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Un monde où les professeurs d’anglais ne connaîtront rien à Shakespeare - Médiapart, 4 mars 2009

jeudi 5 mars 2009, par Laurence

La réforme en cours de la formation des enseignants du primaire et du secondaire met en pièce ce qui fait l’excellence de notre système universitaire. Par Pierre Dubois, professeur à l’université de Tours, Nathalie Vienne-Guerrin, professeur à Montpellier 3, Sarah Hatchuel, professeur à l’université du Havre.

Imaginez un monde où les professeurs d’anglais de vos enfants ne connaîtront rien à Shakespeare.
Imaginez un monde où les professeurs d’histoire-géographie de vos enfants sauront tout juste ce que le livre scolaire de chez Hachette leur a appris. Imaginez un monde où les professeurs de mathématiques ne pourront résoudre les problèmes qu’ils donneront à leurs élèves sans le livre du maître parce qu’ils n’auront pas un niveau suffisant dans leur discipline.

Inimaginable, et pourtant voilà ce que le gouvernement voudrait que les universités françaises acceptent sans broncher, en imposant ce qu’il appelle une « réforme » des concours.

L’une des missions de l’université est de former les enseignants des collèges et lycées en les préparant aux concours de recrutement des enseignants du secondaire. Dans le système actuel, après avoir obtenu une licence, l’étudiant se destinant au métier d’enseignant passe une année à préparer le concours du CAPES et, s’il l’obtient, devient fonctionnaire stagiaire, rémunéré par un salaire fixe de 1300 euros par mois. Il enseigne alors quelques heures en collège/lycée (stage en responsabilité) tout en suivant une formation professionnelle en alternance au sein d’un IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres).

Les concours fournissent le socle de connaissances et de compétences essentiel à la formation et à l’éducation de tous, au plus haut niveau et à l’échelle nationale. Les concours sont les garants d’un recrutement équitable et durable sur tout le territoire français. Les concours permettent de préserver, d’enrichir et de faire vivre les patrimoines culturels, grâce à des programmes précis, fixés chaque année, couvrant un vaste champ disciplinaire et garantissant une connaissance intime des sujets.

Or, voilà que le Ministre de l’Education nationale et le Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, soucieux de promouvoir l’« excellence », s’accordent pour mettre en pièces ce qui fait précisément l’excellence de notre système.

Que l’on en juge.

Un étudiant qui aspire à devenir enseignant devra, après sa Licence, s’inscrire en Master, une formation sur deux ans où on lui demandera de se former à la recherche (rédaction d’un mémoire), de préparer un concours et de faire des stages dans le secondaire. Dans ce dispositif, il est clair que soit le mémoire de recherche sera sacrifié, soit le concours sera vidé de tout contenu exigeant. Quant à l’année de stage rémunéré et de formation en alternance, elle disparaît totalement.

En première année de Master, l’étudiant devra effectuer des semaines de stages « passifs » dans des collèges/lycées en simple observateur. Un temps précieux qu’il ne passera pas à étudier les matières de sa discipline. En deuxième année, il passera les épreuves du concours et effectuera des stages « actifs » devant des classes en collège, rémunéré 3000 euros pour 108h de cours maximum. Or, les rectorats ont déjà affirmé qu’ils ne pouvaient garantir un nombre de stages suffisants pour que chaque étudiant préparant les concours puisse avoir une expérience en collège ou lycée. S’il obtient le concours et le Master, le nouvel enseignant sera immédiatement propulsé devant les élèves des collèges, sans année de stage rémunéré, sans formation en alternance, avec un service complet à effectuer au même titre que les enseignants chevronnés.

Il est aisé de comprendre les risques que fait peser un tel système sur l’Education Nationale.

1- Un bataillon d’étudiants « reçus » au Master d’enseignement mais « collés » au concours, pourront être recrutés comme vacataires, au coup par coup, pour quelques heures de remplacement dans les collèges et lycées, sans obtenir un poste stable de fonctionnaire, sans congés payés, sans perspective d’avenir. Dans ce système, il sera également possible, à terme, de dissocier la réussite au concours de l’obtention d’un poste de titulaire ou bien de faciliter la suppression pure et simple des concours. Les étudiants « mastérisés » iront frapper aux portes des établissements, espérant être embauchés en CDD, voire en CDI s’ils ont de la chance, mais certainement pas comme fonctionnaire d’Etat.

2- Les concours sont vidés de leur contenu disciplinaire, notamment pour permettre aux étudiants de les préparer tout en rédigeant des mémoires de Master et en effectuant des stages. Il n’y a plus de programme précis. Les étudiants seront interrogés sur « les programmes des collèges et lycées » et sur le « système éducatif » en général. Au lieu de prouver leur capacité à réfléchir et leurs connaissances disciplinaires, les étudiants devront avant tout montrer qu’il sauront obéir à leur hiérarchie.

Sous prétexte de revaloriser le salaire des jeunes enseignants (puisqu’ils seront recrutés à BAC+5), le gouvernement souhaite avant tout réduire le nombre de fonctionnaires et créer une main d’oeuvre qui pourra être recrutée en CDD par les collèges/lycées et qui menacera, à terme, le statut de toute une profession. Dans l’urgence et sans concertation aucune avec les universitaires et les enseignants, le gouvernement impose en force une « réforme » qui va attaquer de plein fouet le service public d’Education Nationale.

Résumons : les nouveaux enseignants seront non seulement moins bien formés mais aussi précarisés.

Exemple concret des conséquences aberrantes d’un tel projet : Shakespeare ne sera plus étudié au CAPES d’anglais, puisque Shakespeare ne figure pas au programme d’anglais des collèges et lycées. Si Shakespeare est enseigné dans le secondaire, c’est bien souvent en cours de français. Cela veut-il dire que seuls les étudiants se préparant au métier de prof de français auront l’honneur et le plaisir d’étudier le monument de la culture anglaise ?
Le Ministère répond que le Barde pourra toujours être enseigné au sein des Masters. Mais tout dépendra des Masters mis en place dans chaque université. Bienvenue au règne de l’arbitraire et du localisme et à la fin de l’idéal républicain dans notre pays.

Les conséquences sur la recherche seront tragiques. De nombreux étudiants font de la recherche après avoir étudié une œuvre ou une question au concours qui les a passionnés. Avec des programmes non définis et généralistes, les vocations risquent de ne plus être au rendez-vous. Qui voudra tenter un Master Recherche alors qu’un Master Enseignement préparera à un emploi éventuel ? Qui voudra tenter sa chance à l’agrégation (où les postes sont en si petit nombre) si les programmes sont totalement dissociés des programmes du CAPES ?

Les « réformes » signent ni plus ni moins la mort des disciplines à l’université, tout particulièrement dans les établissements de province.

Les Licences de langues n’auront plus de raison de proposer aux étudiants l’étude de la littérature du XVIème siècle, par exemple, si cette dernière n’est plus au programme des concours. L’Université deviendra un lycée-bis, où l’on répétera les programmes des collèges et lycées afin de préparer les étudiants à enseigner les programmes des collèges et lycées. La boucle stérile sera bouclée. La production de nouveaux savoirs sera terminée.

Le formatage va remplacer la formation. La précarisation va remplacer la sérénité et la liberté (de parole, de pensée) qu’apporte un emploi stable.

Il ne s’agira plus dorénavant de former les futurs enseignants à des disciplines exigeantes et à l’exercice de leurs facultés critiques. Il est question ici de formater des personnels dociles, rompus aux arcanes des règles internes de l’Éducation nationale, en lieu et place de spécialistes compétents dans leur champ d’étude.

Est-ce en réduisant la connaissance approfondie des matières enseignées que l’on armera les futurs maîtres à mieux gérer et animer leurs classes ? Comment les élèves pourraient-ils respecter des enseignants qui n’auraient pas toute confiance dans leurs compétences disciplinaires ?

Ce qui se joue est d’une importance cruciale. Il y va à la fois des cursus de formation universitaire et de l’avenir même de la qualité de l’enseignement secondaire. Si ces mesures sont mises en application, les professeurs de demain en seront réduits à n’avoir pour seul guide dans leur matière que le « livre du maître », dont ils ne pourront ni mesurer la pertinence, ni se défaire, puisqu’ils n’auront pas les compétences nécessaires pour le juger de façon critique.

Depuis plusieurs mois, face à cette entreprise de démolition, un nombre sans cesse croissant de professeurs et de maîtres de conférences, de départements universitaires, de conseils d’administration d’universités, de sociétés savantes et professionnelles, dénoncent ce projet avec véhémence.

Nombre d’universitaires en appellent à la société civile et à toutes les forces du savoir, de la culture et de l’intelligence pour qu’un sursaut citoyen ait lieu dans ce pays avant qu’il ne soit trop tard. Ils demandent un sursaut de conscience, un sursaut citoyen, pour que cette réforme inacceptable soit rejetée et qu’une véritable discussion s’engage entre le ministère et les universités pour élaborer un projet cohérent de modernisation des concours de recrutement.

Pierre Dubois, professeur à l’université de Tours

Nathalie Vienne-Guerrin, professeur à Montpellier 3

Sarah Hatchuel, professeur à l’université du Havre

Tout citoyen peut aller signer l’appel du 8 novembre à l’adresse suivante :
http://www.appeldu8novembre.fr