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"Nous contestons la nomination de M. Bauer", par Michel Lallement, Christine Lazerges et Philip Milburn (Le Monde, 11 février 2009)

dimanche 15 février 2009, par yann

Alain Bauer vient d’être proposé par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche pour occuper, au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), la première chaire de criminologie de France. Loin du principe d’autonomie tant vanté pour réformer les universités, cette procédure dérogatoire, propre au CNAM, permet au ministre de tutelle de créer une nouvelle chaire ex nihilo et de proposer le nom de son premier titulaire.

Dans ce cas, point de concours ouvert, comme dans la procédure ordinaire de recrutement des professeurs titulaires de chaire. Dans un tel scénario, impossible qui plus est d’accepter la création de la chaire sans accueillir en même temps son premier titulaire imposé par le fait du prince. Voilà qui suscite un vaste émoi dans les milieux professionnels et académiques.

La création de la chaire est liée à un objectif précis : créer et faire exister institutionnellement en France, à l’équivalent de ce que l’on peut trouver à l’étranger, un champ de savoirs et de pratiques épars et peu organisé. A l’heure actuelle, la criminologie est enseignée aux marges de certaines disciplines académiques comme le droit. Elle n’est pas étrangère non plus aux travaux menés par les sociologues. Il n’est donc pas insensé d’oeuvrer à la reconnaissance et à la structuration d’un espace qui peine à exister.

Mais certainement pas en créant, de façon abrupte et non négociée, une chaire taillée sur mesure ! L’histoire des sciences nous a appris qu’une discipline n’acquiert de crédibilité qu’à la seule condition que son objet soit discuté et stabilisé, et qu’une communauté de pairs s’investisse dans le projet et le reconnaisse comme légitime. La science n’est pas une affaire d’opportunité politique. Valider sans aucune forme de procès la création d’une chaire au CNAM, lieu de formation et de diffusion des normes professionnelles par excellence, c’est donc avant tout desservir la criminologie française pour de longues années et discréditer toutes celles et tous ceux qui, à un titre ou un autre, oeuvrent dans son champ.

Le projet de création pose d’autant plus problème que le titulaire proposé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche souffre d’un fort déficit de légitimité auprès des milieux scientifiques. La faiblesse de ses travaux est patente. C’est peu dire en réalité. Les publications signées par M. Bauer sont contestées par tous les spécialistes reconnus, psychiatres, psychologues, juristes et sociologues de la déviance et des questions pénales. La liste des critiques est saisissante.

Interprétation fantaisiste, voire tendancieuse, des statistiques ; méthodologie faible, sinon inexistante ; conception limitée et absolument pas consensuelle du champ pertinent de la criminologie ; souci explicite de travailler avant tout en tant que criminologue en faveur de la stigmatisation et de la dénonciation... Voilà qui fait beaucoup pour un "spécialiste" à qui il reviendrait de structurer la criminologie française et de porter haut ses couleurs à l’échelle internationale.

A l’heure où les universités et le monde de la recherche vivent une mue douloureuse, nous n’avons décidément pas besoin d’une telle manière de procéder. Dans tous les domaines, y compris celui des sciences de l’homme et de la société, les normes du savoir et de la formation n’ont pas à être définies de façon unilatérale, en imposant au statut de professeur d’une institution plus que bicentenaire des personnes aussi contestées sur le plan scientifique. Telle est une condition fondamentale pour que l’excellence scientifique, la formation de qualité et l’autonomie des enseignants et des chercheurs ne soient pas de simples exigences de pacotille.

Michel Lallement est professeur du CNAM, titulaire de la chaire de sociologie du travail ;
Christine Lazerges est professeur de droit à l’université de Paris-I - Panthéon-Sorbonne ;
Philip Milburn est professeur de sociologie à l’université de Versailles - Saint-Quentin.