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"Des choses qui n’existent pas" article du Canard Enchaîné

Mercredi 12 décembre

jeudi 13 décembre 2007, par Laurence

Des choses qui n’existent pas

AVEZ-VOUS entendu parler de Pierre ? C’est un lycéen de Nantes. Il a 17
ans. Voilà deux semaines, le mardi 27 novembre, il est allé manifester
contre la réforme sarkozyste de l’université. Il se trouvait sur les
pelouses du rectorat, avec un bon millier de manifestants, quand les CRS
et les flics sont, arrivés, et ont chargé. Brutalement. En tirant au
Flash-bail. Pierre a reçu une balle dans l’œil. Transporté en urgence à
l’hôpital. Dès le lendemain, le préfet se sentait en mesure d’affirmer
aux journalistes que le diagnostic était « plutôt rassurant ». Ce préfet
est formidable. Il est plus rapide que les médecins du CHU. Lesquels,
deux jours plus tard, estimaient le pronostic « incertain » et
relevaient un « potentiel de risque de perte complète de la fonction
visuelle » : « Des complications peuvent-survenir (décollement de la
rétine, glaucome post-traumatique). » A l’heure qu’il est, Pierre est
sorti de l’hôpital. Il a 23 jours d’ITT. Et le pronostic est toujours
incertain.

Alors, aviez-vous entendu parler de Pierre ? Les médias ont été d’une
discrétion de violette à son sujet. Après tout, un gamin qui risque de
perdre un œil, ça n’est guère une information. Il n’avait qu’à pas. Il
ne nous intéresse pas. Les seules victimes dignes d’attention sont
celles auxquelles s’intéresse l’omniprésident Sarkozy.

Savez-vous qu’à Nantes, le jeudi 29, près de quatre mille jeunes ont
manifesté pour protester contre les violences policières, et notamment
celle-là ? Il semblerait que tout le monde ne trouve pas parfaitement
normal le fait que le droit de manifester s’accompagne désormais du
droit à avoir un œil en moins. Mais qu’est-ce que quatre mille personnes
 ? Dans les médias nationaux, rien ou presque. Savez-vous qu’en fin de
semaine dernière 30 universités françaises étaient encore bloquées ? 31
selon SUD-étudiants, entre 13 et 17 selon les anti-bloqueurs de « Libère
ta fac »... Et que 41 lycées l’étaient aussi ? Là encore, les médias ont
été d’une discrétion remarquable. Après tout, les principaux syndicats
lycéens et étudiants Fidl, UNL et Unef ne soutiennent plus le mouvement,
donc la ministre Pécresse a gagné, donc les blocages n’ont plus lieu
d’être, donc c’est comme s’ils n’existaient pas, donc ils n’existent pas
 : pourquoi parler de choses qui n’existent pas ?

Pour être informé du fait que les facs françaises bougent, qu’elles
bruissent encore de débats, d’assemblées générales, de manifs, de
grèves, il n’y avait, ces derniers quinze jours, qu’un seul recours :
les sites Internet du réseau Indymedia, à Paris, Lille, Nantes,
Grenoble, Toulouse, Saint-Etienne, Clermont-Ferrand, ou Rebellyon à
Lyon, Bellaciao à Paris, etc. Le tout formant une sorte de vaste place
publique où claquent au vent les dazibaos, vivante, engagée, subjective,
alimentée par des militants (donc pas forcément fiable : il faut
recouper), avec tracts, vidéos, photos, appels à manifester, agit-prop,
agendas, etc. Oui, c’est sur ce média alternatif, multiforme ouvert et
bordélique qu’on pouvait (et qu’on peut toujours) s’en apercevoir,
tellement il déborde de contributions ces jours-ci : la loi Pécresse,
même assaisonnée de quelques milliards, ne fait toujours pas
l’unanimité. Une info à transmettre à TF1...

Jean-Luc Porquet