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Un coup de poignard dans le dos. Analyse du premier rapport d’étape du CDHSS, par Elie Haddad (CR CNRS) et Laurence Giavarini (Mcf, université de Bourgogne), pour SLU (7 février 2010)

jeudi 11 février 2010

Le 2 septembre 2009, Valérie Pécresse a mis en place le Conseil pour le Développement des Humanités et des Sciences Sociales composé de membres nommés qui ont pour mission
- « d’explorer "les enjeux de formation, de qualification et d’insertion des étudiants qui choisissent les filières des sciences humaines et sociales de nos universités"
- d’"engager une réflexion sur la structuration de notre potentiel de recherche dans le nouveau paysage français qui s’appuie désormais sur des universités autonomes, les Instituts du CNRS, le réseau des Maisons des Sciences de l’Homme et l’ensemble des établissements et des organismes parties prenantes dans la production scientifique de ces champs de la connaissance".
- de réfléchir aux spécificités de l’évaluation dans le domaine des sciences de l’homme et de la société.
- de "dégager les grands enjeux scientifiques qui animeront les sciences humaines et sociales françaises dans les années à venir » et « d’œuvrer au renforcement de notre exceptionnel potentiel de recherche." » (p. 7)

Le 14 janvier 2010, ce CDHSS a remis son premier rapport d’étape intitulé Pour des sciences humaines et sociales au cœur des universités. Ce rapport est divisé en quatre chapitres intitulés « Vers un enseignement plus généraliste dans les licences de sciences humaines et de sciences sociales », « Les Sciences de l’Homme et de la Société face à la mission d’orientation et d’insertion professionnelle des universités », « L’enseignant-chercheur en SHS : trouver le temps de la recherche » et enfin « Le dispositif institutionnel de la recherche en SHS : quelle coordination entre universités, organismes et agences ? ». Chacun de ces chapitres se clôt sur une série de recommandations. La conclusion ouvre sur des perspectives pour inscrire les SHS dans le cadre du Grand Emprunt.

Le rapport offre une façade mesurée et informée, loin des analyses et des déclarations à l’emporte-pièce que l’on a pu entendre depuis le début des réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche lancées par Valérie Pécresse sous la houlette de Nicolas Sarkozy. Il s’agit, pour le CDHSS, de se légitimer tant auprès de la communauté des universitaires et des chercheurs que des media et du ministère lui-même. Aussi le rapport est-il en apparence pleinement « dépolitisé », comme s’il ne s’inscrivait pas précisément dans une politique à laquelle ses auteurs adhèrent sans restriction, ce qui n’empêche pas évidemment quelques différends, soigneusement mis en valeur au cours du texte, sur les orientations spécifiques à suivre pour les SHS. Pour prendre la mesure de l’imposture qu’il y a là, il faut entrer dans le détail des oublis, des pétitions de principe et plus généralement de l’idéologie qui fondent ses analyses et ses propositions.

Le rapport présente comme point de départ de sa réflexion ce qu’il désigne comme une double angoisse : celle des étudiants de SHS quant à leurs débouchés professionnels, et celle des universitaires et des chercheurs concernant leurs conditions de travail et le sens de leur métier. Il y aurait là un paradoxe, compte tenu de l’importance accordée à la place des SHS dans le nouveau paysage de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

Le ton est ainsi donné d’emblée : il y aurait d’un côté le ressenti de ceux qui sont au quotidien dans les universités, de l’autre la réalité, que les membres du CDHSS – dont la grande majorité soit a entièrement déserté l’Université, soit y travaille dans des conditions particulièrement privilégiées –, connaissent bien entendu mieux que quiconque. Au nombre des évidences de cette « réalité » : l’avancée positive que constituent les réformes Pécresse.

Dès lors, le rapport peut bien insister sur la pluralité des opinions qui s’expriment au CDHSS, sur la liberté de discussion qui y a cours et sur sa volonté de recevoir des réactions de la part de la communauté universitaire, le cadre posé délimite étroitement l’espace de la réflexion. La volonté affirmée de toujours partir des attentes des étudiants sert surtout à répondre aux desiderata de la ministre et à justifier le bien-fondé des transformations engagées.

Les SHS selon le CDHSS : où est passée la critique ?

Pour les rédacteurs du rapport, la spécialisation disciplinaire, qui n’aurait existé historiquement que parce que les universités formaient les futurs enseignants du secondaire, est inadaptée à la grande diversification des missions de l’enseignement supérieur en SHS. Ainsi ces études ne seraient plus, « à strictement parler, professionnelles, puisque l’enseignement n’est plus le débouché professionnel de la majorité des diplômés » (p. 16). Comme les étudiants auront, suppose-t-on, nécessairement plusieurs métiers au cours de leur vie, il faudrait développer leurs capacités d’adaptation par la pluridisciplinarité : « Il n’y a pas de meilleur indice de leur aptitude à une formation professionnelle complémentaire rapide, en entreprise ou ailleurs, que leur curiosité, donc que leur absence d’enfermement disciplinaire. » (p. 18). Les métiers de l’enseignement seraient d’ailleurs eux-mêmes trop disciplinaires, contrairement à ce qui se passe en Allemagne où un enseignant du secondaire peut enseigner deux matières, avoir deux spécialisations. Un enseignement généraliste serait en outre plus adéquat au niveau très hétérogène des étudiants.

L’une des recommandations que le CDHSS tire de cette analyse est la nécessité de rétablir une première année de propédeutique à l’Université : « Il faut faire attention à la distinguer de l’idée de classes préparatoires en université ou du modèle des premiers cycles d’instituts d’études politiques. Dans ces deux types de formation, le niveau des étudiants, qui sont sélectionnés à l’entrée, est relativement homogène. Le public concerné par une année de propédeutique modernisée serait un public plus hétérogène, allant des étudiants concernés par une « remise à niveau » générale (et qui auront tendance à obtenir leur licence en quatre ans) aux bons étudiants qu’attirent les premiers cycles universitaires. » (p. 20). Mais il ne s’agit là que d’une piste possible parmi d’autres : le CDHSS encourage toutes les initiatives locales qui vont dans le sens d’un amoindrissement de l’enseignement d’une seule discipline en L, notamment dans le cadre du « Plan Licence » : « Un certain nombre d’initiatives ont été prises. Elles doivent, de notre point de vue être intensifiées. On assistera, dans les années qui viennent, à la mise en place d’une palette de formules. Il est d’ailleurs probable que les premiers cycles universitaires soient caractérisés, dans les années qui viennent, par la coexistence de formations différentes. » (p. 20-21).

L’objectif est d’aboutir à un enseignement à la carte, dans lequel le choix des étudiants serait guidé afin de conserver une cohérence des parcours, et à une offre diversifiée de formations « qui intègrent transmission des savoirs et acquisition des compétences » (p. 21).

Cette critique de l’enseignement disciplinaire repose sur des présupposés jamais explicités et un constat tronqué.

- Le constat : le CDHSS fait comme si l’insertion des diplômés de SHS dans le monde du travail était d’une faiblesse inquiétante. Or nombre de statistiques ont montré ces dernières années – plusieurs présidents d’université l’ont rappelé récemment – que ces diplômés ont un bon niveau d’intégration, qu’ils trouvent à s’employer dans des secteurs divers, et plutôt mieux que ceux venant d’autres filières.

- Le principal présupposé : l’enseignement d’une discipline sclérose la pensée et nuit à la capacité d’adaptation des étudiants. Faut-il rappeler qu’une véritable formation exigeante dans une discipline permet d’acquérir la rigueur intellectuelle et les capacités d’analyses et de synthèse que l’on mettra en œuvre dans des métiers différents ? Que, si l’enseignement généraliste ne s’accompagne pas de moyens considérables – avec une hausse importante du volume horaire en L, et des bourses et un encadrement en conséquence – il se réduira, comme c’est le cas actuellement, en un saupoudrage où, sous prétexte d’élargir les connaissances, on perd la notion même de ce qu’est un savoir ? Et qu’on détruira ainsi cette bonne intégration réelle, mais désormais menacée, des diplômés en SHS ? On ne voit pas en quoi l’enseignement disciplinaire ne formait pas ou ne pourrait pas former à la rigueur méthodologique, à l’interrogation sur l’utilité des sciences humaines, et à l’initiation à la recherche que les rédacteurs prétendent appeler de leurs vœux.

Plus encore, un tel projet d’enseignement généraliste est parfaitement contradictoire avec la formation à l’esprit de la recherche préconisée dès la première année par le rapport. Il n’est que de regarder ce qui se passe dans les classes préparatoires, dont il est probable qu’elles constituent pourtant l’un des modèles du CDHSS. Loin de former à la recherche, les enseignements dispensés y favorisent l’acquisition de connaissances sans mettre l’accent sur le caractère construit des savoirs appris, pourtant un des fondements de la recherche en SHS. Les types d’exercices requis pour l’évaluation de ces étudiants (dissertations, commentaires de textes) restent très éloignés de l’apprentissage des méthodes de la recherche. Comment pourrait-il en être autrement à l’Université, avec des moyens bien inférieurs à ceux des classes préparatoires ? Prendre ces dernières comme modèle pour la réforme du premier cycle est donc non seulement contradictoire avec l’un des objectifs affichés du CDHSS, mais en outre à mille lieues de toute considération réaliste sur les étudiants et le financement présent et à venir des universités.

Autre présupposé : le doute sur l’utilité des SHS serait lié à la massification de l’enseignement supérieur. Il faudrait donc convaincre les étudiants de la multiplicité des applications possibles des SHS. Tous les exemples donnés – gestion des ressources humaines, marketing, communication… – relèvent de l’instrumentalisation des outils développés par les SHS au service des pouvoirs (politiques, économiques) et de leur mise en œuvre à des fins de légitimation, voire de manipulation. La recherche présentée comme fondamentale est elle-même ramenée aux quelques poncifs désormais usés sur la compréhension des changements liés à la mondialisation, aux nanotechnologies, à l’environnement… On reste confondu devant la faiblesse du propos tenu par les personnalités distinguées de ce Conseil.

Dernier présupposé : pour le CDHSS, il est évident que les étudiants de Poitiers, de Marseille, de Lille, de Toulouse, de Strasbourg ou de Paris ne sont pas les mêmes, qu’ils ont des attentes différentes. Aussi faut-il, dans la logique de la soi-disant « autonomie » des universités, « encourager la diversité des pratiques au plus près des besoins des étudiants » (p. 29). Finissons-en donc avec les vieilles lunes des diplômes nationaux ! L’ambition déclarée de mettre les universités au niveau international dans le cadre de la « mondialisation » est inséparable, on le voit, d’un rétrécissement des horizons vers les enjeux et les besoins locaux, ce qui est un aspect essentiel de la création d’un « marché de la connaissance ».

Orientation, échec et « employabilité » : mais où sont passées les classes préparatoires ?

L’objectif de cette esquisse de réforme de la licence est, on l’a compris, de renforcer l’« employabilité » des étudiants de SHS. On ne s’étonnera pas outre mesure que ce terme ne soit ici ni défini, ni mis en perspective dans une réflexion sur l’emploi. Les auteurs du rapport prennent acte, certes, d’une inquiétude devant la possible dénaturation de la mission de production et de transmission du savoir qui est celle des universités, face à l’exigence qui leur est aujourd’hui imposée de conduire les étudiants dans le monde du travail. En réponse, ils rejettent la « professionnalisation » des contenus des enseignements et appellent à penser celle des « parcours », en axant ces derniers sur les « compétences » que donneraient les formations SHS et qui leur semblent pouvoir être valorisées sur le marché du travail.

Dès lors, la véritable question, soulevée par le rapport, devient celle de la bonne orientation des étudiants. Si la sélection à l’Université semble faire débat parmi les membres du CDHSS, ils se retrouvent sur cette idée qu’il faut avant tout résoudre les problèmes d’orientation. On peut s’accorder avec eux sur ce point. Mais comment est-il possible de penser la sélection, l’orientation et l’échec à l’Université, sans aborder une seule fois ce qui fait le cœur du système de l’enseignement supérieur en France : la dualité Grandes Ecoles/université et donc l’existence des classes préparatoires ? Jamais celles-ci ne sont mentionnées dans tout ce second chapitre du rapport ! Un pareil « oubli » ruine les analyses proposées.

Pour favoriser l’employabilité des étudiants, une seule solution, vieille lune ici présentée comme une nouveauté : rapprocher les entreprises et les universités. Ce qui ne peut s’entendre, comme toujours, qu’à rapprocher les universités des entreprises. Les filières universitaires sont opaques pour les entreprises ? On ne se demande pas si la personne interrogée (de Danone, en l’occurrence) est réellement compétente ou pas. On en conclut qu’il faut changer le contenu des filières, sans se poser la question par ailleurs de ce qu’il en sera de cette opacité lorsque les étudiants pourront vraiment choisir leurs enseignements « à la carte ».

La première recommandation du CDHSS est que les universitaires doivent s’engager pleinement dans le travail d’insertion des étudiants et que cette activité doit être reconnue dans leurs tâches. Que les enseignants-chercheurs ne soient pas formés dans ce domaine et qu’on puisse douter qu’ils remplacent efficacement les conseillers d’orientation quasiment supprimés des universités aujourd’hui, voilà qui ne gêne pas les membres du Conseil. Pas plus qu’ils ne rechignent à préconiser un travail supplémentaire écrasant pour leurs collègues, alors même qu’ils bénéficient tous de conditions de travail extrêmement favorables, ou qu’ils ont depuis longtemps abandonné toute recherche pour une carrière « administrative ».

Seconde et principale recommandation : développer les stages pour les étudiants afin de compenser leur absence d’expérience professionnelle et favoriser ainsi leur « employabilité » future, aussi bien après la licence qu’après un master. Jamais les rédacteurs du rapport ne se posent la question de savoir pourquoi les entreprises refusent d’assurer elles-mêmes la formation à leurs métiers propres et placent ainsi systématiquement les jeunes adultes dans le cercle vicieux de la nécessaire expérience professionnelle exigée. Ils évacuent aussi le fait que la plupart des étudiants travaillent pour financer leurs études, l’allongement de l’année universitaire étant terrible de ce point de vue, puisqu’il fortement réduit la possibilité de pourvoir à ce financement par les emplois d’été. Sans compter que nombre d’étudiants suivent déjà des stages, généralement sous-payés, ce que plusieurs enquêtes ont montré et dénoncé. Tout le discours du rapport consiste à faire porter la responsabilité de l’obtention d’un emploi sur les nouveaux diplômés. Les difficultés actuelles à trouver un travail ne seraient dues qu’au manque de capacité des diplômés en SHS à mettre en valeur leurs compétences, à leur « inadaptabilité » en un mot. Une fois ce point résolu, tout rentrera dans l’ordre, car il est bien connu que les structures du marché du travail et les structures économiques ne jouent aucun rôle dans l’articulation de l’université et du monde du travail. De ce point de vue, l’idéologie du rapport du CDHSS est pleinement libérale.

Les auteurs indiquent qu’il ne faut pas mettre en place de procédure uniforme : chaque université saura au mieux comment rapprocher les filières des SHS des entreprises. On comprend que ce qui est visé, c’est d’abord le bassin d’emploi régional de chaque université, sauf pour les principales qui pourront développer des coopérations avec les grandes entreprises : « Certaines universités auront intérêt, de par la prédominance des masters-recherche dans leur offre de formation, à coopérer avec de grandes entreprises qui cherchent à recruter des généralistes ; d’autres auront développé des licences et des master pros parce qu’elles visent le recrutement de leurs étudiants par les PME du bassin d’emploi environnant. » (p. 56). Le secteur privé verra sans doute d’un bon œil cette proposition de transférer tous les coûts de la formation des jeunes vers l’État et les universités autonomes. Le ministère ne pourra que se féliciter de ce soutien à sa politique de différenciation entre les universités « d’excellence » et les autres.

L’efficacité du dispositif pour combattre le chômage des diplômés SHS repose cependant sur un nouveau raccourci : croire que la « culture générale » demandée en entreprise serait la même chose que le savoir et la formation critique dispensés dans les cursus de SHS : « il se produit aujourd’hui une convergence réjouissante entre le souci de culture générale qui continue à animer les filières des sciences humaines et la préoccupation des entreprises de disposer d’esprits formés à cette culture générale. » (p. 57). Allégée et « pluridisciplinarisée », la formation reçue se rapprochera sans doute de cette « culture générale » si éloignée du savoir critique dont l’acquisition était l’objectif des enseignements des SHS. On peut douter qu’une telle formation réponde aux attentes des entreprises. Pour notre part, nous préfèrerions une autre convergence, qui verrait les entreprises se tourner vers des esprits formés à la critique et les considérer comme une richesse.

Reste, comme le disent les rédacteurs, que la recherche reste essentielle dans les missions du l’Université. Le taux de chômage des docteurs étant cependant trop important, le CDHSS préconise de réduire le nombre de doctorants par la sélection (p. 59). Le paradoxe est intéressant : la recherche est fondamentale, il faut donc en faire moins, ou la réserver à un plus petit nombre…

Et puis, quoique cette recherche soit essentielle, force est de reconnaître que les employeurs n’en ont strictement rien à faire (p. 61). La solution ? Développer la recherche en SHS dans les entreprises. Mais comme on ne saurait penser que ce sera une source de recrutements massifs, il faut inciter « les jeunes docteurs, à la création d’entreprises de conseil qui offriront leurs services de recherche aux entreprises sur des objectifs ciblés » (p. 62). Sans doute le CDHSS voit-il là une possibilité de création massive d’emplois…

Les rédacteurs préconisent en outre de favoriser la mobilité professionnelle (un membre du Medef se serait-il glissé dans le Conseil ?). Après avoir été moniteurs et travaillé à une thèse, obtenu un post-doc un an par ci, un an par là, les « jeunes » chercheurs en SHS ayant dépassé trente ans pourront ainsi montrer leur adaptabilité et expérimenter la précarité dans un autre secteur d’activité. Une fondation favorisant leur insertion pourra les y aider, et une charte de bonne conduite distribuera les bons points aux universités et aux entreprises qui auront de bonnes pratiques d’insertion des diplômés de SHS (p. 65).

La modulation de service à la baisse !

Si le lecteur du rapport a participé au mouvement universitaire du printemps 2009, il pensera sans doute que pour ses auteurs, tout allait bien à ce moment, merci. Ceux-ci admettent certes le malaise, fruit d’un « sentiment justifié ou non » (p. 68). L’impression des universitaires d’être maltraités, de voir leurs conditions de travail se dégrader et leurs tâches s’alourdir, ont conduit à des protestations « plus ou moins rationnelle[s] » (p. 69).

La situation n’est au fond, disent les auteurs, pas si dramatique que cela. L’ANR a selon eux permis d’accroître les moyens à disposition des chercheurs. Elle va cependant de pair avec une concurrence accrue entre eux, alors que la sous-administration des universités est une réalité. De ce fait, les tâches des enseignants-chercheurs sont lourdes et amenées à s’alourdir. Le sentiment d’accablement vient du fait que « beaucoup d’enseignants-chercheurs continuent à imaginer, comme cela était le cas il y a quelques décennies, pouvoir, ou devoir, tout mener de front : enseignement, soutien aux étudiants, administration, recherche » (p. 72). Cela n’est pas possible, aussi les universitaires doivent-ils, au cours de leur carrière, s’investir plus ou moins dans les différents aspects de leur métier, et il faut récompenser ceux qui participent aux tâches administratives, à l’insertion des étudiants et font la preuve de leur capacité à travailler en équipe. Miracle ! La loi Pécresse le permet : grâce à la modulation de service, ils pourront être récompensés de ces temps consacrés à la collectivité par une baisse de leur temps d’enseignement. Les auteurs plaident également pour des congés sabbatiques réguliers, comme cela se fait ailleurs, et pour une circulation plus importante des chercheurs et des enseignants-chercheurs entre l’enseignement et la recherche.

Cette partie, la plus courte du rapport, confond le lecteur par sa naïveté, sa suffisance, son mépris et son ignorance des réalités universitaires et des universitaires eux-mêmes. Elle propose peu de solutions, hors le vœu pieu que la concurrence entre chercheurs aille de pair avec une solidarité renforcée (« C’est à la fois dans les départements et dans les unités de recherche que devront émerger des solidarités renforcées entre collègues, avec une vraie alternance des tâches », p. 75), et que ce qui est réclamé depuis des années par les syndicats et les associations (congés sabbatiques réguliers, décharges de service) soit enfin entendu. Vœu qui fait fi des conditions concrètes du métier mises en place par les réformes de V. Pécresse.

Les règlements de compte des zélés sous-chefs de la réforme

La dernière partie du rapport passe de l’échelle individuelle à celle des institutions. De la même façon que précédemment, les auteurs affirment que la saine concurrence mise en place par les réformes pour favoriser « l’excellence » peut se conjuguer avec la concertation en vue d’une meilleure coordination des structures et des niveaux. L’enchevêtrement de ceux-ci rend plus difficile la tâche des directeurs d’unité, tiraillés entre les exigences contradictoires des différentes tutelles et institutions (p. 81-82). On notera que c’est ici le seul passage où l’expérience personnelle des membres du Conseil est sollicitée, et qu’il n’est plus dès lors question de « sentiments » ou d’« impression », mais de la description objective d’une réalité…

Le Conseil, dans la logique des réformes, défend l’idée qu’il faut soutenir l’ANR en matière de programmation, contre le rôle actuel du CNRS : « L’ANR est devenue un élément clé du système national de recherche et d’innovation dans la mise en œuvre de cette fonction de programmation. Elle concerne le court et le moyen terme. » (p. 97). Il va dans le sens du rapport d’Aubert demandant à restreindre à deux les tutelles d’une unité de recherche, la mise en concurrence des établissements posant des problèmes pour le fonctionnement partenarial de ces tutelles. Le CDHSS critique également la politique d’évaluation des unités faites par l’Institut SHS du CNRS sur des critères opaques et le déséquilibre que cela introduit par rapport aux universités et aux évaluations faites par l’AERES. Le CDHSS soutient cette dernière et critique le caractère unilatéral des décisions prises par l’InSHS et par la direction des partenariats concernant le devenir des UMR. Enfin le CDHSS critique le Comité national (CoNRS) à la fois dans son rôle d’évaluation des chercheurs et dans sa mission de prospective qu’il remplirait mal.

Il s’agit là d’une attaque en règle du CNRS dans les fonctions qu’il a réussi tant bien que mal à préserver jusqu’à présent, ce qui s’est en effet traduit par des tensions importantes entre les institutions en raison de la politique unilatérale de l’InSHS en matière de partenariat. Cela permet dans le même temps au CDHSS de remettre en cause le CoNRS, une des dernières instances représentatives – parce qu’en majorité composée d’élus universitaires et chercheurs – encore en fonctionnement dans le monde de la recherche. La guerre de tous contre tous organisée par la mise en concurrence des institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche radicalise ainsi les oppositions historiques contre le CNRS, de nouveau menacé dans son existence même, comme le souligne la récente déclaration du bureau du Conseil Scientifique de l’InSHS.

Les recommandations visent à prolonger les transformations engagées dans la logique de la loi LRU, et vont ainsi à l’encontre des prérogatives que l’InSHS est parvenu à conserver dans la tourmente, en tâchant de se montrer plus zélé réformateur que les universités. Le CDHSS invite d’abord les universités à développer leurs propres « labels d’excellence » pour leurs unités, notamment par l’intermédiaire des PRES, qui permettront de réduire l’importance accordée aux « désumrisations » (p. 93). Il réclame que le rôle de l’InSHS soit réduit aux niches scientifiques, aux laboratoires internationaux, à l’investissement dans les MSH, et que ses recrutements portent sur les domaines de recherche interdisciplinaire dans lesquels l’Université n’est pas encore assez présente. L’InSHS doit se transformer en « agence de moyens humains » (p. 94), sous la forme d’accueil de délégations pour quelques années et de mise à disposition de personnels compétents dans les unités. Les personnels ITA et chercheurs du CNRS apprécieront cet avenir radieux qu’on leur promet : « moyens humains », ils pourront se déplacer d’un laboratoire à un autre en fonction des besoins.

Enfin, pour couronner le nouvel édifice de la recherche en SHS qu’il appelle de ses vœux, le CDHSS prône la création d’une « Alliance nationale pour les SHS » (p. 98) aux côtés de celles déjà existantes, notamment dans les sciences de la vie. Elle serait chargée de coordonner les structures existantes afin d’assurer la programmation et la prospective de la recherche SHS, et de favoriser les synergies dans le nouvel environnement concurrentiel. Voilà de quoi liquider enfin le rôle d’opérateur que l’InSHS a réussi à conserver jusqu’à maintenant et en faire, comme le souhaitait le ministère il y a un an, une simple agence de moyens. On comprend les réactions furieuses de la direction de l’InSHS à ce rapport : ses efforts pour être le meilleur élève possible risquent de n’avoir servi à rien. Dans cette petite guerre des seconds couteaux, le ministère qui n’en demandait sans doute pas tant, va pouvoir jouer le rôle d’arbitre au mieux de ses intérêts.

Constatons donc que les membres du CDHSS ont pleinement intégré la logique de la LRU et du réformisme sarkozyste, jusque dans l’idéologie et le vocabulaire. Il n’est question dans ce chapitre que de « structures », de « performance », d’« opérativité », d’« excellence » : tout ce lexique techno-managérial fait passer au second plan la science et la recherche elles-mêmes, que le rapport ne conçoit que sous la coupe d’agences de financement composées de membres nommés, sans contrôle démocratique des pairs. Le financement sur projet est promu au détriment du financement du fonctionnement des équipes, malgré les effets néfastes maintes fois analysés sur le contenu de la recherche et sur les conditions dans lesquelles elle se fait : moins d’emplois pérennes administratifs ou techniques, plus de précarité pour les jeunes chercheurs, gaspillages, etc.

Le Grand Emprunt et le monde merveilleux du « paradigme numérique »

Tout au long du rapport, un silence, criant : celui qui porte sur les moyens et le personnel nécessaires pour mettre en œuvre ses recommandations, afin que celles-ci répondent réellement à l’ambition affichée du discours. En conclusion seulement, le rapport s’avise du problème des moyens. Encore cela ne prend-il la forme que d’une prière au gouvernement, pour que le Grand Emprunt prenne en compte les SHS. Mais une prière confiante, animée de la conviction que ce Grand Emprunt permettra de renforcer les recherches pluridisciplinaires, articulant notamment SHS et sciences de la vie, qu’il favorisera les regroupements, surtout en région parisienne (sic), qu’il conduira à la création d’une fondation pour l’insertion des jeunes diplômés, d’une autre pour le financement des IFRE (Instituts Français de Recherche à l’Etranger), qu’il mettra enfin à niveau les bibliothèques universitaires. Et enfin qu’il fera définitivement passer les SHS au « paradigme numérique » (p. 103). Le lecteur édifié peut achever sa lecture sur cet emploi parfaitement absurde de la notion de « paradigme ».

Ce point de vocabulaire n’est pas anecdotique. Les membres du CDHSS ont tous été officiellement choisis pour leurs compétences scientifiques. Or le rapport d’étape qu’ils livrent est d’une grande faiblesse du point de vue même de l’expertise : l’absence de mention des classes préparatoires dans la présentation de la sélection dans l’enseignement supérieur en est l’aspect le plus caricatural [1]. Mais on pourrait prendre bien d’autres exemples : la question des disciplines, à la fois modes de découpage des savoirs, de construction de la science et de transmission des connaissances, avec leur historicité propre, a fait l’objet de nombreux travaux des sciences sociales, tout comme l’interdisciplinarité ; des enquêtes ont été menées sur les étudiants qui abandonnent l’université avant d’avoir obtenu un diplôme. Rien de tout cela n’apparaît dans le rapport. Les « experts » nommés du CDHSS n’utilisent pas les outils des sciences sociales dans leurs analyses, ce qui les conduit à tomber dans nombre de lieux communs et à se contenter d’accompagner la réforme, en ce sens que, reprenant la litanie managériale qui lui sert de musique de fond, ils ne cherchent à influer sur elle que dans son cadre idéologique, qu’ils acceptent pleinement.

Allons plus loin : en laissant croire que leurs recommandations sont fondées scientifiquement, en objectivité, en faisant comme si les questions qu’ils abordent n’étaient pas l’objet de débats scientifiques et pouvaient ainsi motiver des décisions politiquement « neutres », les membres du CDHSS refusent le travail critique de la recherche en SHS. Se tenant soigneusement à l’extérieur du contexte politique qui est pourtant à son origine, le rapport ne fait état ni de la diminution du nombre d’enseignants-chercheurs et de chercheurs, ni de la montée de la précarité dans les universités, ni de l’absence totale de volonté du gouvernement de mettre fin au sous-encadrement de celles-ci, ni du manque d’aide réelle aux étudiants, ni des conséquences sur leurs formations et leurs conditions d’études. Ce rapport plane dans ces sphères supérieures si désirables où la réflexion pourrait enfin se délier de la politique. Il est par là même la négation en acte de l’activité des chercheurs en SHS. C’est pourquoi il doit être mis en cause là où il prétend intervenir – au niveau où, d’un geste désinvolte, l’« expertise » se débarrasse de la recherche. Ses auteurs cautionnent le dispositif ministériel qui utilise leur autorité scientifique pour légitimer les enjeux politiques motivant l’expertise, sans qu’ils aient eux-mêmes, pensent-ils, à les prendre en charge. Or, le coût de l’opération qui les a placés en position d’« experts » risque d’être, pour la communauté scientifique et les étudiants, considérable.

***

À l’heure où la lutte contre la réforme dite de la « masterisation » essaie de préserver une véritable formation disciplinaire et pratique des enseignants et de défendre leur statut de fonctionnaire, à l’heure où la réforme des lycées contribue à affaiblir encore davantage les savoirs disciplinaires et leurs approches critiques dans l’enseignement secondaire, à l’heure où les conséquences de la loi LRU commencent à se faire sentir, où le management a remplacé toute autre forme d’administration et de « gouvernement », invalidant a priori toute réflexion véritable concernant le devenir de l’Université, le premier rapport d’étape du CDHSS ne peut apparaître que comme un coup de poignard dans le dos de la communauté des enseignants-chercheurs et des chercheurs.

Un jour, peut-être, des historiens ou d’autres praticiens des sciences sociales permettront de comprendre comment des intellectuels, des universitaires et des chercheurs ont pu à ce point, pour certains sans l’assumer ou même sans s’en apercevoir, adhérer à l’idéologie sarkozyste, et comment ils ont pu par là même renoncer, dans l’analyse de leur propre société, à ce qui fait le fondement scientifique de leurs disciplines : l’exercice de la réflexion critique. Encore faudra-t-il pour cela que les réformes qu’ils auront contribué à mettre en place n’aient pas détruit ce fondement, et les SHS avec.