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Retour sur le conflit des Universités en 2009 Entretien avec Bernard Paulré, Sophie Poirot-Delpech et Kamel Tafer - blog Changement de société, 3 septembre 2010

dimanche 5 septembre 2010, par Laurence

NB : cet entretien publié (ou republié ?) sur le blog "Changements de société" le 3 septembre semble avoir été réalisé en juin ou juillet 2009. En témoignent la présentation et le rapport à la temporalité du mouvement exprimés par certaines appréciations.

Le conflit des universités en 2009 a été une bataille dont on a sous estimé les enjeux et surtout la manière dont son échec préfigure une stratégie globale qui s’opère dans le cadre européen, alors même que celui-ci apparait de plus en plus comme une illusion en tant que projet mais une réalité dans la recomposition des sociétés nationales vers la privatisation et le marché. Il y a quelque chose qui heurte la raison dans cette course épedue à mettre en place un marché de l’enseignement, comme aujourd’hui un « marché des retraites » alors même que la crise passée par là témoigne de l’effondrement réel d’un tel projet. Le fond de l’affaire est partout la mise en place d’un projet qui s’accélère alors même que sa cohérence sociétale s »effondre et des mouvements sociaux battus dans leur résistance. C’est un paradoxe qui mérite d’être interrogé et qui porte un nom : l’absence de perspective politique qui se traduit en autre par un isolement sectoriel et que l’on croit vaincre par l’appel souvent incantatoire à la grève générale. Mais revenons sur l’analyse de ce conflit riche d’enseignement y compris dans ses échecs.

Depuis plusieurs années, un vaste projet de réforme des universités européennes tend, sous prétexte d’accroître leur autonomie budgétaire et l’insertion des étudiants dans la « vie active », à augmenter leur contrôle par l’état et leur soumission à la rationalité économique, et à faire de chaque enseignants-chercheur, et de chaque étudiant, un « entrepreneur de soi-même ». Kamel Tafer, Bernard Paulré et Sophie Poirot-Delpech, trois participants du mouvement qui anime depuis trois mois l’Université française, répondent aux questions d’Antonella Corsani
 [1] et éclairent les enjeux, les limites et les devenirs possibles de cette lutte.

Contenu et sens des réformes


Antonella Corsani (A. C.)
 : Depuis cinq ans, plusieurs réformes ont visé à la refonte radicale de l’Université, non sans susciter réactions et mobilisations des étudiants et du personnel Biatoss. Cette année, pour la première fois, le mouvement de grève a été initié par les enseignants-chercheurs, et s’est inscrit dans la durée. La réforme de leur statut, défini par le décret de 1984, a été le fait déclencheur majeur de ce mouvement, mais leurs revendications dépassent largement le seul refus de cette réforme. Je pense notamment au rejet du projet de mastérisation de la formation des maîtres et des professeurs du secondaire, du contrat de formation doctorale et, plus fondamentalement, de la loi LRU. Le mouvement des universitaires rejoint par ailleurs celui des chercheurs, menacés par le démantèlement du CNRS. Quel est le fil qui relie l’ensemble de ces réformes, depuis celle du LMD jusqu’aux plus récentes d’entre elles ?

Kamel Tafer (K. T.) : À travers l’Accord général sur le commerce et les services, nous assistons à une offensive mondiale capitaliste visant à faire passer le domaine des services publics de l’éducation (mais aussi ceux de la santé, de l’énergie…) du domaine non marchand à la sphère marchande, dans l’optique de créer et de conquérir de nouveaux marchés, et donc d’accroître le profit des possédants. Une des premières concrétisations de ce projet économique mondial est, en Europe, le processus de Bologne dont le but est de libéraliser à tout point de vue l’Enseignement supérieur. Comme le dit si bien l’OCDE, les universités sont le cycle de l’enseignement par lequel il faut entamer la libéralisation de l’Éducation parce que le degré de résistance y est particulièrement faible (taux très peu élevé de syndicalisation des enseignants, absence de luttes…). C’est ainsi qu’on peut comprendre la vague de réformes dans l’Hexagone et dans les pays européens, à travers le LMD (Licence-Master-Doctorat) et les lois de privatisation des universités. La première réforme, le LMD, se voulait une loi d’harmonisation européenne des cursus et des diplômes, permettant davantage de mobilité dans le parcours universitaire des étudiants. Dans les faits, cette réforme a accru les inégalités entre les universités et entre les cursus universitaires (en appauvrissant et en entraînant la fermeture des filières de sciences humaines). Elle a aussi accordé l’autonomie pédagogique aux universités, avec toutes les dérives possibles (suppression de filières, non-reconnaissance de diplômes venant d’« universités poubelles »). La seconde réforme, telle que la LRU en France, se veut la suite logique du LMD. Elle attribue aux présidents d’université l’autonomie financière afin qu’ils décident du contenu de leur enseignement mais aussi de son financement (par des fonds publics, mais surtout, ce qui est nouveau, par des fonds privés, avec tous les risques d’ingérence de la sphère économique dans la définition du contenu de l’éducation dispensée et d’inégalité entre les filières selon leur intérêt du point de vue de la rationalité « économique »).

Bernard Paulré (B. P.) : Trois lectures complémentaires des réformes peuvent être proposées.

Première lecture : les réformes de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) sont le plus souvent justifiées à partir d’une priorité considérée comme une évidence première : la nécessaire modernisation des universités. Rappelons qu’en 2004, Luc Ferry présenta un projet de « loi de modernisation des universités » qui se heurta, déjà, à une très forte opposition. Le mot « modernisation » est devenu un slogan, et le discours sur la modernisation des universités est fortement incantatoire. Le problème est que l’on en explicite rarement le sens et la nécessité.

La modernisation est souvent comprise comme impliquant essentiellement la mise en place de systèmes de gestion « performants » et la poursuite d’objectifs liés à la situation économique. Elle se concrétise dans la mise en place de processus et de dispositifs permettant d’ancrer une culture du management. Les universités seront donc désormais gérées comme des entreprises. Cela n’est écrit tel quel nulle part, mais ressort clairement du renforcement de la dimension managériale des établissements : 1) mission est donnée au Conseil d’administration de chaque université d’élaborer, avec le président, une véritable politique générale ; 2) le nombre de membres du Conseil d’administration est sensiblement réduit, ce qui en fait un comité de réflexion et moins une chambre représentative de la diversité des acteurs de la communauté universitaire ; 3) les pouvoirs du président sont renforcés et étendus ; 4) il peut voir son mandat renouvelé une fois immédiatement, ce qui lui permet d’inscrire son action dans le long terme ; 5) il a la capacité de définir et d’appliquer une politique de « ressources humaines » s’articulant avec la politique générale de l’établissement ; 6) l’autonomie budgétaire des universités est renforcée : jusqu’à la loi LRU, une université ne disposait d’une autonomie budgétaire que sur à peu près 25 % du budget. Elle pourra désormais gérer 100 % de son budget, en particulier la part dévolue à la masse salariale .

Un nouveau système de répartition des moyens à l’activité et à la performance (système SYMPA ) est mis en place pour déterminer les dotations publiques dont bénéficieront les universités. Le principe d’un financement « compétitif » lié à leurs performances quantitatives est posé. Ce sont environ 20 % des crédits qui sont, au total, en 2009, alloués selon la performance, contre seulement 3 % en moyenne auparavant. Cette clé de répartition évoluera au cours du temps « afin de renforcer le caractère incitatif du dispositif ».

Le souci de « modernisation » cache mal la volonté de faire perdre aux universités et aux universitaires leur indépendance intellectuelle au profit d’une dépendance économique et financière vis-à-vis d’autres acteurs. Les universités sont mises au service d’un projet essentiellement économique : développer la compétitivité, soutenir l’innovation industrielle, améliorer et adapter la formation aux besoins des employeurs….

La « modernisation » est un alibi qu’aucune réflexion ne vient véritablement nourrir et justifier. Mais on sait que, finalement : 1) la place des disciplines critiques et des sciences humaines sera sensiblement réduite ; 2) l’influence syndicale sera diminuée ; 3) l’Université sera plus perméable, à tous les niveaux, dans toutes ses activités, aux intérêts économiques et à ce qui sera présenté comme des priorités économiques nationales ; 4) la flexibilité, la mobilité et la productivité sont des priorités promues comme des valeurs positives, naturellement légitimes, et « modernes » ; 5) la réduction des financements publics constitue un objectif important.

À tous les niveaux, le pilotage des universités repose sur des critères mesurables, objectifs. On baigne dans un positivisme élémentaire. Les divers classements et comparaisons (benchmarking), viennent nourrir en permanence la machine à évaluer et à piloter. Les critères d’appréciation qualitative semblent ignorés.

L’individualisation et la concurrence deviennent la norme au détriment de la coopération, centrale dans la production et la diffusion de ce bien commun qu’est la connaissance fondamentale. Les politiques scientifiques de long terme vont être soumises aux performances chiffrées immédiates et à un système d’évaluation dont on sait que, une fois lancé, il n’aura de cesse que de justifier son existence en réclamant toujours plus de moyens et de pouvoirs, œuvrant d’abord à son propre développement.

L’évolution des systèmes de gestion ainsi que l’autonomie financière et stratégique sont présentées comme des impératifs purement techniques, donc implicitement neutres. La réforme est en soi érigée en valeur. Bien entendu, lorsque Nicolas Sarkozy dit que les enseignants-chercheurs ne veulent pas se réformer, il travestit la réalité. Car c’est sa réforme que les universitaires refusent. Le problème est que, loin d’appeler au dialogue et à la recherche de transitions négociées, le chef de l’État se complaît dans la provocation, attisant le conflit et donnant le sentiment d’une détestation personnelle du monde universitaire et de la recherche (il suffit de penser à son discours du 22 janvier 2009 ).
En creux se lit une critique radicale du système républicain de la fonction publique de l’Éducation nationale, considéré comme bureaucratique, égalitariste vis-à-vis de ses agents, corrigeant insuffisamment les inégalités sociales, incapable d’évoluer et de s’adapter aux exigences du monde contemporain, mondialisé et concurrentiel, se heurtant au diktat des syndicats.

Bref, notion au contenu vague tant qu’elle n’est pas précisément explicitée et justifiée, la modernisation est posée comme un impératif naturel, neutre et, surtout, non contestable. De fait, celui-ci se manifeste concrètement au travers de la recherche de l’efficacité, de l’amélioration du management, de l’adaptation aux besoins de l’économie et de la « responsabilisation » budgétaire. Mais il ne s’agit que d’un premier niveau d’analyse. Pour être plus complet, il convient d’examiner maintenant en profondeur le sens des réformes proposées.

Seconde lecture : la politique universitaire, qu’elle soit française ou européenne, illustre le type de rationalité politique néolibérale et la mise en place d’une gouvernementalité nouvelle analysées par Michel Foucault (Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard, 2004 ; voir également les travaux de Christian Laval, dont L’Homme économique, Paris, Gallimard, 2007).

L’intervention gouvernementale néolibérale s’appuie sur une conception rationaliste et utilitariste des actions. Mais il s’agit d’un constructivisme. Le propos n’est pas de faire disparaître ce qui fait obstacle au soi-disant bon fonctionnement « naturel » du marché. Il s’agit de permettre l’avènement d’un marché et de créer les conditions pour que les acteurs agissent rationnellement et prennent les décisions dictées par la logique de l’intérêt personnel. L’État contribue à l’avènement du sujet néolibéral (le sujet-entrepreneur en somme) en créant le cadre institutionnel nécessaire à la production, par les acteurs, de comportements et de décisions rationnelles, c’est-à-dire reflétant, en chaque circonstance, les coûts et les avantages personnels en jeu.

Ainsi s’éclairent les réformes engagées dans le domaine de l’ESR. Il s’agit de mettre en place les systèmes de management et les procédures d’évaluation tels que chaque acteur (enseignant, étudiant, chercheur, agent administratif) soit incité à délibérer rationnellement des options qui s’offrent et à assimiler la logique de la performance à laquelle il doit se soumettre. La mise en concurrence systématique à tous les niveaux participe de ce procès de création d’un système conduisant, du fait de l’évaluation permanente, à faire adopter des conduites rationnelles par les acteurs et à les « responsabiliser ». Les enseignants-chercheurs (E.-C.) sont mis en demeure de modifier leurs comportements et de participer à la transformation du cadre institutionnel dans lequel se déroule leur vie professionnelle. Le rationnement et l’intensification des contraintes budgétaires ou financières constituent l’un des procédés (parmi les plus simples, sinon les plus grossiers) susceptibles d’inciter les acteurs à agir « rationnellement » et à toujours calculer les coûts et les rendements.
Le problème est que les personnels des universités sont confrontés à des injonctions paradoxales. Nicolas Sarkozy prétend accorder l’autonomie aux universités, or les universités et les universitaires n’ont jamais autant été l’objet de décrets, de circulaires, de contrôles administratifs que depuis cette annonce. C’est le grand paradoxe de cette rationalité politique néolibérale : l’État est mobilisé pour créer les conditions d’un fonctionnement et de comportements « rationnels » là où ils n’existent pas spontanément (et pour cause puisqu’il s’agit de biens et de services publics), et là où les intéressés eux-mêmes n’en veulent pas. La politique de Sarkozy repose donc sur une hypocrisie ou une aporie : forcer certaines institutions et certains acteurs à être autonomes de la façon dont il le souhaite. Voilà bien une injonction paradoxale : « Soyez autonomes ! Je vous l’ordonne et je vous dis comment y parvenir… »

On peut débattre de la question de savoir si la mise en place d’un marché de l’éducation correspond à un objectif fixé et atteignable. Ne serait-ce pas une utopie ? C’est un autre paradoxe de cette rationalité politique néolibérale. On met en place des contraintes et des dispositifs qui incitent les acteurs à se comporter rationnellement au sens de la théorie du capital humain, mais il n’existe pas véritablement de marché mis à part quelques zones de marché grises. D’abord, la place du secteur privé dans l’enseignement supérieur est faible (la plus importante étant occupée par le système consulaire – les Chambres de commerce – dans le domaine des sciences de gestion ). Ensuite, la part des activités de caractère contractuel (formation permanente) et des formations dont le prix est non régulé dans les universités est faible, ce qui ne veut pas dire inexistant. Des évolutions rapides sont déjà en cours. La mobilité des enseignants sur la base d’une rémunération négociée et, surtout, sur la base des conditions d’exercice de leur activité qui leur sont offertes commence seulement à apparaître.

La sélection est désormais le maître mot. L’objectif est d’instaurer la concurrence comme mode de régulation. En fait, ce sont des agences publiques qui prennent en charge l’évaluation (ANR, AERES, CNU…). Nous avons affaire à un substitut de marché, la régulation marchande étant remplacée par les jugements d’experts. Le grand paradoxe est que les évaluateurs ne sont pas évalués pour leur travail d’évaluation. De plus : ils ne lisent pas les travaux car ils évaluent les publications selon leurs supports et à partir de classements : ils tiennent compte principalement des articles publiés dans des revues répertoriées, notées (d’une à cinq étoiles par exemple) et classées. Ce qui est jugé, c’est le nombre d’étoiles cumulées pour une période donnée, par chaque E.-C. Ce n’est pas le marché qui contribue à mettre en place les nouvelles règles libérales. C’est en fait un régime d’opinion en partie conformiste et autoréférentiel. Nous allons vers une société scientifique d’opinion, contrôlée par des experts et divers « faiseurs » d’opinions. Dans un pays de taille moyenne où la communauté universitaire n’est pas considérable numériquement, on sait que le régime qui se mettra en place sera davantage oligopolistique que concurrentiel.

Une autre façon de caractériser cette forme d’évaluation permanente consistait, pour Foucault à souligner le rôle de « discipline indéfinie » que joue le benchmarking (voir à ce propos Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez !, Paris, Éditions du Croquant, 2009).

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[1Antonella Corsani est maître de conférences en économie à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et fait partie de l’équipe de recherche MATISSE du Centre d’économie de la Sorbonne. Elle travaille sur le capitalisme cognitif, le revenu garanti et « travail et précarité ». Elle a récemment publié, avec Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires.