - Christophe Voilliot

Le propre d’un tiers parti est d’arriver à la fin de la bataille sans jamais parvenir à en influencer l’issue. Tel a été le destin des signataires de l’appel « Refonder l’université française » (Le Monde du 14 mai 2009). Repris dans un livre récent. leur constat s’impose : c’est bien la dualité du système français qui explique la paupérisation des universités et la réussite concomitante des grandes écoles et de l’enseignement supérieur court (instituts universitaires de technologie [IUT] et brevets de technicien supérieur [BTS]). C’est bien la lente dégradation des conditions de travail qui constitua le terreau de la mobilisation des enseignants au cours de l’hiver et du printemps 2009.

Peut-on, pour autant, suggérer que toutes les réformes entreprises depuis vingt-cinq ans, du projet, retiré, de loi Devaquet en 1986 à la loi sur l’autonomie de 2007, ont été vidées de leur contenu par une cogestion malsaine entre l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) et les ministères successifs ? Peut-on croire un seul instant que seuls les « grands universitaires » (des professeurs, comme il se doit) seraient à même d’exercer des « responsabilités particulières » au sein des établissements ? Ce serait faire preuve d’un mépris hors de propos à l’encontre de tous ceux — parmi lesquels environ cinquante mille précaires — qui contribuent à maintenir vaille que vaille la réalité d’un service public de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Est-ce la crispation mandarinale vis-à-vis d’un public étudiant qui serait devenu socialement et culturellement étranger aux professeurs (...)