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Une armée industrieuse de réserve - Jacques Broda, professeur de sociologie, L’Humanité, 21 mars 2009

lundi 23 mars 2009, par Laurence

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Qu’est-ce que la condition sociale de l’étudiant aujourd’hui ?

Selon une enquête réalisée par le CROUS (Marseille), 25 % des étudiants n’ont pas 100 euros par mois pour manger, en France plus de 100 000 vivent en dessous du seuil de pauvreté, le Secours populaire collecte dans les restaurants universitaires, distribue des colis alimentaires… Depuis dix ans, nous assistons à une paupérisation, prolétarisation accrue des étudiants. Véritable « armée industrieuse de réserve », ils prennent la crise de plein fouet. Leur avenir incertain ne justifie en rien les sacrifices inouïs auxquels ils consentent ; leur proposer de s’endetter pour s’en sortir, selon le modèle subprime, est un scandale.

Main-d’oeuvre juvénile, souvent soumise, ils se plient aux conditions des stages non rémunérés, aux petits boulots payés au lance-pierres, travail au noir compris. Depuis novembre 2008, à Marseille, l’intérim est divisé par deux, les travailleurs précaires dont nombre d’étudiants n’ont plus de ressources pour vivre. Pour autant, la conscience de classe se développe-t-elle ? On le sait, la précarité est un obstacle à la lutte et à la conscience. Marginalisé, fragilisé, le travailleur pauvre ou l’étudiant pauvre y regardent à deux fois avant de s’engager. La conquête des droits se pose souvent comme opposée à la survie, quand demain est absolument incertain. Tout faux pas, tout risque, le ticket de bus, de métro, de resto U est compté, et parfois on hésite, on a peur, on se désolidarise ; d’autres fois on fait le pas, on s’engage, la peur de perdre le semestre, et donc la bourse.

Le travail, le travail salarié, la moitié d’entre eux connaissent depuis très jeunes. Certaines filles aident aux tâches ménagères depuis l’âge de six ans ; véritables mères de substitution, elles prennent à bras-le-corps la famille.

À huit ans, des fils accompagnent leurs mères faire les ménages, les pères sur les chantiers. Pour trois sous, ils sacrifient une adolescence volée…

Puis, vient le temps de l’exploitation légale des Quick, McDo, péages d’autoroute, l’intérim à décrasser la cale des navires… Paradoxalement, s’ils dénoncent les conditions de travail, les étudiants ne remettent pas en cause l’exploitation comme forme générale et générique, ils ont le sentiment qu’ils ne font que passer : ils subissent, ils enchaînent, ils n’ont pas le choix. Ils prennent rarement contact avec les syndicats, quand ils existent. Très peu d’entre eux sont syndicalisés dans les organisations étudiantes (UNEF, UEC, SUD).

Hiatus profond, l’individualisme et le fatalisme ont fait des ravages sur plusieurs générations, laissant aujourd’hui de nombreux jeunes en panne d’inventivité révolutionnaire. Il ne suffit pas de s’opposer (CPE, LRU) pour être une force transformatrice, créatrice de nouveaux rapports sociaux, d’une radicalité qui fait largement défaut, quant à remettre en cause la toute-puissance financière, celle qui précisément fait de vous une armée industrieuse de réserve. La situation est encore plus complexe au sein des rapports sociaux qui nouent l’université et dans lesquels les étudiants sont pris, dans l’espoir d’un diplôme ouvrant sur un emploi ! Ici encore, la responsabilité des pouvoirs est masquée, l’incapacité intériorisée, en termes d’orientation, d’incompétence, de trop peu d’expérience, comme si le but de l’accumulation capitaliste était la création d’emplois, stables, durables !

L’université vit cette contradiction d’une manière paradoxale, à vouloir lui faire intérioriser la norme capitaliste, y compris dans la pensée du travail universitaire, tous ne voient pas que les étudiants sont pris dans une double injonction à se soumettre tout en espérant. La nouvelle armée industrieuse de réserve, dont on utilise les muscles, les nerfs, les cerveaux, l’espoir, doit prendre conscience de son rôle et de sa puissance. La puissance à penser, inventer, se révolter, s’organiser, s’allier. Ici, la conscience de classe pourrait venir de l’intérieur : chaque étudiant s’autorise à renouer avec son origine, son origine de classe, sociale, populaire. Nous sommes tous des enfants d’immigrés, qui devraient lutter aux côtés des sans-papiers !

Le moment est venu des convergences autour d’un projet politique fort. La jeunesse, les étudiants jouent un rôle majeur, ils ne sont pas une force d’appoint, ils sont l’énergie du futur. Il ne suffit pas de défiler, crier sa révolte ; lui donner une forme, un contenu, un projet autour de la gratuité des études, de l’allocation d’autonomie, de la démocratie économique, est urgent. La convergence des intellectuels, des couches dites populaires, des armées industrielles et industrieuses de réserve, risque alors de frapper fort l’éclosion du printemps.

Jacques Broda est professeur de sociologie à l’Université de la Méditerranée