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Démontage de l’Université, guerre des évaluations et luttes de classes - par Yves Citton, Changement de société, 31 août 2010

mercredi 1er septembre 2010, par Laurence

à propos de Christopher Newfield, Unmaking the Public University, de Guillaume Sibertin-Blanc et Stéphane Legrand, Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs, et de Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel.

L’histoire du démontage de l’Université publique américaine que propose Newfield permet par comparaison et anticipation de mieux situer les enjeux idéologiques et politiques des « réformes » que l’on voudrait imposer en France. Deux autres ouvrages récents invitent, selon Yves Citton, à chercher la vraie réforme en cours là où on ne l’attendait pas.

Qu’on y voie briller la promesse d’un avenir radieux (riche, innovateur, autonome) de nos vieilles Sorbonnes européennes, ou qu’on y fantasme l’asservissement définitif du savoir sous la coupe du néolibéralisme, la référence à l’Université américaine joue un rôle central dans les débats français sur la redéfinition de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ce rôle est invariablement leurrant, dès lors qu’on conjugue « l’Université américaine » au singulier – alors que ce qui caractérise la situation outre-Atlantique, c’est bien plutôt la juxtaposition détonante d’îlots paradisiaques et de misère endémique, d’initiatives admirables et de pressions inavouables. Les fantasmes américanophiles et américanophobes restent prisonniers de débats qui nous font répéter, avec vingt ans de retard, des erreurs depuis longtemps dénoncées comme telles outre-Atlantique. Pour sortir de ces ressassements d’arrière-garde, le mieux serait dès lors de prendre des nouvelles fraîches du front, tel que le décrivent ceux qui y combattent en première ligne.

De l’époque des compromis à l’âge de la guerre

Il se trouve que l’un d’eux vient de publier un ouvrage dense, puissant et précis, qui s’avère remarquablement éclairant dès lors qu’on projette ses enseignements sur la situation française. Christopher Newfield s’était fait remarquer en 2003 pour son Ivy and Industry, qui retraçait un siècle de collaborations conflictuelles entre les forces du business et celles de l’institution universitaire : à travers des tiraillements multiples, un équilibre précaire s’était établi entre, d’un côté, les exigences managériales du développement économique et, de l’autre, les ambitions humanistes du développement personnel – ce qui avait permis l’émergence d’une classe moyenne solidaire d’une culture d’« humanisme managérial » (p. 219). Cette formation de compromis a brièvement permis de concilier la soumission aux logiques organisationnelles et comptables de la gestion avec la préservation de zones de relative autonomie pour les disciplines académiques et les enseignants (p. 223). Une thèse sous-jacente à cette analyse historique est qu’à la fois l’Université et, en son sein, les Humanités ont « toujours eu pour enjeu un combat pour la puissance d’agir (agency) » (p. 14). Une autre thèse sous-jacente peint la classe moyenne « en guerre avec elle-même à propos de son attitude envers le marché » (p. 13).

Le nouvel ouvrage de Christopher Newfield poursuit cette histoire dans les développements qu’elle a connus au cours des vingt-cinq dernières années. Il ne prétend pas parler de « l’Université américaine » en général, mais des grandes universités publiques de recherche (financées par le budget des États). Bon nombre d’analyses portent sur les institutions de l’université de Californie (UC Berkeley, UC Santa Cruz, UC Santa Barbara, UCLA, etc.) que l’auteur connaît particulièrement bien puisqu’il y enseigne et qu’il a été amené à rédiger des rapports officiels à leur sujet. Or l’histoire qu’il retrace de démontage de ces universités publiques (Unmaking the Public University) se lit comme l’analyse précise et malheureusement prophétique du démontage actuellement en cours des universités publiques françaises. Avec vingt-cinq ans de retard, avec un histrion tondu dans le rôle du cow-boy reaganien, c’est la même stratégie d’attaque en ciseaux qui se répète dans les deux cas : l’Université publique est simultanément étranglée par des exigences comptables, qui étouffent sa capacité d’invention, et minée par un assaut idéologique, qui discrédite la validité intellectuelle du travail qui s’y opère.

Ce livre raconte donc le passage d’une époque de compromis (1880-1980) à un assaut ouvert (1980-aujourd’hui) contre une institution qui, en s’étant rapidement ouverte à de larges couches de la population (la « classe moyenne »), en arrivait à menacer la répartition des privilèges et des revenus. « En simplifiant quelque peu, on pourrait dire que les élites conservatrices, qui avaient été menacées par la montée, après la guerre, d’une majorité économique diplômée, ont remis cette majorité à sa place. Leur arme détournée a été les guerres culturelles (culture wars) livrées contre l’éducation supérieure en général, ainsi que contre les mouvements culturels progressistes dans les universités publiques qui fabriquaient et émancipaient les masses de la classe moyenne » (p. 5).

Guerres culturelles = guerres économiques

Christopher Newfield prend le contre-pied de toute une tradition « de gauche » qui ne veut voir dans les conflits soulevés autour de l’affirmative action ou du « politiquement correct » que des « distractions » identitaires ou rhétoriques, qui détournent l’attention des « vrais » problèmes « sociaux » (c’est-à-dire économiques). Il montre que « les guerres culturelles étaient des guerres économiques. Elles cherchaient à réduire les revendications économiques de leurs groupes-cibles – la majorité croissante des diplômés – en discréditant le cadre culturel qui avait en capacité ce groupe » (p. 6). En dénonçant les universités (à commencer par leurs facultés de sciences sociales et d’humanités) comme remplies d’intellectuels fanatisés, coupés de la réalité (économique) et enragés d’égalité tous azimuts (races, sexes, disciplines, valeurs culturelles), la droite américaine – accompagnée de ses vaillants choristes au sein de la « gauche » française – ajustait une cible particulièrement bien choisie : ses tirs convergeaient aussi bien sur des « minorités » en passe de composer bientôt ensemble la majorité quantitative de la population américaine que sur un cognitariat (knowledge workers) dont avait de plus en plus besoin la « nouvelle économie », et dont il aurait été ruineux (pour les marges de profit) de devoir satisfaire des exigences salariales à la hauteur de ses diplômes.

Une première partie du livre montre comment « l’émergence d’une classe moyenne non-conservatrice a pu être perçue comme une menace rampante et parfois choquante pour ceux qui étaient parvenus en position économiquement et politiquement dominante durant la guerre froide  » (p. 47). Christopher Newfield s’attarde moins à retracer les grands mouvements étudiants de la fin des années 1960 qu’à montrer comment toute une série d’essais émanant des milieux les plus respectables faisait de l’émancipation « postcapitaliste » du cognitariat diplômé des universités une inéluctable nécessité historique – depuis les thèses de John Kenneth Galbraith et les discours du très conservateur président de l’université de Californie, Clark Kerr, dans les années 1960, jusqu’aux théories managériales de Peter Drucker dans les années 1980, en passant par le Future Shock d’Alvin Toffler en 1970.

La deuxième partie du livre montre en détail comment think tanks et polémistes de la droite conservatrice ont inventé le « politiquement correct », comment ils sont parvenus à discréditer toute revendication d’égalité, à travers un tour de passe-passe idéologique qui a rendu l’égalité incompatible avec la prospérité économique, et comment le mot d’ordre de la « diversité » a été le complice néolibéral de la liquidation de toute exigence de justice sociale . Christopher Newfield reconnaît que « les attaques contre l’affirmative action ont relevé, en partie, d’une stratégie de diversion : le public aurait pu demander pourquoi les responsables de l’État n’avaient pas construit de nouveaux campus pour l’université de Californie durant les trente dernières années, alors même que la population de l’État avait doublé et que le revenu brut avait triplé » (p. 83).

L’« action affirmative » de la droite contre l’égalité

À un niveau plus profond, toutefois, toutes ces attaques culturelles contribuaient à « affirmer activement » (et à affermir substantiellement) « les politiques économiques inégalitaires de la droite » (p. 83). C’est bien l’affirmation ou la neutralisation du principe d’égalité qui a été au cœur des guerres culturelles et des guerres économiques de ces trente dernières années .

De diversions en renoncements et en confusions mentales, la classe moyenne s’est finalement trouvé être la première victime de la guerre qu’elle « mène avec elle-même à propos de son attitude envers le marché ». Faute d’avoir défendu le principe d’égalité en matière d’origine sociale et ethnique, faute de s’être distancés des attaques néoconservatrices contre « l’humanisme radical » promu par les départements de littérature et de sciences sociales, les membres de la classe moyenne « se sont retrouvés sans aucun remède contre la stratification sociale qui s’accentuait en leur sein même. Ayant largement coopéré avec les guerriers culturels, ils manquaient de la capacité culturelle qui leur aurait permis de critiquer un système universitaire qui exacerbait désormais les inégalités, alors qu’il avait tendu auparavant à les réduire » (p. 120).

Car ce sont bien des choix indissociablement culturels et économiques qui ont contribué à démonter les universités publiques du système californien. « Entre 1984 et 2004, alors que les financements par élève augmentaient de 26 % (en dollars constants) dans l’éducation primaire et que ceux des services sociaux augmentaient de 34 %, les dépenses consacrées aux prisons augmentaient de 126 %. La facture a de fait été payée par les financements des universités, qui déclinèrent de 12 % (en dollars constants) durant la même période » (p. 91). En observant les priorités culturelles et économiques des récents gouvernements français, les Californiens ne peuvent avoir qu’un mot à la bouche : « déjà vu » …

Cours accéléré de démontage politique (sous couvert gestionnaire)

La troisième partie du livre de Christopher Newfield est sans doute celle qui apporte le plus d’éléments pertinents pour mieux apprécier les enjeux actuels des évolutions françaises. Intitulée Market Substitutes for General Development, elle montre comment une certaine idéologie du business management a informé la gestion comptable des universités, au point de déformer leur fonctionnement réel et de miner les conditions d’accomplissement du travail universitaire. Comme l’indique le titre de cette partie, tous ces gimmicks de marketing ont surtout eu pour motivation de masquer et de servir de substituts secondaires à une paupérisation première, causée par la décision politique de diriger les fonds publics vers la construction de prisons, de stades ou d’autoroutes plutôt que d’universités.
De cette centaine de pages très riches – dont une traduction française serait particulièrement bienvenue –, je ne retiendrai qu’une série de capsules directement applicables à l’étranglement comptable imposé aux universités françaises (au nom de leur « autonomie » et de leur « responsabilité »). Comment procéder au démontage de l’Université publique et des humanités (en impliquant les universitaires dans la sape de leur propre institution) ? Petit cours accéléré en sept leçons :

L’étranglement comptable


Leçon n° 1
 : Réclamer une rigueur, une transparence et une « responsabilité » budgétaires (vouées à être suicidaires pour toute institution chargée de produire des biens intangibles). Le coup de maître – qui équivaut à lui tout seul à un coup de grâce – consiste à «  lancer des programmes de responsabilisation comptable (accountability) qui intensifient la surveillance des résultats financiers de l’Université » (p. 127). Traduction française : LRU, où « R » vaut pour responsabilité. Le coup est imparable parce qu’il paraît avoir le bon sens pour lui : qui pourrait donc se réclamer de pratiques budgétaires « irresponsables » ? Qui pourrait avoir peur de « la transparence » – sans se dénoncer du même coup comme un profiteur ou un malfrat ? Et pourtant, malgré son bon sens, une telle exigence est proprement suicidaire pour tout un pan de l’activité universitaire, dans la mesure où le « bien » qu’elle produit ne saurait être adéquatement mesuré. Comment quantifier ce que la société gagne à un bon cours de philosophie ou de littérature ? Comment compter le bénéfice des crimes qui n’ont pas été commis, des dépressions où l’on n’aura pas sombré, des bêtises qu’on n’aura pas faites, des sensibilités et des intelligences qu’on aura développées à l’occasion de tels cours ? De même, comment mesurer l’output d’une université de recherche, dès lors que « la valeur marchande de presque toute recherche socialement utile n’est qu’une fraction de la valeur sociale de cette recherche » (p. 206) ? Puisque rien de cela ne peut apparaître dans le budget, exiger la transparence comptable équivaut donc à condamner l’activité dont le produit passe à travers les mailles du filet gestionnaire. « L’Université est une institution à but non lucratif, ce qui veut dire qu’elle est destinée à dépenser de l’argent pour former des citoyens, des ingénieurs, des écrivains et les autres formes de ce qui est parfois appelé le « capital humain », et qui peut être considéré comme la capacité créative d’une société en constante évolution » (p. 169).

Leçon n° 2 : Imposer de haut une autonomie comptable qui contraigne chaque sous-unité à gérer elle-même les ajustements mutilants exigés sous la pression d’incitations étroitement financières. Christopher Newfield analyse quels effets pervers ont été induits durant les années 1990 par l’exigence imposée à chaque unité (faculté, département, laboratoire) – au nom de la RCM (Responsibility-Center Management) – d’équilibrer son budget, au lieu de considérer l’Université comme un ensemble de fonctions très diverses dont l’équilibre doit être global. Traduction française : LRU, où « L » vaut pour la liberté de gérer la pénurie . « La route de la RCM était pavée de bonnes intentions, et pouvait potentiellement instaurer davantage de clarté, de collaboration, voire de démocratie dans la fixation des priorités institutionnelles » (p. 168). Comme il l’affirmait déjà dans son livre antérieur, «  le management n’est ni bon ni mauvais en soi : tout dépend de savoir s’il reflète l’agency de ses membres ». La même chose est vraie de «  l’autonomie » : il y a quantité de décisions qui seraient beaucoup mieux prises entre collaborateurs locaux que par un bureaucrate parisien ou par les procédures kafkaïennes qui paralysent actuellement l’Université française . Dans les faits pourtant, l’expérience des universités publiques américaines montre que cette décentralisation a surtout contribué à «  abattre les pare-feu qui séparaient encore les dimensions éducatives et financières » des institutions. En réalité, ce qui détermine le plus le résultat de telles procédures, c’est le contexte qui accompagne et surdétermine la mise en œuvre de telles réformes, un « contexte dans lequel les missions non financières de l’institution se retrouvent toujours sur la défensive » (p. 169). Ce ne sont pas l’autonomie ni la décentralisation qui sont à craindre, mais les pressions générales de marchandisation comptable au sein desquelles elles se réalisent.

La détérioration des conditions d’enseignement

Leçon n° 3 : Généraliser un système d’emploi à double niveau, qui diminue le nombre des titulaires pour réduire les coûts en recourant davantage au précariat. Faute de pouvoir se livrer aux joies de la délocalisation, l’université gérée grâce à sa nouvelle responsabilité entrepreneuriale équilibre son budget en rendant permanents ses contractuels temporaires : « depuis 1970, la proportion des « permatemps » a doublé par rapport à celle des titularisés » (p. 20). Même si ces enseignants de seconde classe n’accomplissent pas leur tâche avec moins de talent ni de motivation que leurs collègues mieux lotis, la détérioration des conditions de travail leur interdit fréquemment toute possibilité de recherche.

Leçon n° 4 : Augmenter la taille des groupes au nom des impératifs de gestion rationnelle. L’une des rares choses qui se laissent quantifier de façon un peu objective dans une expérience d’enseignement étant le nombre de corps assis dans une salle de classe, la gestion entrepreneuriale va tendre à éliminer les cours suivis par un nombre « insuffisant » d’étudiants, et à surélever les plafonds des nombres d’inscrits par cours. « À l’occasion de la dernière vague de coupes budgétaires, le département d’économie d’un des campus de l’UC a relevé la taille maximum d’un « séminaire » de 15 à 50 étudiants, ce qui fait bon marché d’un concept destiné à encourager la participation des étudiants et leur apprentissage actif » (p. 193). C’est finalement sur ce plan (quantitatif) que se joue, à l’Université, la lutte des classes (au sens de class size) : lutter aujourd’hui pour l’abaissement de la taille de groupes d’enseignement en deçà de 20 étudiants est aussi important que l’était la lutte pour l’abaissement du temps de travail à l’âge du capitalisme industriel.

Leçon n° 5 : Mobiliser la capacité de travail des universitaires dans la rédaction de rapports administratifs chargés de justifier le travail qu’ils ont de moins en moins le temps d’accomplir effectivement. L’évolution de l’université de Californie indique que plus les politiques demandent des comptes aux universités, plus celles-ci mobilisent leurs ressources dans des tâches de comptabilité administrative, qui soustraient des emplois et des heures de travail aux activités de recherche et d’enseignement. Au lieu que les pressions de la surveillance n’accroissent l’efficacité du fonctionnement de l’institution, elles la diminuent. Durant les années 1990, les coûts administratifs ont augmenté même durant les périodes de coupes budgétaires. De 1975 à 1985, à l’échelle des USA, le nombre moyen des enseignants-chercheurs n’a augmenté que de 6 %, alors que celui des personnels administratifs augmentait de 60 % (p. 160). Un rapport d’expert relevait que, face à l’attitude inquisitoriale des autorités politiques, «  le résultat était davantage de paperasseries, davantage de rapports et, bien entendu, davantage de personnels, dont certains étaient chargés d’expliquer aux autorités pourquoi les coûts administratifs augmentaient à un rythme aussi alarmant » (p. 161).

La mal-mesure des humanités

Leçon n° 6 : Pousser les enseignants à mettre la charrue de la professionnalisation avant les bœufs de l’éducation. Un chapitre passionnant est consacré à la façon dont les départements de littérature – pourtant considérés comme des bastions de la résistance contre les attaques néoconservatrices – ont internalisé les exigences d’ajustement au marché qui constituaient le fer de lance des guerres culturelles. Dix ans avant que le candidat Sarkozy ne promette de mettre les diplômes (de Lettres) à hauteur des besoins « réels » du marché de l’emploi, les responsables de la Modern Language Association ont accepté des réductions dans leurs programmes de 3e cycle « là où un nombre important d’étudiants ne trouvait pas d’emploi dans les postes pour lesquels ils étaient formés ». Puisque cela était le cas même dans les départements les plus prestigieux de la profession, une telle attitude garantissait des coupes au niveau national dans le nombre d’étudiants formés. « […] Pour avoir internalisé sans le savoir la vision marchande promue par les guerres culturelles, les enseignants-chercheurs en littérature ont mené une guerre culturelle contre leur propre camp » (p. 147 et p. 158). Leur défaite tient à ce qu’en se pliant aux dictats du marché, ils n’ont digéré que la moitié de la leçon dont les vrais businessmen connaissaient les deux faces : l’autre moitié exige de « répondre aux environnements du « marché » en augmentant sa propre influence sur les décisions qui conditionnent la demande du marché. Cela impliquait d’apprendre comment gérer les marchés – comment découvrir des demandes cachées, comment créer de la demande pour des produits qu’on trouve importants, comment adapter le marché à notre output, comment subordonner les marchés aux besoins de nos consommateurs, ou à ceux de la société en général » (p. 150). Contre la fausse alternative qui obligerait à choisir entre la soumission suicidaire aux lois du marché (money) et l’impasse d’une aversion envers toute considération économique (love), Christopher Newfield propose aux littéraires de contre-attaquer pour imposer leurs propres mesures des bénéfices apportés par les humanités – ce qui ne manquera pas de montrer que l’éducation a une valeur sociale supérieure à celle de l’emploi sur lequel elle débouche (directement ou non).

Leçon n° 7 : Occulter par des artifices comptables les flux réels de financement entre les humanités et les sciences dures, pour obscurcir la valeur économique des études culturelles et mieux les marginaliser. En Californie comme en France, les démonteurs d’universités publiques martèlent le double dogme voulant que les grands projets scientifiques bénéficiant de financements extérieurs fassent gagner de l’argent à l’Université, tandis que les disciplines invendables, comme l’histoire de l’art et l’anthropologie culturelle, lui imposent des dépenses que rien ne vient combler de l’extérieur. En recalculant les effets de la « récupération des coûts indirects » impliqués dans un financement extérieur, Christopher Newfield montre qu’un tel discours, qui sert implicitement à discréditer les humanités et à réduire leur taille institutionnelle, renverse la réalité les flux financiers sur lesquels fonctionnent les grandes universités de recherche : « l’idée commune que les disciplines orientées vers le marché rapportent de l’argent, tandis que les disciplines socioculturelles en soustraient est fausse. Les humanités et les sciences sociales peuvent légitimement revendiquer une part plus large des ressources universitaires – même en termes purement marchands – en fonction des revenus qu’elles rapportent à travers leurs « clients » (les étudiants). Ainsi, les disciplines socioculturelles sont des contributrices directes à la base financière sur laquelle reposent la Recherche et Développement ainsi que le progrès technologique en général » (p. 219).

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