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Esprit français, es-tu là ?, par Xavier Darcos, "Le Monde", Opinions, 18 mars 2009

mercredi 18 mars 2009, par Laurence

Pour lire cet article sur le site du MONDE | 18.03.09 | 14h13

Parmi les grandes démocraties contemporaines, la France occupe, historiquement, une place particulière, parce qu’elle a toujours accordé au savoir et aux idées une prééminence dans la conduite du débat public et, partant, de l’action politique.

Et lorsque les intellectuels semblent moins s’exprimer, on leur fait reproche de leurs "salves de silence". On y voit une sorte de trahison ou de manquement. Car cette vigilance de l’esprit constitue un utile contre-pouvoir, une force dialectique, un stimulant. Cette singularité est un atout dans une société soumise au rythme de l’information immédiate et éphémère, dans laquelle tout se perd et tout se vaut.

Cet usage résulte, comme chacun sait, de la figure française de "l’auteur engagé". Depuis Voltaire, au moins, il s’identifie à une résistance face à l’institution, même si de grands esprits et des plumes alertes ont aussi pu accompagner les ambitions de la nation, tels les poètes de la Pléiade contribuant à l’unification linguistique et politique du royaume de France sous François Ier.

Mais cette vision émane aussi de notre héritage positiviste, qui a scellé une alliance du monde intellectuel et du monde politique, en fondant le progrès social sur les avancées de la science et de la vérité critique. C’est à cette longue tradition que se référait Nicolas Sarkozy en rappelant, au cours de sa campagne présidentielle, qu’il n’y a pas de projet politique sans véritable projet scolaire - entendez par là, sans revenir aux racines mêmes du projet républicain qui a voulu fonder le pacte social sur le partage du savoir, sur l’accès aux monuments de la culture et de la pensée. Tout honnête homme, quelle que soit son appartenance politique, désire l’avènement d’une société éclairée où progressent pour tous les valeurs de liberté et de justice.

D’où vient alors ce soupçon perpétuel qui pèse sur nos gouvernements, quelles que soient leur appartenance et les mesures qu’ils adoptent ? Le voici qui se réanime bruyamment, oscillant entre le procès en illégitimité et l’accusation de vouloir bâillonner culture et libre pensée.

Comment expliquer que dans un pays qui a magnifié à ce point l’usage de la raison ou l’examen des preuves, le rationnel semble exilé du débat public, tandis que la rumeur, l’outrance, la théorie du complot ou le déni de vérité s’instillent jusque dans les sphères les plus éclairées du monde intellectuel ? La dérive n’est pas inusitée, certes. Montaigne voyait déjà dans la "passion du courroux" un puissant ennemi du dialogue raisonnable, vouant à l’échec la cause de la vérité : "Il n’est passion qui ébranle tant la sincérité des jugements que la colère." Je m’étonne : par paradoxe, cet excès de passion semble désormais le premier argument de ceux qui entendent défendre les intérêts de la raison.

Cette tendance imprécatrice blesse l’intelligence. Elle me choque : non seulement parce qu’elle peut émaner de personnalités que j’admire et auprès desquelles j’ai appris et travaillé ; mais aussi parce qu’elle encourage le monde du savoir dans une défiance explicite, voire obligée, à l’égard du politique, au risque d’une rupture entre ces deux alliés du projet républicain.

Lorsqu’on laisse utiliser le sceau et la typographie officielle de la Sorbonne pour publier des tracts parodiques appelant au procès du président de la République, ce n’est pas seulement la représentation du peuple que l’on bafoue : ce sont aussi les efforts et le mérite de tous ceux qui ont obtenu leur doctorat frappé de ce même sceau que l’on déprécie. Affaiblir le pouvoir, galvauder l’image du savoir, ridiculiser ses espèces, c’est faire la part belle à tous les populismes, voire aux obscurantismes qui rêvent toujours de couper durablement la politique de l’esprit.

Personne n’a intérêt à encourager cette dérive. Personne n’en sortira gagnant. Et surtout, personne ne peut en justifier les vrais ressorts, qui sont le dévoiement de la fonction critique de l’intellectuel, au profit d’intérêts partisans ou caricaturaux. Il suffit, pour s’en convaincre, de fréquenter certains blogs ou certains forums dans lesquels les exposés les plus brillants sont parfois consacrés aux arguties de thèses les plus insensées, assorties de procès en sorcellerie ad hominem.

Là n’est pas l’exigence de l’esprit d’examen et de la rigueur morale qui ont fait le prestige de notre tradition intellectuelle - et, même, je le reconnais, sa précellence sur un personnel politique soumis aux aléas de l’opinion et aux contraintes du transitoire.

Comme ministre, mais aussi comme professeur, je crois que nous devons sortir le débat d’idées de ce registre polémique, sophistiqué et agressif, dans lequel il est actuellement tenté de s’enfermer. Les politiques ne sont pas les ennemis du savoir - surtout pas ceux de cette majorité qui a fait de l’université et de la recherche une priorité.

Dans un monde où les valeurs matérielles et vénales basculent sous leur propre échec, les intellectuels vont, une fois encore, se trouver aux avant-postes pour inventer une autre utopie sociale. Nous avons soif de leurs clartés, d’autant que nous n’avons d’autre moteur du progrès que la connaissance. L’affaire ne se clive pas entre les bons (la gauche) et les méchants (la droite).

Cette supputation est inféconde. Elle donne un exemple désastreux à notre jeunesse, en privilégiant la querelle ou le préjugé plutôt que la controverse argumentée. De quelque côté que nous nous trouvions, nous pouvons disputer et penser des convergences utiles.

Bref, et si on retrouvait cette forme de l’excellence de l’esprit français, "l’art de conférer" ?

Xavier Darcos est membre de l’Institut, ministre de l’éducation nationale.