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La loi LRU, l’enseignement supérieur et les études littéraires

à l’initiative d’enseignants du département de lettres de l’Université de Rennes 2

vendredi 14 décembre 2007, par Laurence

[|Au lecteur bénévole concerné par l’avenir de l’Université|]

Maintenant que les cours ont repris à l’université de Rennes 2, il est grand temps de développer une analyse critique et argumentée de la loi LRU ("Liberté et Responsabilité des Universités"), en accord avec le mouvement de protestation qui grossit dans la communauté universitaire partout en France. Dans notre université comme dans d’autres, la polémique sur le blocage, largement relayée par les médias, a trop longtemps permis d’occulter le problème de fond. Il s’agit maintenant de montrer comment, dans le domaine des lettres qui occupe prioritairement les signataires de ce texte, et plus généralement dans celui des sciences humaines, cette loi met en question la mission d’enseignement et de recherche qui est celle de l’Université, et comment elle fait l’impasse sur l’utilité des savoirs fondamentaux.

1- Une autonomie en trompe l’œil : la mise sous tutelle de l’Université

Le discours gouvernemental nous assure que la loi LRU vise à garantir aux universités une "autonomie" qui doit être le gage de leur "excellence", celle des formations qu’elles dispensent et celle des travaux que produisent leurs chercheurs. Les moyens pour réaliser ces objectifs ne laissent toutefois pas de surprendre. Qu’évoque en effet la notion d’"autonomie" quand on l’emploie à propos de l’Université ? Depuis la réforme de Humboldt, au début du XIXe siècle, elle est le fondement du système d’enseignement supérieur allemand. Elle justifie également l’academic freedom en vigueur dans les universités américaines qu’on nous propose toujours en modèle. La notion se définit alors comme l’indépendance du travail intellectuel par rapport aux pressions économiques, politiques ou religieuses du moment, condition d’une recherche et d’un enseignement sans entraves et véritablement novateurs. Or, quelle autonomie nous propose-t-on ?

Les mesures prévues définissent les conditions dans lesquelles les universités pourront recevoir d’autres financements que ceux que lui alloue l’Etat (fondation, dons de particuliers ou d’entreprises entraînant des crédits d’impôts…) et elles augmentent considérablement les pouvoirs du président d’université, bien au-delà des compétences nouvelles requises pour gérer ces nouveaux financements. Cet accroissement de pouvoir s’effectue au détriment de la mission pédagogique et scientifique qui incombe à l’Université. Prenons deux exemples :

• La composition du Conseil d’Administration (l’organe de décision suprême de l’université, qui élit notamment le président) est modifiée (art. 7). D’une part, le nombre de ses membres est réduit de moitié, et d’autre part le nombre de représentants des étudiants et du personnel, élus par les catégories concernées, baisse. La proportion des personnalités extérieures à l’établissement, nommées par le président, augmente en revanche. La démocratie universitaire subit donc un grave revers, puisque le président est élu par moins de personnes, et que les décisions seront prises par un organe moins représentatif des acteurs même de l’Université. Curieuse autonomie qui affaiblit le pouvoir d’une communauté de se donner des règles et qui accroît l’autorité personnelle du président…

• Les modalités du recrutement des nouveaux enseignants-chercheurs sont modifiées. Le choix incombait jusqu’à présent à une commission de spécialistes, composée d’enseignants chercheurs appartenant à la discipline concernée ou à une discipline voisine, issus principalement, mais pas exclusivement, du département recruteur. Le recrutement était donc du ressort des équipes elles-mêmes, qui avaient une voix prépondérante dans la définition des directions de leur développement. Ces commissions disparaissent, et sont remplacées par un comité de sélection, dont les membres sont "proposés par le président et nommés par le conseil d’Administration" (art 25). Par ailleurs, le président dispose d’un droit de veto sur les recrutements, sous condition d’un avis motivé (art. 6), et les autres fonctions des anciennes commissions de spécialistes sont transférées au Conseil d’administration (art. 8). Le choix des nouveaux enseignants-chercheurs est désormais dans les mains du président, qui peut ainsi décider du développement des équipes pédagogiques et scientifiques.

La conclusion s’impose : la loi LRU vise à affaiblir la part des exigences spécifiques de l’enseignement et de la recherche, puisque les enseignants-chercheurs et les étudiants ont moins de possibilité de faire entendre leur voix. Comment prétendre alors que cette loi donne l’autonomie aux universités ? Qu’elle renforce leur indépendance intellectuelle ? En augmentant le pouvoir du président, en le concentrant dans les mains d’une seule personne, on facilite le clientélisme et le jeu des pressions politiques ou économiques (nous y revenons) contre lesquelles une vraie loi d’autonomie devrait garantir le travail intellectuel. Le ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur abandonne bien une partie de l’autorité qui était jusqu’à présent la sienne, mais cette délégation de pouvoir ne mérite pas le nom d’autonomie. C’est une forme d’ironie que de baptiser ainsi une hyperprésidence locale. La recherche et l’enseignement ont tout à perdre à cette mise sous tutelle.


2- Une excellence pour peu : une mauvaise réponse à la crise de l’Université

La loi LRU étend aussi le pouvoir du CA et du président en matière de gestion du personnel et de salaire ; et comme dans le même temps, elle les soumet à des contraintes budgétaires rigoureuses, on risque d’assister très vite à une dégradation du statut des personnels, à une baisse du niveau de l’enseignement et à une restriction de l’offre de formation. Si la loi vise à instaurer des formations d’excellence, il s’agit alors d’une excellence pour peu (peu d’étudiants, peu d’universités, peu de départements). C’est un dispositif qui sape l’idéal d’un service public universitaire de qualité ouvert à tous. Sans doute l’organisation actuelle de l’enseignement supérieur répond-elle mal à cette ambition, mais il existe de meilleurs moyens de restaurer un édifice chancelant que de tout mettre par terre.

L’état définira le budget qu’il alloue à chaque université pour une période de quatre ans en prévoyant le plafond maximal des sommes consacrées aux salaires des personnels (art. 18). Une partie de cette somme peut être employée pour subvenir au frais de fonctionnement ou d’investissement de l’établissement, mais la réciproque n’est pas vraie. Le traitement des personnels résultera du partage de cette masse salariale déterminée à l’avance, susceptible de se restreindre, mais pas d’augmenter. Nous ne développerons pas ici les risques évidents que ces mesures font peser sur les salaires et les statuts des personnels (notamment en cas de mauvaise gestion, car la loi va jusqu’à envisager le cas où une université ferait faillite) : tenons-nous en à leur incidence prévisible sur la qualité de l’enseignement et de la recherche. Pour gérer cette masse salariale, le président dispose de deux outils :

• Le CA qui définit l’équilibre entre les charges d’enseignement, de recherche et d’administration au sein du service dû par les enseignants chercheurs (art. 19).

• Le président voit élargir ses possibilités d’engager tous types de contractuels, pour une durée limitée ou non (art. L 954-3 ajouté au code de l’Education).

Il est notoire que l’augmentation considérable du nombre d’étudiants en lettres et sciences humaines au cours des dernières décennies a entraîné un manque criant d’encadrement. Comment le président pourra-t-il y faire face avec un budget limité ? Ou bien en augmentant les obligations de service dues à l’enseignement (au détriment de la recherche), ou bien en engageant par contrat des enseignants non-chercheurs, à qui on peut demander un service d’enseignement plus lourd. Que les enseignants voient s’alourdir leur charge d’enseignement ou qu’ils soient moins qualifiés, la qualité de leur cours s’en ressentira. La qualité de recherche aussi, puisqu’on leur marchandera le temps qu’ils peuvent y consacrer.

Cette situation sera du moins celle des présidents qui choisissent de conserver une offre de formation large, mais la loi LRU confère au CA le pouvoir de répartir les emplois alloués par le ministère (art 7, 5°). Si le président doit gérer la pénurie, il pourra orienter ses moyens vers quelques départements qu’il souhaite promouvoir, et qui se développeront aux dépens des autres. Cette logique de concurrence entre les départements d’un même établissement jouera aussi entre les universités. L’article 20 prévoit en effet que les établissements d’enseignement supérieur "rendent publiques des statistiques comportant des indicateurs de réussite aux examens et aux diplômes, de poursuite d’études et d’insertion professionnelles des étudiants" (art. 20). Cette mesure signe le renoncement à porter tous les établissements à un même niveau de qualité. Le législateur fait plus que constater une disparité : il la perpétue et l’aggrave, puisque les budgets des universités seront accordés en fonction de ces statistiques. Il s’agit de créer des pôles d’excellence en organisant une concurrence ravageuse, et non une saine émulation : il ne s’agit pas d’être le meilleur, mais d’étouffer son voisin.
La loi va donc modifier en profondeur le paysage universitaire français. A côté d’universités de proximité, accueillant un grand nombre d’étudiants, avec des enseignants mal payés et surchargés, se développeront des départements d’excellence, offrant une formation de qualité dans des domaines spécialisés, nécessairement réservés à un petit nombre d’étudiants. L’Université souffrait jusqu’alors de la concurrence des grandes écoles, filières d’excellence richement dotées : la loi LRU transporte ce partage inégalitaire à l’intérieur même de l’Université. C’est une manière de modeler l’université française sur le modèle américain, toujours invoqué en raison des performances de ses universités les plus prestigieuses (payantes) ; mais ses adorateurs veulent oublier qu’il n’y pas que Berkeley aux Etats-Unis, et que la majorité des universités américaines sont obscures, accueillant les étudiants de l’état et dispensant un enseignement qui ne dépasse guère celui de nos lycées. C’est bien un tel système à deux vitesses que la loi LRU prépare.

3- Formations professionnelles et formations polyvalentes

Pour faire vivre leur établissement, les présidents d’universités pourront aussi se tourner vers les entreprises de leur "bassin d’emploi", et développer les filières professionnalisantes. Cet objectif caractérise l’esprit de la loi LRU. Dès l’article premier, on voit apparaître "l’orientation et l’insertion professionnelle" parmi les nouvelles "missions du service public de l’enseignement supérieur" ; l’article 21 crée un "bureau d’aide à l’insertion professionnelle" dans chaque université et l’article 20 prévoit, nous l’avons vu, que chaque établissement publie ses statistiques en matière d’insertion professionnelle. Il est bien entendu légitime de développer les formations professionnalisantes, pourvu qu’elles viennent en plus, et non pas à la place, des autres, comme ce sera immanquablement le cas avec la loi LRU. Qui paiera en effet pour les formations de lettres, d’histoire de l’art, d’histoire, et plus généralement de sciences humaines ? Compter sur le mécénat des entreprises est, au moins, aléatoire. Compter sur l’Etat aussi : on se souvient des déclarations de Nicolas Sarkozy contre les études littéraires lors de la campagne électorale pour les élections présidentielles, ou de celles, plus récentes, de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui voulait faire rimer humanités et employabilité.

Il faut donc rappeler l’utilité sociale, civique et professionnelle, des études littéraires. Commençons par clarifier la distinction entre les formations professionnelles et les autres. Signe de l’incompréhension que ces dernières suscitent souvent : il n’existe pas de formule usuelle pour les désigner de manière satisfaisante et on laisse croire qu’elles ne préparent pas à la vie active en les opposant aux formations professionnelles. Nous les baptiserons donc les "formations libérales", par allusion aux "arts libéraux" de l’Antiquité tardive et du Moyen-Age, ces disciplines dont l’exercice est digne d’un homme libre. Ces arts s’opposaient aux arts mécaniques, qui poursuivaient une finalité pratique et pécuniaire, si bien que l’étude des arts libéraux était réservée à des personnes qui n’avaient pas besoin de gagner leur vie.

Toutefois, c’est la grandeur de la démocratie que de rendre les disciplines libérales modernes accessibles à tous par le moyen de l’enseignement supérieur. L’Université vise à dispenser à chacun un savoir élevé, indépendant des applications pratiques immédiates et des enjeux politiques du moment. Elle contribue ainsi à la formation de citoyens éclairés. Ne confondons pas ce recul et cette distance critique avec du détachement ou du désintérêt pour la réalité : il faut en finir avec ce lieu commun qui oppose le savoir et la vie. Le savant vivrait dans sa bulle tandis que l’ouvrier ou le chef d’entreprise seraient dans la vie. Tous travaillent, tous ont des problèmes d’emploi, de salaire, de retraite, mais l’un produit des outils intellectuels d’analyse que les autres peuvent utiliser. Par exemple, un étudiant en lettres acquiert une capacité d’analyse et de production des discours, qui lui permet à la fois de démonter les pièges de la fausse parole et de concevoir un discours plus véridique ou plus efficace, double compétence dont les usages possibles dans les domaines personnel, politique, social ou professionnel sont évidents : elle peut trouver des applications dans l’enseignement, le journalisme, l’édition, la culture, et même dans des métiers qui ne sont pas liés aux lettres.

Cette participation critique et éclairée à la vie de la cité se traduit aussi par la capacité de mettre en perspective les faits et les événements contemporains, et par conséquent de leur donner un sens. Nous construisons le passé en fonction de la manière dont nous concevons notre présent, et inversement. Toutes les époques ne s’intéressent pas aux mêmes faits historiques ou aux mêmes courants littéraires ou artistiques ; telle œuvre qui paraît aujourd’hui essentielle était hier méconnue ou incomprise, et inversement. Les hommes politiques le savent bien, qui, au gré des coups médiatiques qu’ils veulent produire, émaillent leur discours de références historiques ou littéraires plus ou moins inattendues. Ces remarques ne valent pas seulement pour une compréhension du présent : ce va-et-vient entre le présent et le passé, entre un fait et le cadre dans lequel il s’inscrit, définit en fait la condition de toute analyse intelligente d’une situation, historique, personnelle ou professionnelle. Cette capacité à inscrire un fait dans son contexte, à le faire varier en l’inscrivant dans de nouvelles perspectives est la condition de toute compréhension comme de toute élaboration de solutions nouvelles à un problème donné.

Dès lors, il est absurde de considérer que les études libérales ne favorisent pas l’insertion professionnelle des étudiants, puisqu’elles forment ceux qui s’y consacrent, et leur confèrent une compétence personnelle polyvalente, susceptible d’être employée avec profit dans des professions diverses. Elles se distinguent en cela des formations dites "professionnelles", qui préparent à un métier spécifique. On entend de plus en plus souvent des chefs d’entreprise déclarer qu’ils préfèrent employer des personnes à la tête bien faite plutôt que bien pleine, qu’ils préfèrent en un mot un étudiant sortant d’une filière polyvalente à un ingénieur, ayant reçu une formation professionnelle spécifique. Le second est immédiatement opérationnel, mais éprouve des difficultés à s’adapter à des conditions de travail autres que celles pour lesquelles il a été préparé, alors que le premier a certes besoin d’être formé par l’entreprise pour le travail spécifique qu’il va exercer, mais il démontre alors des capacités d’invention, d’adaptation et d’encadrement bien supérieures.

La loi LRU est donc pernicieuse, et non pour telle ou telle mesure en particulier, mais en raison des effets qu’entraîne la conjonction de toutes les dispositions qu’elle prévoit. Nous demandons qu’elle ne soit pas appliquée avant que des garanties aient été prises, en concertation avec tous les acteurs de l’Université, pour que soient respectés :

• la démocratie universitaire et la représentation des intérêts de l’enseignement et de la recherche

• le statut des personnels et l’équilibre entre leurs obligations d’enseignement et de recherche

• le maintien d’une offre de disciplines variée et de qualité sur l’ensemble du territoire, et en particulier le maintien de l’offre en lettres et en sciences humaines.

L’enjeu est pour l’heure de sensibiliser l’opinion publique : n’hésitez pas à diffuser ce texte et ses arguments ; parlez en ; écrivez à votre député, aux journaux… ; dans la perspective des élections à venir (dans l’université ou en dehors), demandez aux candidats de prendre position sur ces questions. L’avenir de l’enseignement supérieur est une cause publique : il ne doit pas être décidé sans que ses enjeux aient été explicités.

Texte élaboré par (dans l’ordre alphabétique) : Aurélie Adler, Jean Alaux, Monique Bouquet, Emmanuel Buron, Marie-Armelle Camussi-Ni, Edoardo Costadura, Sandra Cureau, Denis Hüe, Bruno Méniel, Steve Murphy, Charline Pluvinet ;

et approuvé par (dans l’orde d’arrivée des signatures, au 14/12/ 2007) : Mathieu Plas, Stéphane Dorothée-Théodose, Isabelle Brouard-Arends, Jean-Michel Fontanier, Catherine Daniel, Sophie Van der Meeren, Solenn Dupas, Françoise Morzadec, Fabienne Pomel, Emmanuel Bouju, Bruno Blanckeman, Daniel Riou, Cécile Corbel-Morana, Laurence Bougault, Yolaine Parisot,

Tous enseignants du département de lettres de l’Université de Rennes 2.